lundi 15 décembre 2008

Marcel WANETCH ou le désespoir Par Sophie V

1 – Le cauchemar


La vitesse les grisait, ils riaient. Les filles à l’arrière étaient silencieuses, nerveuses, mais les garçons insouciants et heureux. Soudain la voiture se met à partir de travers, à faire des zigzags, et rouler sur ce qui semble être d’énormes pierres. Un pneu éclate. A l’intérieur, les passagers sont secoués comme des olives et glaçons dans un shaker. Les hurlements des filles s’élèvent dans l’habitacle soudain devenu étroit… « Freine, vas-y freiiine ! » « J’peux pas, ça répond pas ! » « Merde mais on est où ? » « AAAAHH !!! » « NOOON !!! »

Sur ces hurlements, je me réveille en sursaut, le corps en nage, les muscles tendus, la mâchoire crispée. J’essaie de retrouver mon souffle, figé pendant quelques secondes. Seule ma poitrine se soulevant et s’abaissant au rythme des battements de mon cœur trahit mon état de perturbation. Ce n’était qu’un cauchemar, encore ce maudit cauchemar. L’heure sur la montre autour de mon poignet, cadeau de feu mon oncle Wathë que je ne quitte jamais, me donne 4h14. Mes démons s’accrochent. Jamais je ne m’en débarrasserai, de cela j’en suis certain. J’ai même fini par accepter cette fatalité. Mais l’accepter et vivre avec sont deux choses bien différentes.

Ma chambre, petite et peu fournie, avec sa fenêtre donnant sur la montagne, est un deuxième moi-même. Un corps avec une coquille en béton fermée sur elle-même. La seule fenêtre, comme l’œil du cyclope, donne à son porteur un semblant de vision vers l’extérieur. Mon regard est désormais plus porté vers l’intérieur, dans mon petit monde, depuis que ma belle et tendre Antoinette a quitté ce monde par ma faute. Que de souvenirs, que de ressassements et de tortures inimaginables sur ma conscience !

Je ne peux ôter de ma tête endolorie par la souffrance et la culpabilité cette dernière image que j’ai de ma petite Toinette coincée dans la tôle froissée, et de Maryline, sa sœur, non plus. Si seulement je n’avais pas insisté pour qu’elle m’accompagne, rien de cela ne serait arrivé. Maryline ne serait pas tétraplégique et Antoinette serait encore parmi les vivants. J’ai brisé une famille et, avec elle, mon propre cœur.

Ce maudit jour se déroule dans ma tête comme un film d’horreur, une projection en boucle qui ne s’arrêtera jamais.



2 – Le film



Lui et Antoinette s’étaient retrouvés après les cours comme a l’accoutumée et Maryline, qui, ce jour là avait fini plus tôt, les accompagna. Ils aimaient bien se rendre au parc non loin du lycée pour passer du temps ensemble, échanger des idées, parler de leur futur, se retrouver loin de tous les autres élèves avant le repas du soir. Ce jeudi soir là, Emile, Pierre et lui avaient prévu de « boire un coup » comme ils avaient coutume de la faire chaque vendredi avant de se séparer le week end, histoire de se défouler de la semaine, une semaine qui avait été particulièrement pénible pour Marcel suite à la colle que lui avait donnée le professeur de biologie à cause d’un devoir non rendu.

- Non je ne veux pas venir avec vous. Vous allez boire et fumer et il se fera tard. On n’a pas le droit de sortir la nuit, tu le sais bien.
- Mais non t’inquiètes, je le fais tout le temps et tu vois, il ne m’est rien arrivé.
- Non, c’est trop dangereux. Il y a eu trop d’accidents dus à l’alcool.
- Mais allez Toinette, viens. J’ai tellement envie de partager ça avec toi et puis, tu verras, c’est trop cool.

Il avait réussi à la persuader. Antoinette avait fini par céder et embarqua sa sœur de 2 ans sa cadette.

Une fois le diner terminé, ils sortirent discrètement, car les sorties en semaine sont strictement interdites la nuit. Emile les avait emmenés dans sa 206. Ils avaient trouvé un coin tranquille pour boire et fumer. Ils ne choisissaient jamais les mêmes endroits afin de ne pas attirer l’attention des « poulets ». L’argent n’était pas un problème pour Emile car il était receleur de cannabis. Grâce à cet argent, il pouvait s’acheter de quoi boire pour ses potes et lui.
Après avoir débattu sur le professeur le plus ringard à leurs yeux, ils s’étaient mis à chanter joyeusement. Marcel était heureux car sa dulcinée était avec lui, il en était fier. Il leur avait proposé un verre et un « bonbon », un terme entre eux pour désigner le cannabis. Devant leur refus, il n’avait pas insisté. Il était trop dans son trip pour voir qu’Antoinette n’était pas très à l’aise, et sa sœur non plus.

Ensuite, le black-out total, plus de souvenirs de cette nuit avant l’accident.

Quand il revint à lui, une violente douleur le saisit à la nuque. Ce fut en voyant Antoinette inerte et coincée dans la tôle du véhicule qu’il prit conscience que quelque chose de grave était arrivé. Son esprit confus se remémora des secousses qu’ils ont subies et de la panique qui les a saisis, puis le vide. Depuis combien de temps étaient-ils là ? Il n’en savait rien. Il essaya de se dégager, mais son corps entier lui fit mal. Avec peine, il ouvrit la portière et en sortit. La nuit était noire. La seule source de lumière provenait de la lune décroissante. Emile à son tour bougea. Il eut plus de mal à s’extraire de la 206 qui ne ressemblait plus qu’à un bloc de tôle froissé contre un arbre. Le côté droit de la voiture avait dû percuter le fossé et la 206 avait dû faire quelques tonneaux avant d’être arrêtée par cet arbre.

- Emile, ça va ?
- Oui je crois…Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Antoinette et les autres ont l’air mal !
- Bordel ! Qu’est-ce qu’on a fait?
- Viens m’aider plutôt à les sortir de là.

Ils firent le tour du véhicule, impossible de faire quoi que ce soit pour la portière arrière car celle-ci était bel et bien coincée. Ils essayèrent tant bien que mal d’ouvrir la portière avant, mais ils durent s’avouer vaincus.
Marcel réalisa enfin qu’il fallait appeler les secours. Heureusement qu’Emile avait un portable.

- On doit appeler les secours…
- Non mais t’es fou ? On va se faire choper et moi je risque la taule !
- Attends, mais on n’va pas les laisser comme ça ? Tu vois pas qu’ils sont coincés et que nous ne pouvons rien faire ?

Emile dut accepter. En attendant les secours, Marcel faisait les cent pas, s’approchait des victimes, leur parlait. Seul Pierre poussait quelques gémissements car, à l’arrière, les filles étaient inconscientes. Marcel leur parlait tout de même, promettant à Antoinette qu’il ne referait plus jamais cela, et que, quand elle irait mieux, ils se consacreraient à obtenir leur BAC et tous les deux pourraient continuer des études communes ou complémentaires et monteraient un projet ensemble.

Au bout d’un moment qui lui parut une éternité, des phares apparurent. Un fourgon de la gendarmerie arriva. Ils étaient trois. Ils commencèrent à leur poser des questions tout en inspectant la voiture. L’un d’eux fit une grimace en voyant les blessés. Une ambulance arriva, suivie d’un camion de pompiers. Tout se passa très vite. Ils furent écartés du véhicule. Pompiers et infirmiers s’affairaient autour des victimes. Il avait fallu scier l’arrière de la voiture, extraire les deux jeunes filles. Marcel était fou d’inquiétude. Il se demandait ce qu’il allait dire à leurs parents respectifs?

Au bout d’une heure un quart, on leur annonça qu’Antoinette était morte et que les deux autres passagers étaient grièvement blessés. Il fallait les emmener d’urgence à l’hôpital Gaston-Bourret. Quant à eux deux, on allait les emmener à l’hôpital de Poindimié pour un contrôle de routine. Il voulait voir Antoinette une dernière fois mais les hommes en blouses blanches avaient déjà fermé la portière de l’ambulance.


3 – Histoires d’Amour



Au loin les oiseaux chantent, me tirant de ces souvenirs douloureux.
Aujourd’hui, à 20 ans, je n’ai que le BEPA (Brevet d’Etudes Professionnelles et Agricoles) en poche, je n’ai plus Antoinette mais que des regrets. Cette culpabilité qui me ronge jour et nuit fait désormais partie de moi. Je m’en veux. Je méprise mes trop nombreuses faiblesses. Comment en suis-je arrivé là et pourquoi ? Dans des moments de lucidité, je comprends bien que c’est trop tard, que ce qui est fait ne peut être défait mais cette question éternelle me taraude. Cela va faire deux ans qu’Antoinette est partie, et son visage, ses gestes, ses paroles, sa voix continuent à hanter mes pensées comme si c’était hier. Et ce flux de souvenirs ne fait qu’attiser ma culpabilité, ma peine…

Une vie ratée, c’est tout…Je suis un mec qui vit une vie ratée !

Une enfance somme toute banale, une famille modeste à cheval entre des traditions en perdition et la modernité, une mère qui essaie de faire de son mieux avec les moyens du bord, un père très absent et sans autorité. Heureusement qu’il y a eu tonton Wathë, le mari de tante Marie Réséda, petite sœur de papa, qui a été un vrai père, même plus qu’un père. Un mentor, un modèle, un copain.

L’école primaire à la tribu, le collège à Poya et le lycée à Pouembout, rien d’extraordinaire ! De nature réservée et timide, je n’ai jamais entretenu de liens avec les autres camarades de classe.

Une première expérience sexuelle sur le tard, vers 16 ans. J’étais en première année de BEPA et Leïla Nagato en dernière année au lycée. Un teint chocolat au lait, des cheveux lisses et noirs, des yeux noirs légèrement bridés, des pommettes saillantes et des lèvres pulpeuses avec un petit grain de beauté au-dessus de la commissure gauche : une vraie Déesse orientale. Son ambition est d’être vétérinaire. Je l’imagine bien dans ce métier car c’est une fille vraiment très chouette. Humble et généreuse, douce et délicate, malgré une histoire familiale douloureuse.
Son arrière-grand père s’est installé sur le territoire au début du siècle. Un entrepreneur bosseur, marié avec une fille de Ponérihouen. Ils ont eu des enfants. Pendant la 2ème guerre mondiale, en 1941, quand les japonais ont attaqué Pearl Harbour, tous les japonais du territoire ont été considérés comme ennemis, puis déportés dans les camps en Australie, leurs biens mis sous séquestre et mis aux enchères. Un décret a été signé pour leur interdire le retour sur le territoire, sûrement une influence des personnes ayant récupéré leurs biens. Après la guerre, tous ont été renvoyés au Japon. Le grand-père de Leïla avait à peine deux ans quand son père a dû quitter sa famille. Ils ne l’ont jamais revu. Une famille brisée par la guerre, spoliée par la convoitise de certains, rejetée par son propre peuple, car les nippo-kanak n’étaient considérés ni comme kanak, ni comme français ou japonais.
Leïla parle peu de ses origines car le sujet reste assez tabou et, pour sa famille, la plaie est encore béante.
Notre histoire s’est terminée en même temps que son cursus au lycée. De toute manière, je m’y attendais.

Cette expérience m’a préparé à ce qui allait arriver. Après de nombreuses expériences sans suite, je rencontre Antoinette un an plus tard. Nous suivions les mêmes cours. Elle n’est pas ce que je qualifierai de belle physiquement, légèrement dodue, de taille moyenne, un look plutôt insignifiant. Une fille d’une extrême gentillesse et très attentionnée, avec un cœur gros comme la terre. De nature assez timide, je n’ai pas eu le courage de demander des clarifications supplémentaires au prof de bio. Antoinette a su me comprendre sans que je n’aie eu à m’exprimer. Ça a été comme cela pour tout. Une complicité s’est peu à peu installée entre nous. Les trois mois précédant notre rencontre, notre amitié s’est muée en amour, grandissant jour après jour. Jamais je ne me suis senti aussi proche d’une fille. Avec elle, tout m’était possible. J’ai même réussi à vaincre mon handicap majeur : ma timidité. Il y a des relations où l’on ne se pose pas de questions, on sait qu’on a trouvé chaussure à son pied. Malgré notre jeune âge, nous avions des projets communs et nous savions où nous allions.

Mais c’était sans tenir compte des événements de la vie.

En mai 2006, mon monde a basculé après le décès de mon oncle Wathë, mort suite à une violente crise d’asthme. Il a laissé un grand vide dans ma vie, que même Antoinette ne pouvait combler.



4 – Vénération


Oncle Wathë était un fervent marcheur, et la forêt, sa deuxième maison. Depuis des générations, son clan cultive la terre et ne lui prend que ce qui lui est nécessaire afin d’éviter le « déséquilibre naturel » disait-il. La connaissance des plantes et de ses vertus se passe oralement de génération en génération. Marié par les deux familles, dès leur adolescence, à tante Réséda, la sœur benjamine de mon père, ils ont appris à s’apprécier mutuellement avec le temps. Ne pouvant pas avoir d’enfants, Wathë m’a pris sous sa coupe. Traditionnellement, dans les familles kanak, le père d’un enfant a la responsabilité de le mettre au monde et c’est l’oncle maternel qui est chargé de son éducation et de sa protection. Mais cela n’a pas été le cas pour moi car maman n’a pas de frère.
Je me rappelle ces mercredis après-midi et les weekends, passés à courir derrière oncle Wathë, à le suivre partout où il allait comme une ombre : dans la forêt, dans les montagnes, à la rivière, dans les champs. Oncle Wathë n’était pas comme les autres. Il respectait ce que la nature nous offre, et surtout pensait à « ceux qui vont vivre après lui ». Il croyait aussi à la vie après la mort, et disait : « Si je prends tout maintenant, il ne restera plus rien quand je reviendrai plus tard ».

Dans la famille au sein de la tribu, nous vivions au rythme du cycle végétatif de l’igname. Entre août et septembre ou d’octobre à novembre, selon les variétés : la mise en terre, et de juin à juillet, la récolte. Oncle Wathë ne ratait jamais une occasion de m’emmener avec lui au jardin, où il m’enseignait les rudiments de la culture de cette tubercule ainsi que les espèces et variétés comestibles ou non. Mon oncle me racontait les cérémonies qui se faisaient autour de la récolte. C’est une tradition qui se fait de moins en moins. Moi-même je n’ai pas eu l’occasion d’assister à ces rites. Ces cérémonies sont si spéciales que, pour y assister, il fallait jurer de ne jamais en parler à qui que ce soit en dehors du clan.

Nous habitions dans la même « case » familiale, ma famille, tante Réséda et oncle Wathë. Ma sœur, de 2 ans ma cadette, est plus proche de ses parents biologiques que moi. En fait, on l’appelle case par habitude, mais c’est plus une maison en parpaings. Comme tous les garçons, je recherchais un modèle. Mon père étant rouleur sur les mines de Népoui, et rarement présent, je n’ai donc pas eu d’autres choix que de prendre exemple sur oncle Wathë. Chose que je ne regrette pas. J’ai hélas hérité du côté « effacé » de mon père. Sur un an, il passe environ trois mois en famille. Il est bien plus proche de ses collègues que de sa femme. Pour la petite histoire, il n’a pas choisi sa femme, c’est sa famille qui l’a choisie. Le peu de temps qu’il passe à la maison - si on peut appeler cela sa maison - il ne manifeste aucune autorité, même sur ma sœur. La tradition lui va si bien !

Oncle Wathë a toujours été là pour moi. Pour les moindres soucis, à la moindre détresse, il était présent. Je lui confiais tout ce qui me passait par le cœur ou par la tête. Il était aussi le seul à me comprendre.
Au collège à Poya, j’étais demi-pensionnaire. Le bus venait me chercher chaque matin et me ramenait tous les soirs à la tribu. Oncle Wathë ne pouvait pas trop m’aider pour mes devoirs, mais de temps en temps, demandait à la maîtresse de la tribu de me suivre. Je me rappelle aussi du nombre de fois où je me suis réveillé en pleine nuit. Il a toujours été là. Il aimait aussi me raconter des légendes kanak, c’est une vraie source d’information. J’aimerais un jour retransmettre tout cet enseignement à mes propres enfants, mais hélas, cela n’aura jamais lieu, car je n’imagine pas fonder une famille sans Antoinette.

Et un jour, il a fallu que j’aille au lycée. Il m’a guidé dans mon orientation. Je suis donc allé au Lycée de Pouembout. Les six premiers mois ont été extrêmement difficiles. Plus de repères, plus d’oncle Wathë la semaine. Et puis il y a eu Leïla, heureusement, pour compenser en partie cet énorme vide. Mais malgré cette relation avec Leïla, j’attendais toujours le weekend avec impatience pour rentrer et retrouver ma tribu, mes balades, ma pêche à la rivière ou la chasse avec mon oncle. Sans lui, ma vie n’est qu’un grand vide, sans but réel. Comme une source de lumière dans le noir, il était mon repère, ma référence. Il donnait un sens à mon existence. Certains ont un Dieu, un super-héro, moi j’ai mon oncle Wathë.


5 – Le déclin



Plus rien, je n’avais plus goût à rien. En quittant ce monde, oncle Wathë avait tout pris avec lui. La lumière, la sagesse, la raison.

Ce sentiment d’abandon s’est tout d’abord fait sentir au lycée au travers de mes notes, qui chutaient à pic. Ensuite, ça a été au tour de ma relation avec Antoinette. J’étais de moins en moins tendre avec elle. J’ai commencé à la délaisser.

Je me suis rapproché de deux camarades de classe, Emile et Pierre, qui m’ont proposé un remède pour me faire oublier.

Après une première balade avec eux avant de rentrer à la tribu pour le weekend, où nous avons bu pas mal et fumé, je me suis senti tellement bien à oublier pendant quelques heures ce vide que j’ai voulu le répéter. Rentrer en tribu sans trouver oncle Wathë ne m’enchantait guère.

L’alcool et le cannabis m’aidaient à combler ce vide, même sur une courte durée.

J’avais l’habitude de consulter Antoinette avant de faire quoi que ce soit, mais pas cette fois-ci. J’ai considéré inutile de lui parler de mes virées hebdomadaires.
Ces virées sont devenues le rituel incontournable du weekend.
Antoinette a fini par le découvrir et s’est fâchée. Elle m’a boudé pendant pas plus de dix jours, et a fini par accepter à contrecœur.

L’écart entre Antoinette et moi grandissait. Elle faisait tout son possible pour maintenir notre couple à flot. Elle y croyait, mais moi, je ne croyais plus en grand-chose.

Mes résultats scolaires ne s’amélioraient pas, au contraire. Les profs m’ont donné des avertissements à plusieurs reprises. L’un d’eux a fini pas me donner une colle.
Une colle que je n’ai pas réussi à digérer.



6 – Remodelage difficile


La haine dans son regard me glace le sang, mais la peine qui s’ensuit a contracté mon estomac de douleur. J’accepte la violente gifle que la mère d’Antoinette m’envoie au visage. Je mérite pire que cela. Je ne pourrai oublier ce moment là. L’annonce du décès de sa fille a été difficile. J’ai longtemps cherché mes mots. Finalement, j’ai fini par tout simplement dire « Antoinette est morte par ma faute ». D’abord l’incrédulité, ensuite l’incompréhension, la colère et enfin le désarroi et la peine sur son visage.

La famille d’Antoinette m’a interdit d’assister à ses funérailles.
Maryline est devenue tétraplégique. Je me sens désespérément coupable, malgré les mots sincères qui se veulent encourageants de ma mère « Ce n’était pas toi au volant, arrête de t’en vouloir ! ». Quant à mon père, il me reproche d’avoir déshonoré les Wanetch.

La coutume que ma famille a voulu faire avec la sienne n’a pas eu lieu suite au refus de ses parents. Ma douleur équivaut à la leur, mais ils ne le sauront jamais car ils n’ont pas désiré me revoir, ni m’entendre, ni moi ni ma famille.

Pierre s’en est sorti avec une épaule déboitée et le bras cassé, Emile quelques égratignures et trois ans de prison ferme avec annulation de son permis de conduire.

Depuis cet accident fatal, je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Je ne mangeais plus, je maigrissais à vue d’œil. Ma petite sœur, qui étudie au Lycée La Pérouse à Nouméa, m’a conseillé de voir un psychologue. Il parait qu’il serait mon seul espoir, qu’il m’aiderait à accepter la situation et peut-être même à me pardonner. Je ne vois pas comment ces psy-machins pourraient m’aider à oublier. Même oncle Wathë, s’il était encore là, aurait eu la même réaction. Je n’ai plus remis les pieds au lycée. Trop de souvenirs douloureux, trop difficile de faire face aux camarades de classe et surtout, je n’avais plus la tête à étudier. Mon miroir me montre le reflet d’un inconnu au regard hagard, perdu. Un inconnu qui a brisé une famille entière, et surtout a gâché son propre bonheur pour quelques heures de plaisir égoïste.

A plusieurs reprises, j’ai essayé de me suicider, mais une force occulte m’en empêche.

Je suis retourné à la tribu et depuis j’y suis resté. Ici, je respire plus aisément : les arbres, les falaises et les montagnes ne me reprochent rien, au contraire, ils m’écoutent en silence. Chaque fois que je viens déverser mon chagrin à leurs pieds, je repars régénéré, alors qu’en en parlant à un semblable, je ressens une note de jugement dans leurs paroles et l’accablement me gagne. L’être humain ne sait-il pas faire autrement ?

Très jeune, j’ai eu de la chance d’avoir appris à connaître la forêt et ses états. Plus ça va, plus je me sens communier avec cette nature sauvage et unique. Mes deux endroits préférés sont le mont de l’Aoupinié avec ses forêts de niaoulis et sa forêt humide faite pour les bons marcheurs, et les falaises d’Adio, là où je me sens le plus chez moi. Depuis des années, Gohapin a fait de la préservation de la nature son credo. Mais comme dans chaque tribu, il y a les protecteurs et ceux qui veulent détruire. Chaque année, les feux de brousse ravagent nos forêts, j’aimerais prendre soins de nos atouts majeurs, mais je ne suis pas encore prêt. Peut-être un jour serai-je guide ?

Petit à petit, je me suis détourné des hommes et de leurs bêtises pour me rapprocher de la nature. Chaque jour, que je me promène entre les niaoulis ou les fougères, ou que je me ressource au pied du pic, je me sens revivre tout doucement. Ces falaises taboues dans lesquelles mes ancêtres reposent, me procurent une paix réconfortante.

J’ai réduit le temps passé à la maison familiale où je me sens étouffer. Cette chambre qui est mienne ne me procure aucun sentiment de paix, au contraire ! Etre entre ses quatre murs ne génère que des tourments, et la nuit, des cauchemars. Mon havre de paix se trouve désormais à l’extérieur. Les rencontres avec des homo-sapiens sont extrêmement rares. Lorsque j’en rencontre un, la scène reste gravée dans ma mémoire. Moins je rencontre d’hommes, mieux je me sens.



7 – Découverte macabre


La rivière à chutes se trouve de l’autre côté de la tribu. En passant par les falaises, j’y arriverai plus vite, car le soleil de ce matin est assommant. En m’approchant, je sens comme une odeur de putréfaction. Intrigué, je fais le tour du pic. Là, allongé sur le sol, le corps d’un homme blanc sur le ventre. Je m’approche, l’odeur me donne envie de vomir. Sur la partie visible du visage des milliers d’asticots grouillent. Cette vision d’épouvante me donne un haut-le-cœur.

Je rebrousse chemin et cours vers la tribu pour appeler le 15. Un numéro que je connais bien. A l’autre bout du fil, on me dit d’attendre. Une demi-heure plus tard, les gendarmes arrivent. A leur vue, mon cœur s’est mis à battre violemment. Les forces de l’ordre sont des gens que je préfère éviter. Je fais un effort titanesque pour ne pas trembler et leur relater ma découverte. Ils me demandent de monter dans leur voiture et de les guider vers l’endroit. Je commence à transpirer de nervosité. Mes souvenirs remontent à la surface comme une vague de nausée. J’essaie de me concentrer sur le moment présent. La voix du gendarme m’y fait revenir.

Arrivés sur les lieux, l’un des deux hommes en uniforme, me demande de descendre, chose que je fais docilement. Je me mets sur le côté pendant que les deux hommes devisent. Quelque temps après, une ambulance arrive.

Une éternité plus tard, une autre voiture arrive avec encore deux hommes à bord. L’un d’eux vient vers moi et se présente comme étant le commissaire Davois. Il me pose quelques questions. Toute la scène est une torture pour moi. Pourquoi un interrogatoire encore cette fois ? Que dois-je comprendre de tout cela? Pourquoi les circonstances se répètent-elles ? Le commissaire contourne le pied du pic. Vingt minutes plus tard, je l’aperçois en haut du sommet.

Le sacrilège ! Il a osé alors que lui avais dit que c’était tabou. Oser marcher sur la tombe de mes ancêtres. Si le mort est monté sur le pic sacré et en est tombé, c’est qu’il l’a cherché. Il n’avait pas le droit de grimper dessus. L’esprit de mes ancêtres l’a poussé vers le bas, c’est la seule explication possible !

J’aurais aimé ne jamais avoir trouvé ce corps, car tout le tracas administratif qui suit cette découverte me rend nerveux et me rappelle des moments de ma vie que je préfère ne pas y penser, encore moins revivre. Il a fallu que j’aille avec ces hommes à la brigade de Poya pour faire une déposition. Le commissaire m’a convoqué à cette même brigade pour un interrogatoire que j’ai vécu péniblement. Cette brigade, je l’ai assez vue. Il m’a demandé si je n’avais pas croisé quelqu’un lors de mes balades trois jours avant la découverte. En effet j’ai croisé un homme de race blanche, mais celui-ci portait une casquette rouge qui lui cachait le visage. Il avait un accoutrement de randonneur. C’est vrai qu’il m’a paru bizarre car quand je lui ai dit bonjour, celui-ci m’a répondu sans lever la tête et sans s’arrêter, il semblait plutôt pressé. Sa démarche est légèrement boiteuse. Si je devais le reconnaître, seule sa démarche m’aiderait.

Le commissaire me dit qu’il me contactera s’il a besoin d’autre chose. Deux jours plus tard, il appelle à la tribu pour me donner rendez-vous à la brigade. Il me demande d’assister à l’enterrement qui a lieu le 12 mai au cimetière du 6ème kilomètre afin de tenter de reconnaître la personne que j’avais croisée trois jours avant la découverte. Il organisera une navette pour me conduire et me ramener.

Mais pourquoi le sort s’acharne-t-il sur moi ? Pourquoi cette suite d’événements pour moi??



8 – L’enterrement


Ce jour-là, grand soleil et un ciel bleu d’une pureté rare. J’ai fait l’effort de porter une tenue correcte, c'est-à-dire une chemise, un pantalon et des chaussures fermées autres que des baskets. Cet endroit me remplit d’émotions. Des milliers de gens ont dû venir ici, pleurer leur proche ou des gens qu’ils ont aimés et leur dire un dernier adieu. Pour Antoinette, je n’en avais pas eu le droit.

Le souvenir d’Antoinette me transperce le cœur. Je délire, j’imagine que c’est Antoinette dans ce cercueil. Autour, des gens pleurent. D’autres ont le visage grave mais les yeux secs. Je ne connais personne. Ils sont presque tous blancs, mais j’imagine que c’est la famille d’Antoinette, pleurant leur peine d’avoir perdu un être aimé dans de telles circonstances, son père me soutenant par les épaules, et sa mère me tenant la main.

Au moment de recouvrir de terre le cercueil calé au fond de la fosse, je n’ai pu m’empêcher de verser des larmes.

Je vois alors le visage d’Antoinette flotter au-dessus de la tombe, me regardant et me souriant. Elle pose un baiser dans la paume de sa main et le souffle vers moi. Une sorte de halo de paix recouvre mon corps tout entier. Je me sens soudain soulagé et léger.

Mes ancêtres m’ont entendu. Ceci est un cadeau de leur part.