lundi 15 décembre 2008

La passante et le trépassé par E Way

La pluie menaçait comme une femme en colère aux gestes désordonnés. Pourtant, Germain n’avait pas hésité ce jour-là à aller s’exposer au frisson qui parcourait la Promenade Pierre vernier, et qui faisait ployer ses cocotiers aux troncs souples, fins et légers. Sa tête lui pesait, son corps était courbaturé. De même, les têtes des arbres penchaient lourdement comme si elles voulaient rejoindre leurs racines. Les feuilles sèches claquaient entre elles, composant une musique au martèlement régulier, incessant, obstiné. La météo avait décrété l’alerte 1, et déjà les écoles fermaient leurs portes, les habitants calfeutraient leurs maisons.

Germain respirait l’air marin, fermant les yeux pour écouter le tintamarre des vaguelettes aux crêtes acérées. Le bleu foncé du lagon, semblable à celui d’une nuit profonde et obscure, contrastait fortement avec l’écume blanche de ses rides profondes. La mer ressemblait à une vieille à l’air maussade rechignant à se laisser aller sur les rochers. Soudain Germain entendit un bruit sourd et dans la seconde qui suivit, il sentit un choc violent à l’épaule. Etourdi par la douleur cuisante, il vit rouler à ses pieds, comme une tête décapitée, une noix de coco qui s’était décrochée de son tronc. Il invectiva le fruit lourd qui achevait lentement sa course au sol, non sans lui laisser une sensation de brûlure aiguë à l’épaule.
- Va au diable, fulmina-t-il.

C’est alors qu’elle apparut. L’observant tandis qu’il se laissait choir sur un banc. Croisant son chemin, le traversant de son regard bleu lagon qui lui donnait un air d’ange, lui souriant de façon imperceptible, les lèvres retroussées sur un côté seulement, mais la bouche toujours fermée. Une ébauche de sourire, un truc qu’il n’avait vu nulle part et qui faisait qu’elle ne se livrait qu’à demi. Un quelque chose qui lui donnait un charme fou, à vous damner sur place. Qui était-elle ? Qui était cette créature féminine à la démarche souple, féline, animale, qui jetait ses jambes en avant bien plus qu’elle ne marchait ; qui balançait des hanches lourdes et sensuelles qui accentuaient la minceur de sa taille gracile ? Un équilibre parfait se dessinait entre ses épaules plates et sa poitrine ronde. Sa chevelure souple ondulait au rythme de sa marche lente, voluptueuse et énigmatique. Elle fit encore quelques pas, lestement et en dessinant des cercles concentriques, comme pour marquer son territoire.

Germain semblait être emprisonné dans ce cercle magique, dans cette atmosphère pesante. Coincé sous le ciel bas, les nuages lourds, l’air menaçant, il observa le temps capricieux, qui poussait des langues de vents tortueuses en sifflant comme un serpent, ou qui au contraire fermait sa bouche en suspendant son vol. Dans ces moments-là, tout semblait figé. Mais il ne fallait pas avoir l’œil d’un expert pour savoir que le vent recracherait des rafales plus tortueuses encore. A un silence succédait une bourrasque, à une accalmie, une explosion, à une paix divine, une violence diabolique. Posé là, encore un peu étourdi, il l’observa. Il avait vu ce visage quelque part. Non plutôt ce corps. On ne pouvait oublier ce corps souple qui ondoyait dans une posture droite, rigoureuse, martiale. Avait-elle été une patiente ? Cette femme avait-elle franchi le seuil de son cabinet ? Impossible, il ne l’aurait pas laissée partir sans percer à jour son secret. Car cette femme portait un secret. Une douleur sourde qui imprimait un creux au niveau de l’estomac, sous la forme d’un poing serré, aux phalanges blanches à force d’être crispées. Ou une cruauté sans bornes, dont on cherchait la preuve tangible dans ce sourire narquois, arrogant, meurtrier. Criminelle ? Peut-être pas. Mais pour cette créature, on pouvait tuer, ou se tuer, enfoncer d’un coup sec un poignard tranchant dans une chair molle. Sans hésitation. Sans remord aussi.

Elle choisit le banc le plus proche. Elle contempla, un demi-sourire aux lèvres, une étincelle dans les yeux, les éléments en train de se déchaîner. Milliers de grains de sable invisibles dont on devinait le roulis incessant dans le fond de l’océan ; clapotis de l’eau qui s’élevait puis se rabattait comme une seule masse ; branches mortes, arrachées à des troncs desséchés, squelettiques, mutiques. Puis elle le fixa. Et si sa bouche était fermée, son regard était clair. Elle l’invitait à le rejoindre. D’un air à la fois implorant et autoritaire, suppliant et volontaire, elle l’enjoignait à prendre place auprès d’elle, à frôler sa hanche, à se jeter dans l’orbe de ses bras immenses. Elle l’invitait ouvertement à l’amour. Ou plutôt impérieusement. Mais ses lèvres restaient fermées, comme si pour les desserrer, il fallait d’abord qu’elle eût son acquiescement.

Une accalmie se fit sentir à nouveau. Comme si la nature tout entière attendait, suspendue. Les nuages interrompirent leur course folle et désordonnée dans le ciel. Les cocotiers cessèrent de gesticuler, se figeant dans un maintien de vieil arbre centenaire, qui plus jamais ne cède ou ne fléchit. L’eau contint en elle ses mouvements, réprima sous sa surface lisse son chaos intérieur, afin qu’aucune ride désormais ne trahisse sa confusion, qu’aucun sursaut ne trouble cette paix d’un instant. Lui hésitait, soudain lâche. La culpabilité lui nouait le ventre, lui tordait les doigts, lui faisait ployer sa nuque raide et baisser la tête. Lui, réfléchissait, soudain apeuré. Peut-être que si elle avait souri, il serait venu auprès d’elle. Mais ce corps prometteur, appétissant, offert, et cette bouche qui lui barrait le visage, se fermant comme sur un piège, voilà ce qui le retenait. Quelque chose clochait.

Elle le vit qui l’observait, ne pouvant détacher son regard d’elle, comme subjugué, envoûté, magnétisé par son charisme ravageur. Elle planta ses yeux immenses dans les siens, pupilles dilatées, visage tout entier crispé, bouche fermée. Il se leva de son banc et passa son chemin. Sans savoir pourquoi, sans comprendre comment. Lui, le psychiatre réputé, avait agi sans pouvoir analyser sous quelle impulsion. Lâcheté ? Peur ? Prudence ? Facilité ? La vie de tout homme est faite de ces décisions brusques qu’on croit prendre en se consultant, mais qui obéissent plutôt à un sursaut d’une volonté infantile et tyrannique. L’adulte croit peser ses décisions, or c’est l’enfant apeuré, craintif mais lucide qui pousse à l’action. Celui qui se dit mu par sa propre volonté, laisse parler, au moment crucial, l’enfant avisé qui est en lui ; au moment où ses défenses naturelles capitulent, où sa morale fléchit, les principes intégrés par l’éducation prennent le relais et entrent en jeu. Il intègre des réflexes qui le conditionnent ; et quand son corps le pousse vers le gouffre, le mental qui a enregistré des conduites destinées à le protéger, marque les limites, émet un signal qui dit « Halte là, danger ! ». Tel le repli stratégique d’une bête qui agit selon un instinct de conservation et opte pour la prudence, s’en allant rôder ailleurs, traînant sa détresse, sa honte et son désarroi.

Il s’en alla, non sans se retourner une dernière fois. Comme s’il était encore sous son emprise, subissant à son insu son magnétisme, il sentait son regard qui pesait sur lui. Et là, il aurait pu jurer qu’il l’avait vue, ordonnant aux éléments en suspens, de se déchaîner contre lui. Il avait vu aussi sa longue chevelure rester plaquée, sans qu’aucun cheveu ne volette tandis que lui-même se brisait, à l’instar des cocotiers désarticulés. Sa robe fluide, qu’il aurait rêvé de soulever de ses mains d’homme, ne bougeait pas : elle restait collée à ses genoux, soulignant la cuisse galbée, le ventre rond. En un instant, la nature se débrida sous ce regard en colère dont l’expression se durcissait au point que ses pupilles se rétrécissaient, aussi sombres que les troncs détrempés qui flottaient à la surface de l’eau opaque. Elle le fixait, immobile, tandis que lui se débattait pour ne pas être entraîné. Elle le jaugeait. Il luttait. Il lui sembla même qu’elle avait souri quand il avait fléchi les genoux, se traînant à la recherche d’un abri. Avait-il rêvé ou il avait entendu dans l’air une clameur de triomphe ? Et, tandis qu’il rampait ventre contre terre, il lui semblait ployer sous sa volonté à elle.

Elle disparut tout à coup sous ses yeux, se soustrayant à son regard implorant. C’est ce qu’il raconta après, quand les secours étaient venus, l’admonestant pour ne pas avoir respecté les consignes de sécurité qui invitaient à rester cloîtré chez soi, quand on avait la chance d’avoir un chez soi. Il la regardait et tout à coup elle n’était plus là. Il dirait longtemps qu’il ne l’avait pas quittée des yeux, et que pourtant, pffft, elle s’était évanouie dans les airs, au bruit d’un éclair qui avait déchiré le ciel en deux, écartelant les nuages, fissurant l’air épais. Une poussière jaune était tombée sur la Promenade, de cela, il se souvenait bien puisqu’il s’était demandé aussi comment le cyclone avait pu progresser aussi vite, puisqu’il n’était sorti qu’en alerte Une. S’était-il trouvé dans l’œil du cyclone ? Dans ce cas, aurait-il pu survivre aux secousses qui précèdent et suivent son arrivée ? Et alors, ne l’avait-elle pas protégé, de sa force animale, de sa volonté de louve, de son instinct de bête ? En avait-elle seulement la force ! Combien de temps s’était écoulé ? N’avait-il pas rêvé ? Avait-il perdu la raison sous un choc quelconque. Son épaule lui faisait mal, mais sa tête bourdonnait, prête à éclater. Ses genoux étaient douloureux comme s’il était resté des heures planté dans le sol. Il avait décollé un caillou qui s’était incrusté dans sa rotule, à travers la toile épaisse de son pantalon. Sans être écorché, il ressentait des brûlures dans tout le corps.

Il garderait longtemps le silence sur cette aventure. A des proches, il confierait que peut-être il avait été protégé, car sinon comment aurait-il pu survivre dans des conditions aussi extrêmes, de façon aussi miraculeuse. Et là, il se laissait aller à une douce rêverie, plongeant ses regards dans des yeux immenses, dont les sourcils arqués s’étiraient comme des ailes et rappelait le vol léger d’une hirondelle, des yeux que nul autre que lui ne pouvait voir. Mais son sourire se crispait tout à coup, sa bouche se fermait, et on pouvait le voir frissonner, secouant la tête pour chasser la vision d’une bouche immense qui s’ouvrait sur une gorge décharnée, dévoilant des osselets d’un jaune ivoire d’où s’exhalait l’odeur putride de la mort. Il chassait alors du revers de la main et par un dernier effort de sa volonté des pensées dangereuses, une tentation encore maléfique. Comme si une image le poursuivait, ne pouvant le quitter, le laisser en paix.

Et, le jour de son enterrement, elle était là, au bord de sa tombe à lui, ses pieds foulant la béance qui se creusait sous elle, son corps dominant de toute sa verticalité la ligne qui se déployait horizontalement. Nul ne la connaissait, mais on ne pouvait détacher les yeux de ces jambes effilées, de cette taille fine, de ces hanches plantureuses sous la robe légère et cintrée sur son corps félin. Le creux de l’épaule qui imprimait des mouvements légers à la longue chevelure soulevait les regards, attisait le désir des messieurs, malgré l’inconvenance du lieu. On se serait niché là. Comme si la vie persistait dans ce qu’elle avait de plus charnel, de moins spirituel, dans un lieu qui aurait dû être propice au recueillement. L’inconnue semait le trouble dans les corps des hommes, mais aussi dans les cœurs des femmes. Celles-ci dans l’assemblée lui jetaient un œil assassin. Les amis de Germain doutaient. Avait-il eu une aventure ? Etait-ce sa maîtresse ? L’épouse de Germain baissa les yeux, résignée mais décidée à ne pas se laisser détourner de la dépouille de son mari ; habituée à une certaine réserve, en femme de psychiatre réputé, qui voyait défiler dans son cabinet toutes sortes de créatures sublimes mais perdues ou frustrées, qui lui confiaient leur désarroi, leurs peurs, leurs pensées les plus inavouées pour lesquelles il gardait le secret, sur un divan qui aurait tenté tout autre qu’un psy.

Elle pourtant, à aucun moment ne regarda l’assemblée. Comme si tout se passait entre le défunt et elle. Elle n’attendit même pas la fin de la cérémonie pour quitter tout ce monde. Mais on aurait juré lire sur ses lèvres serrées, un sourire d’abord imperceptible, puis s’ouvrant sur le côté. On crut même entendre s’élever dans l’air figé un rire sardonique, quand le prêtre prononça la messe. Rire ou sanglot ? Toujours est-il qu’une secousse violente l’avait parcourue, soulevant sa poitrine sous le décolleté de sa robe. Et son œil, dans lequel brillait une étincelle, était sec. Elle tourna les talons, comme si elle ne faisait que passer, comme si elle ne voulait surtout pas s’arrêter sur ce trépassé. Puis, elle hésita soudain, suspendue comme à l’écoute d’une brise qui se soulevait. Le vent devenait de plus en plus fort au point de tordre les branches des arbres, de détrousser la robe du curé, de bousculer l’assemblée. Son regard croisa celui d’un homme qui s’était tenu à l’écart, maudissant ces cérémonies interminables qui ne rimaient à rien. Elle sembla l’inviter des yeux, tandis que ses lèvres demeuraient serrées, comme un étau de fer qui ne s’ouvrirait que pour mieux se refermer… Leurs yeux se rencontrèrent, mais leurs bouches se fermèrent sur un mystère. Nul ne saurait jamais si l’inconnu la suivrait ou non. Parce qu’elle disparut, s’évanouissant sans que personne ne put jamais dire où, ni à quel moment…

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