lundi 15 décembre 2008

Nouvelle sans titre par Fred V

Entravée par sa robe mission qui frôle le sol, la toute petite vieille se fraie un passage entre les tombes renversées et les hautes herbes qui envahissent cette partie du cimetière laissée quasiment à l’abandon.
- On oublie les morts par ici.
En haut du coteau, juste avant la dégringolade vers les palétuviers, elle furète de droite et de gauche. De temps à autre elle se redresse et jette un regard par-dessus les stèles en se hissant sur la pointe des pieds. Elle cherche le meilleur point de vue.
- Ah ! voilà, ici ce sera bien.
Elle s’arrête devant une pierre tombale fendue en deux, lâche le pochon de plastique qui lui pend au bout du bras, remet d’aplomb la croix rouillée et frotte l’épitaphe du médaillon.
- Victor Meureureu 1900-1940… Ben dis donc, Victor, t’es plus tout jeune comme mort et on dirait que t’as pas souvent de la visite. Moi, c’est Angélique. Je vais pas t’embêter longtemps. J’ai juste besoin d’un autel et puis de voir les autres, là en bas. Ils vont pas tarder à arriver... tu sais la procession… pour le mettre dans le trou, le mort. Tu connais déjà ça, toi Victor. Je dois quand même l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure, ce mort-là. Je ne peux pas aller avec eux, ils ne savent pas que je suis là. Ils ne savent rien et puis ils ne doivent pas savoir. Bienheureux les pauvres d’esprit…
Tout en continuant son soliloque, elle sort du sac un napperon brodé, l’étend sur la pierre, installe par-dessus un quignon de pain, une grappe de raisin, un crucifix sur lequel un christ de bronze est attaché avec des bouts de ficelle.
- Je vais faire comme à l’église, ceci est mon corps, ceci est mon sang. Au Jésus, j’ai enlevé ses clous. Pour le soulager un peu, le pauvre. Depuis le temps qu’il y est sur cette croix. Et puis pour nettoyer derrière son dos, c’est plus facile aussi.
Elle ouvre une petite bouteille d’eau bénite en forme de vierge Marie, asperge la tombe, revisse la tête de la vierge et la pose à côté du Christ ficelé.
- C’est l’eau de Lourdes. Sœur Clarisse me l’a rapportée, croit-elle nécessaire de préciser à Victor.
Puis, à l’adresse de la bouteille, elle ajoute :
- Allez, mère de Dieu, tiens- toi à côté de ton fils, toi aussi. Ne pleure pas, il va ressusciter, le tien. C’est écrit.
Du bout de son doigt déformé par l’arthrose, elle caresse le voile bleu de Marie.
- Hein, Victor, hein qu’il est ressuscité son fils à elle ? Hein qu’après trois jours, son père lui a dit : va, mon fils, va apporter la parole de Dieu et va les soigner sur la terre comme au ciel ? Moi, mon fils il est pas ressuscité. C’était pas le fils de Dieu. C’était le fils d’un homme.
Une rafale de vent gonfle sa robe et renverse un pot boueux de chrysanthèmes artificiels.
- Hé, Victor, j’ai pas dit mal ! Pourquoi tu souffles ? Tu vas pas te mettre en pétard. Garde les esprits, mon Dieu ! Attend, attends.
Elle extirpe du pochon une boîte de sel Cérébos, se signe et en jette à la volée aux quatre coins de la tombe. Puis elle s’agenouille difficilement.
- Je crois en Dieu, le Père Tout-Puissant, et je vous salue, Marie pleine de grâce. Apaisez dans vos entrailles l’esprit de Victor et ceux de son clan. J’entends le moteur du corbillard, ils arrivent, Victor, ils arrivent. Tu sais, ce mort-là, je le connais bien, mais c’était il y a fin longtemps…
En contrebas, le soleil incongru tape dur sur le cortège noir qui s’étire dans les allées comme un mille-pattes exténué, alors que, dans le cimetière tout entier, éclatent les couleurs criardes des couronnes mortuaires, des croix enrubannées de manous et de tout ce flafla du souvenir et des regrets éternels.
- C’est l’enterrement de soi-disant Germain Mourot. C’est comme ça qu’ils l’appellent maintenant. Mais avant, c’était Germain Thiviers. Enfin, c’est le nom qu’on lui avait donné à la mairie, parce que… Tu n’as pas pu le connaître, tu faisais déjà le mort quand il est né en 1948. Moi j’étais jeune. J’avais quinze ans. Une gosse encore… Il a soixante ans maintenant. Enfin, il avait… Regarde là, derrière la veuve qui pleure... Je sais même pas pourquoi elle pleure, la veuve, elle l’aimait plus… Tu vois ? Un peu à l’écart, celui qui baisse la tête ? On dirait le mort en personne. Ils étaient pareils, ils sont nés en même temps, Germain et Benjamin Thiviers, du nom de leur papa… Germain, il habitait à Nouméa et l’autre, il restait au Vanuatu… Moi, sur mes papiers, c’est marqué : née à Port-Vila Nouvelles-Hébrides, parce que c’était avant l’Indépendance. Attends, attends, je vais t’expliquer.
Elle plonge une nouvelle fois la main dans son sac en plastique et en retire une bourse au crochet.
- Les morts Victor, on les porte avec nous. Sauf que toi, dis donc, on dirait pas qu’il y en a beaucoup qui te portent ! Je ne veux pas me mêler de tes affaires, mais quand même, ça fait honte ! Regarde tout ce foutoir pas propre autour de chez toi ! Je vais t’arranger ça un peu.
Elle se relève, arrache quelques touffes de mauvaises herbes.
- Il fait trop chaud, et puis j’ai soif, je vais quand même pas boire l’eau de Lourdes…Qu’est-ce que je te disais ? Ah, oui ! Les morts.
Elle tire sur les cordons de la bourse, farfouille à l’intérieur et en retire un petit caillou rond et jaune.
- Ca c’est mon père. Mon père, il était japonais. Je ne l’ai pas connu longtemps. Il est venu à Port-Vila pour ramasser le coprah. Il était tout petit, pareil que moi. Il s’est mis avec ma mère.
Elle attrape un bout de lave tranchant et le pose sur le napperon à côté du caillou jaune.
- Ils avaient un commerce à Melcoffee. Quand j’avais huit ans, ils ont dit que mon père était un ennemi des Français et des Anglais. C’était pas le nôtre, toujours ! Nous, on n’était rien, ni Français, ni Anglais, ni rien. On était indigènes. Alors, lui avec tous les autres Japonais, ils les ont mis sur un bateau et ils les ont envoyés en Australie. Après, peut-être qu’il est reparti au Japon. On n’a jamais su. Je ne l’ai pas revu. Il ne savait pas écrire nos mots et nous on ne savait pas lire les siens. Ma mère, elle a pleuré, elle a ramassé ses affaires, celles qu’on lui a laissées parce qu’ils ont dit aussi que le magasin était pas à nous. Elle a pris par la main les deux petits, Meltem et Lei-Sei, et on est montés sur le bateau pour aller à Emmae, aux Shepherd Islands. C’était chez elle. Elle avait sa terre. On est restés toute la guerre.
Un bruit de pas la fait sursauter. Elle s’accroupit derrière une touffe d’herbes en rentrant la tête dans les épaules. Elle n’ose plus bouger. Un homme la dépasse, l’aperçoit derrière sa touffe et détourne rapidement le regard, gêné. Sans mot dire, il s’éloigne à grands pas.
- C’est le commissaire de la police. Qu’est ce qu’il cherche par ici ? Dans Les Nouvelles, ils ont marqué que c’était pas sûr que le mort soit tombé tout seul de la falaise. Ils en savent quoi, eux qui ne savent rien de rien. C’est pas chez les morts d’ici qu’il va en trouver un qui l’aurait poussé. Les morts d’ici, ils sont bénis, ils sont tranquilles, hein ? Tout pareil que toi, hein, Victor ? N’empêche, je vais te mettre encore de l’eau de Lourdes pour que tu restes calme, des fois que.
Dis, tu crois que je peux en boire un peu ? J’ai vraiment soif. Il va pas être colère, Notre Seigneur, même si lui, il est plus haut que le soleil, il doit bien savoir comment ça fait quand il fait chaud.
Moi, des fois, je le comprends pas Notre Seigneur. Les deux cailloux, là, c’est Meltem et Lei- Sei. Ils étaient pas finis, mais il les a pris quand même… A Emmae, ma mère allait au champ, elle plantait les ignames et le manioc, moi, je gardais les petits et je faisais cuire le manger. Un jour, j’étais allée chercher les feuilles du pied de citronnier pour faire le thé, parce que pendant la guerre y avait pas de thé. Pendant la guerre, y avait rien. On se débrouillait.
Lei-Sei, elle m’a pas écoutée. Elle a voulu jeter le bidon de pétrole dans le feu, pour faire des grandes flammes, elle trouvait que c’était joli. Le feu a remonté sur son bras et elle est tombée, sa figure sur les pierres qui tenaient les marmites. Elle criait, elle criait. Je suis arrivée vite. Son petit corps se tordait par terre comme un serpent, sa robe brûlait, ses cheveux brûlaient, tout brûlait. Je l’ai tirée par le bras, sa peau est restée dans ma main. Alors j’ai attrapé le seau d’eau et je l’ai jeté sur elle. Elle criait encore plus fort, son dos fumait et ça sentait comme quand on fait cuire le cochon. J’ai appelé Meltem qui avait couru derrière le cocotier et qui le serrait fort entre ses bras, les yeux grands ouverts. J’ai dit : « Bouge, bon sang, bouge ! Va chercher maman ! » mais il bougeait pas. Il était collé au tronc comme s’il voulait rentrer dedans. Après ça, il gardait ses paupières debout la nuit pour dormir et il a dû avaler sa langue parce qu’il a plus jamais parlé.
C’est le voisin qui a entendu les cris de Lei-Sei, il a lancé une couverture sur elle et il a tapé avec ses mains pour étouffer les flammes. Il l’a emportée chez Celui-qui–connaît-les-feuilles. Mais quand on a ouvert la couverture, Celui-qui-connaît-les-feuilles a secoué la tête et il a dit en langage : « Trop tard, c’est trop tard, son souffle s’est échappé ». C’était plus une petite fille qui était là. Elle avait plus de nez, plus d’yeux, plus d’oreilles. Elle était comme un morceau de bois noir.
Maman est venue en courant. Elle a pas gueulé, pas pleuré, rien. Elle a arraché tout le paquet des bras du voisin et elle s’est mise à tourner comme une toupie en serrant contre sa poitrine la couverture et le bois noir. Les yeux secs.
Mais pourquoi je te raconte tout ça, Victor ? Pour dire que des fois je crois que Notre Seigneur, il sait plus ce qu’il fait ou qu’il doit être occupé ailleurs. Parce que des fois, c’est trop de malheurs pour une seule personne et la langue, elle peut plus rester collée dans la bouche et la bouche, elle s’ouvre toute seule et ça coule, ça coule, comme la rivière pendant le cyclone.
Elle déverse alors tout le contenu de la bourse au crochet sur la tombe de Victor, une pluie de petits cailloux roule sur la pierre.
- Ils sont tous là, tous mes morts. Celui-là c’est Meltem qui s’est noyé, celui-là c’est ma mère qui est devenue folle, celui-là c’est Sœur Clarisse qui s’est occupée de moi lorsque tout le monde est mort. Elle m’a emmenée avec elle à Nouméa quand elle a quitté Emmae, à la fin de la guerre. Là, c’est Madame Thiviers chez qui on m’a mise à travailler quand j’ai eu quatorze ans. Là, c’est Monsieur Thiviers… Ils sont tous là, tous mes morts. Il reste plus que moi et lui, le frère du mort
Elle se lève et se met à marcher tout autour de la tombe en se frottant les fesses pour enlever les crames-crames qui se sont agrippés au tissu de la robe. Puis elle retire un manou de son pochon en plastique et se l’enroule sur la tête.
-J’aurai moins chaud, la sueur ça pique les yeux, c’est pour ça que tu crois que je pleure.
Où est-ce qu’il en est, le curé en bas ? Il a pas fini son sermon et ses prières ? J’ai des fourmis dans les jambes, moi, à pas bouger . Et toi, Victor, t’en as pas marre d’être enfermé là-dessous, avec toute cette terre sur la tête ? Ce qui me manquera le plus dans le cercueil, ce sera de plus voir le ciel Je sais pas si j’y monterai au ciel et si le Seigneur m’assiéra à sa droite. J’ai pas fait que des choses bien…
- Monsieur Thiviers, il était gentil. Comment te raconter ça ? Il faisait les trois-huit au Nickel, et sa femme, elle avait un petit jardin derrière la maison. Je dis sa femme, mais c’est moi qui retournais la terre, repiquais les salades, semais le persil chinois, plantais les tomates, arrosais les fleurs, tout ça en plus du travail de la maison, parce que Madame Thiviers, elle était grosse, mais grosse de chez grosse ! Elle pouvait pas se baisser.
Tous les jours, Sakouman, le Javanais, venait la chercher avec sa carriole et il la conduisait chez la dame du gouverneur, du colonel, du juge… Elle livrait les légumes frais à domicile et elle discutait avec les bonnes.
Si tu avais vu comment on la montait sur la charrette ! Sakouman, debout sur le siège, tirait de toutes les forces de ses bras et moi, dessous, je poussais ses grosses fesses avec mon dos. Une fois, elle a pété sur ma tête. On aurait dit le tambour de la fanfare municipale. On a été tellement surpris qu’on a tout lâché. Sakouman est tombé sur le dos du cheval et il a roulé par terre. Madame Thiviers était étalée comme une flaque de saindoux et, moi, j’étais aplatie dessous. Un peu plus, j’étais étouffée par son gros derrière. Et on riait tous les trois, on riait ! On pouvait plus se relever. Les voisins, ils sont tous sortis dans la rue pour regarder le spectacle et ils se tordaient de rigolade.
Bon, tout ça pour dire, que, quand elle partait faire sa tournée, Madame Thiviers, elle en avait pour l’après-midi avec ses livraisons et ses blablablas. J’en profitais pour me reposer un peu des : « Angélique, passe le mop, Angélique, étends le linge, Angélique, épluche les patates, Angélique, va chercher de l’eau, Angélique, monte l’échelle, Angélique… ». C’est pas qu’elle était méchante, Madame Thiviers, mais toute la journée comme ça, ça fatigue !
Une après-midi de cagnard, j’étais allongée sur une natte dans la petite chambre que j’avais à côté de la remise à outils. J’avais laissé la porte ouverte pour le courant d’air et Monsieur Thiviers a traversé la cour. Il s’est appuyé contre le chambranle, sans rien dire. Juste il me regardait et les gouttes de sueur coulaient sur son front, sur son cou et mouillaient son tricot de corps. Il est entré dans la pièce en fermant la porte derrière lui sans faire de bruit, il s’est agenouillé à côté de moi, ses yeux dans les miens, comme s’il voulait une réponse à une question qu’il n’avait pas posée. Il a défait le nœud de mon manou et il a posé sa main sur mon ventre sans me lâcher les yeux. Sa sueur s’accrochait au bord de ses cils et tombait sur ma figure. Il a mis sa main dans mes cheveux et, tout doucement, il s’est couché sur moi…
La suite, tu la connais, Victor !
Pour moi, c’était la première fois. J’étais surprise de toute cette moiteur des souffles mélangés et j’ai pensé que Sœur Clarisse, avec ses tableaux d’apocalypse, elle avait pas dû souvent entortiller ses doigts dans les poils d’un homme.
Il est revenu les après-midi que Madame Thiviers partait en tournée dans la carriole de Sakouman. Toujours doucement, toujours sans mot. Juste les respirations qui s’emmêlaient. Qu’est- ce qu’on aurait pu dire de toute façon ?
Peut-être qu’il avait un peu honte parce que sa femme, parce que j’étais petite, parce que j’étais métisse ? Va savoir ! Et moi, je croyais qu’il suffisait que je lave les pieds du Christ avec mes cheveux comme Marie Madeleine pour qu’il me pardonne, comme à elle…
Jusqu’à aujourd’hui j’ai fermé ma bouche. A la confession, au curé, à personne, j’ai jamais parlé. J’avais juré sur plus fort que tout. J’avais juré sur mes enfants. Mais aujourd’hui, c’est spécial et c’est pour ça que je te raconte. Je sais que toi, Victor, tu seras muet comme…tu sais bien comme quoi.
Mais je cause, je cause et j’oublie de faire la coutume avec toi qui m’accueilles sur ta dernière demeure.
Elle fourrage dans son pochon et trouve la boîte de glace qu’elle cherchait. Elle se met debout sur ses jambes flageolantes en baissant la tête, avec déférence.
-Grand–Frère et tous les vous autres, je suis venue dans votre case vous demander votre protection, pour moi et pour mon fils. En échange, acceptez mes offrandes. J’ai dit.
Cérémonieusement, elle place au pied de la croix une tranche d’igname et des petits morceaux de porc au sucre.
-C’est la coutume façon à moi. A Emmae, on donne un cochon entier, mais là j’avais pas trop de sous, parce que tu connais la pension de la CAFAT, c’est pas beaucoup. Et puis j’ai fait cuire, avec cette chaleur, c’est mieux et je savais pas si, au Royaume des Morts, le Diable autorise les trépassés à se servir des feux de l’Enfer pour faire griller leurs brochettes. Si tu veux, j’écrase un peu, tes dents doivent plus être très solides, vu ton âge de mort… Tu prendras soin de mon fils, Victor, comme je prends soin de toi ?... J’ai eu deux fils… Je m’embrouille…
Pas longtemps après les visites de Monsieur Thiviers, je suis tombée enceinte.
Madame Thiviers, elle, a tout de suite compris quand j’ai commencé à rendre le café, le matin, dans l’évier de la cuisine et que mes seins se sont mis à grossir. Eh, ben ! tu me croiras si tu veux, elle m’a pas traitée de traînée ni son mari de salaud. Elle m’a pas foutue dehors. Elle a déclaré : « Un enfant, c’est un cadeau du ciel. Celui-là sera notre enfant » Elle s’est tournée vers son mari, il a baissé la tête et il a rien dit. Comme d’habitude. Elle a ajouté : « Seulement, les cabrioles, c’est terminé et votre bouche à tous les deux, elle reste cousue ! »
Le lendemain, quand Sakouman est venu la chercher, elle est sortie dehors en dandinant ses grosses fesses et elle a crié bien fort pour que tous les voisins entendent : « Sakouman, je peux plus aller livrer avec toi, le petit, là dans mon ventre, il commence à trop donner des coups de pied, c’est pas bon pour lui tous ces aller-retour à cahoter dans la carriole ! ». Sakouman il a ouvert gros ses yeux et il est parti dans un grand éclat de rire : « t’as raison, Madame Thiviers, surtout que le cheval pour moi, c’est trop lourd pour lui tirer tout ça. C’est pas comme ton mari, y en a pour lui ! ».
A la fin de la tournée de Sakouman, tout Nouméa était au courant que Madame Thiviers attendait un petit. Radio cocotier fait pas la grève.
Et moi, c’était comme si j’avais le ventre vide. Je sentais que les petits doigts boudinés de Madame Thiviers s’étaient transformés en griffes. Ils raflaient jusqu’au fond de ma coupe tous les bonbons miel et les enfournaient, à pleines poignées, jusqu’au fond du gosier de la grosse Madame. Il me restait les bonbons piments qui brûlaient mes lèvres, tordaient mes tripes et faisaient pleurer mes yeux.
Madame Thiviers s’inquiétait : « Mange ma fille, mange. Tu dois manger pour deux ». Mais c’est elle qui mangeait pour quatre et qui enflait de partout. Elle fermait les paupières en appuyant les deux mains sur son estomac : « On dirait un pochon rempli de crabes, tu sens ça, toi aussi ? Faut pas que t’aies peur, je sais comment on fait pour accoucher, j’ai déjà aidé les vaches à mettre bas, sur la propriété, à Farino. Le moment venu, on ira toutes les deux. »
Et c’est ce qu’on a fait quand mon ventre s‘est mis à gonfler, tout vide qu’il était, et que j’ai commencé à marcher en me tenant les reins.
La maison était sous des grands tamanous et des kaoris. Les impatiens s’agitaient comme des herbes folles. J’allais dans la forêt pour tremper mes pieds dans la Fo-Gacheu et je m’allongeais sur les grosses pierres au bord de la rivière. Mon ventre ondulait comme la mer, des petites bulles poussaient mes côtes et éclataient sous mon nombril. Je les nommais Takeshi ou Yoshiko pour mon père, Manuake ou Lei-Mala pour ma mère et je ne disais rien à Madame Thiviers.
Un matin, toute l’eau a coulé le long de mes cuisses. Depuis le jour d’avant, ça faisait comme des crampes et je croyais que j’avais mangé trop de cerises de Cayenne. Madame Thiviers courait partout pour chercher des linges, pour faire chauffer de l’eau dans la lessiveuse : « Mon Dieu, Jésus, Marie, Joseph ! C’est trop tôt ! Seigneur, je ne suis pas prête » et elle récitait son chapelet. Je suis pas sûre qu’elle se souvenait bien pour les vaches parce qu’elle me soulevait pour que je marche et me hurlait dessus : « Serre tes jambes ! Empêche-le de sortir, mon bébé, il est pas fini ! » Elle me mettait assise, puis debout, puis à quatre pattes et me criait de m’allonger, de respirer, de pousser, de pas pousser. A la fin je savais plus quoi faire. Il y avait ces crochets qui me fouaillaient à l’intérieur et qui arrachaient tout. La douleur montait, montait comme une vague puis retombait en me fracassant, envoyant des éclats qui perçaient les quatre coins de ma peau. Dans le châlit, jusqu’à aujourd’hui il y a la marque de mes ongles. Toute la journée, ça a duré. Je fatiguais, je voulais que ça s’arrête, mais ça recommençait toujours comme une corde qui se tend et qui va claquer. A la fin, Madame Thiviers s’est énervée : « Tu vas jamais y arriver, tu vas me le tuer, mon bébé !» Elle est grimpée à califourchon sur mon ventre, elle soufflait comme la locomotive du train de Païta, elle m’a serrée entre la gélatine de ses cuisses qui tremblaient, je me débattais. Elle a appuyé de toutes ses forces sur mon ventre et elle a poussé vers le bas. Tout s’est déchiré. Le sang coulait même dans ma bouche parce que j’avais mordu ma langue. J’ai entendu deux cris, l’un pas longtemps après l’autre, et Madame Thiviers qui braillait : « Deux, il y en a deux, Seigneur tout puissant, oh, mes bébés ! » et j’ai plus rien senti.
Normalement, je devrais pas te raconter tout ça, Victor, c’est pas des choses pour les hommes. Les hommes ils restent dehors, derrière la porte, ils entendent les hurlements et ils voient passer les linges tachés. Enfin, c’était comme ça avant, c’était comme ça de mon temps. C’est le soleil qui tape sur ma tête, il m’embrouille, fait trop chaud.
Ils avaient pas chaud, eux. Ils étaient tellement petits tous les deux. On les a mis dans une caisse à whisky et on a enveloppé des bouillottes dans des manous pour les chauffer. Tellement petits ! On leur a donné du café pour soutenir le cœur. « Fais-les téter ! Il faut qu’ils tètent ». Madame Thiviers les posait sur ma poitrine, un à chaque sein, et elle pinçait le bout pour que le lait gicle. Je les tenais contre moi, je n’osais pas bouger, j’avais peur de les écraser et je comptais leurs doigts et les veines bleues qu’on voyait par transparence. « Germain et Benjamin Thiviers» chantait Madame Thiviers en dansant dans la maison qu’elle faisait secouer du plancher jusqu’au toit. « Takeshi et Manuake » que je leur soufflais dans les oreilles.
Tu m’écoutes encore, Victor ? Dors pas. T‘as toute l’éternité pour dormir. La suite, elle m’a souvent empêchée, moi, de dormir ! Et tourne que je te tourne, la nuit, et ces deux petites têtes sans regard qui percent mes yeux, et ces quatre petites mains qui crèvent mes seins et ces petits pieds qui battent mon ventre pour y retourner. La suite, c’est le Seigneur qui l’a voulue, peut-être ! Mais c’est pas moi toujours !
On est rentrées à Nouméa quand les petits ont commencé à boire le lait des vaches que Madame Thiviers avait, soi-disant, accouchées comme moi.
Tous les voisins défilaient pour voir les bébés. J’étais fière, ils admiraient : « Oh, ils sont trop mignons ! Des beaux bébés, vraiment, tout pareil ! » Je souriais en cachant ma figure contre le berceau lorsqu’ils ajoutaient : « C’est votre portrait craché, Madame Thiviers ! Le nez, surtout ! » . Sakouman est même descendu de sa charrette : « Champion, Monsieur Thiviers ! T’as mis le temps mais coup double ! T’as le double- narine, ou quoi ? »

Elle dresse l’oreille, attentive aux paroles du chant que le vent disperse au-dessus du cortège, et, en balançant le buste d’avant en arrière, elle entonne dans un murmure : « Le Seigneur est mon berger, rien ne saurait me manquer… »
- Tout m’a manqué, Victor, mes fils m’ont manqué, la vie m’a manqué. Celui qu’on met en terre, aujourd’hui, c’est mon fils, Germain Mourot, né Thiviers, frère de Benjamin Calmant, né Thiviers. C’est pas le nom que je leur avais donné et personne n’a jamais entendu le nom que je leur avais donné. Personne n’a voulu entendre ce nom. J’ai eu deux fils pendant quatre mois et, après, ça a été le bazar… Après y a Madame Thiviers que j’ai retrouvée en bas des escaliers. A force de manger des gâteaux avec les dames qui venaient la voir et à force des petites gouttes, comme elle disait, c’est pas de refus… elle est morte à l’hôpital. Une attaque. La graisse, elle en avait pas que dans sa peau mais dans son sang aussi. Après c’est Monsieur Thiviers que le camion de la SLN a pas vu. Il a reculé et il a versé toute la benne de scories sur lui. J’ai crié tout ce que j’ai pu : « C’est mes bébés, c’est mes fils, c’est mes enfants à moi, je veux les garder, vous pouvez pas me les prendre ! Vous avez pas le droit de me les voler ! Ils m’ont même pas regardée : « Elle déraisonne, cette pauvre fille, elle est si jeune, tous ces malheurs ont dû la perturber. Elle a une main devant une main derrière, elle va les élever avec quoi ? Avec ses pieds, peut être ? Allons donc ! N’importe quoi ! »
Ils ont emmené les petits, ils les ont mis à adopter et moi, à Nouville parce que j’étais devenue enragée. Je les ai pas revus, Victor. Pas avant longtemps.
- J’ai su leur nom. J’étais vieille déjà.
Au squat du Caillou Bleu, là où j’habite, y a Marguerite. Elle travaillait chez un docteur Mourot et elle écoute ce que les patrons racontent. Le soir elle répète tout pendant le Bingo. Elle dit : « c’est mieux que Amour, Gloire et Beauté parce que c’est arrivé en vrai ». Si elle savait, la pauvre ! Si elle savait la vraie vérité !
Alors, le jour de leur anniversaire, je m’étais baignée, j’avais mis ma robe de messe, les claquettes de chez Mimosa, avec les dessins écrits Nouméa dessus et du plum-plum. J’ai regardé par-dessus la haie d’hibiscus. Ils étaient assis sur la véranda, les deux pareils, c’est comme ça que j’ai compris. Deux messieurs avec des cheveux blancs comme moi et c’étaient mes fils. Les trompettes de Jéricho sonnaient dans mes oreilles et c’est peut-être elles qui ont fait s’ouvrir le portail. Mon cœur cognait tellement fort dans ma tête que mes pieds ne voulaient plus aller l’un devant l’autre. Mes fils ont viré leurs yeux vers moi et ils ont glissé sans s’arrêter. « Marguerite, il a crié, allez donc voir ce qu’elle veut la mamie ! J’ai pas le temps, je suis occupé » Il a secoué son menton : « Entre les Témoins de Jehova, ceux qui vendent du pain marmite et ceux qui demandent l’aumône, ce quartier devient infernal ! ». Le sel de Sodome et Gomorrhe a raidi mes bras et mes jambes comme pour la femme de Loth, je suis tombée en arrière dans les hibiscus.
L’ambulance, ce qui s’est passé après, je me souviens plus, mais c’est à Gaston Bourret que j’ai compris. Les mots dans ma tête, ils sortent plus par ma bouche ou bien tout en désordre, tous mélangés. Awa, c’est pas la peine ! C’était trop tard. Je les ai laissés fermés dedans trop longtemps. Ils ont coulé au fond et le corail a poussé dessus. « Des profondeurs, je crie vers toi, Seigneur ! Que mon fils Takeshi repose près de toi et son frère aussi quand son tour viendra, jusqu’au jour où Tu les réveilleras pour qu’ils voient de leurs yeux la lumière sans déclin ». Si le Seigneur oublie, Victor, dis-leur qui je suis, si mes mots s’embrouillent, dis-leur que leur mère ne demande pas l’aumône, ma tête tourne, Victor, dis-leur que les oiseaux du ciel…

MACABRE DECOUVERTE AU CIMETIERE DU 6ème KM

Le corps sans vie d’une vieille femme, bien connue des services sociaux, a été découvert par un employé municipal sur une tombe du 6ème km. Le décès remonterait à deux jours environ et serait consécutif à une déshydratation due à la canicule qui sévit sur notre Territoire depuis le début de la semaine. Il semblerait que cette femme, vraisemblablement psychologiquement dérangée, avait entrepris de pique-niquer dans le cimetière si l’on en croit les reliefs de repas qui ont été remarqués près du corps. Un fait curieux a toutefois attiré l’attention de la Police : quantité de petits cailloux ont été retrouvés dans la bouche de la défunte. Le Parquet a réclamé l’ouverture d’une enquête.
Les Nouvelles
X juin 2008




« Ce qui ne parvient pas à la conscience revient sous forme de destin » JUNG
« Etre mort est laborieux… » RILKE

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