lundi 15 décembre 2008

Heureux les affligés … Par Sangoku

« Quand vous consultez l’oracle, procédez à trois lectures : une événementielle, une psychologique et une Sacrée »
YI-KING « Livre des transformations »

Parabole existentielle et poétique en 24 tableaux

1.° tableau : Flottements au bloc opératoire

Mireille, souriait doucement. Elle était comme sur le bord d’un rêve d’où l’on s’éveille, en s’étirant, les yeux mi-clos à la rencontre de ce nouveau monde. Puis, elle sentit une tension lui parcourir le corps.
« Le cœur ne réagit plus, renvoie une décharge ! Rajoute trois centimètre-cubes de noradrénaline dans la perfusion ! ». Elle percevait une certaine fébrilité dans toute la pièce. « Le cœur reprend faiblement, il ne faut pas la perdre !».
Les blouses blanches, tant de lumière, ce tissu vert, tout lui disait quelque chose. « Ah oui ! Un champ opératoire, un abdomen ouvert, pas bien joli ce pancréas » notait-elle détachée. Elle observait tout cela, de façon très professionnelle, comme lorsqu’elle était assistante dans ce même bloc du CHT Gaston Bourret, il y a seulement quelques années.
Soudain, quelque peu effarée, elle comprit : c’était elle que l’on opérait, bien sûr ! Elle se sentait flotter, tout près du plafond, blottie, lovée, autour du climatiseur qui ronronnait. L’air frais pulsé dans la pièce faisait frissonner chaque souvenir qui remontait en elle.
Elle revoyait la gêne de l’endocrinologue. Tripotant maladroitement son stylo, il ne savait pas comment l’annoncer. C’était une sinistre nouvelle pour cette femme, d’à peine quarante ans, que chacun décrivait comme mystérieusement séduisante. Mireille se rappela avoir été enveloppée par le cocon de sollicitude de ses proches. Elle se souvint des trop-pleins d’une affection dont les excès même étaient, pour elle comme pour eux, un douloureux et constant rappel de leur révolte, de leur peine. Le tranchant de cette peine était souvent perceptible dans le silence de sa sourde palpitation, même si et surtout, quand ils essayaient de la cacher.
L’opération de la dernière chance avait été programmée, plus pour soulager son entourage que pour répondre à une réelle demande de sa part. Elle avait accepté depuis longtemps déjà l’échéance. Partir, laisser la place à d’autres.
Dans le vertige des anesthésiques, il lui semblait percevoir la myriade d’êtres qui l’avait précédée. Ces innombrables cohortes que son regard multipliait déjà quand elle jouait à cache-cache avec son père au palais des glaces de la Foire du Trône. Sans se retourner, elle sentait aussi, de nulle part, et de partout à la fois, sourdre l’éveil de tous ceux qui la suivraient, qui la suivaient déjà.
Mireille continuait de flotter dans la lumière de la pièce. Hors de son enveloppe corporelle, elle en conservait pourtant toutes les sensations. Le cliquetis des pinces donnait une structure à l’écoulement du temps. Le récipient accueillant les scalpels résonnait étrangement d’un petit bruit de clochette tibétaine qui transformait à lui seul le bloc opératoire en un temple.
Elle ne s’était pourtant jamais sentie aussi proche de ce corps qu’elle quittait. C’était avec une profonde affection qu’elle regardait le spectacle de ses artères clampées dans leur auras sanguinolentes ou celui des mâchoires, les siennes, il y a quelques minutes encore, toutes serrées autour de l’embout gris du respirateur.
L’opérée ressentait, de plus en plus, des modifications de l’espace autour d’elle comme une cocotte en papier qui se dépliait enfin après avoir été trop longtemps serrée dans un livre. Le temps également paraissait se dédoubler, à la fois ruisseau dévalant chaque pierre, et déjà lac, immobile, gonflé de la puissance des glaciers au soleil.
Elle se sentait partir. C’était l’heure. L’heure juste, marquée par un petit pincement de tristesse bien sûr, comme un sceau sur une lettre, dans laquelle l’on a écrit tout son amour. Sa vie semblait soudain se résumer à cela. Cet amour qui, elle le savait maintenant, pouvait seul satisfaire et étancher notre soif de vie ; cet amour, unique viatique pour un regard paisible au moment du grand départ.
Que de satisfactions elle avait eues, ces dernières années, dans sa carrière d’infirmière ! Que de joies à donner après être péniblement sortie de l’interminable gouffre noir sur lequel avait débouché sa jeunesse… Le rappel de ces sombres heures accéléra la modification de l’espace autour d’elle…
Son corps ne connaissait plus de barrières. Elle flottait déjà hors du bloc. Elle ne se rappelait même pas avoir traversé le mur. Elle était dans le couloir.
Germain était là. Baigné de ses larmes, le sauveur dépossédé de celle qu’elle avait été. Il sanglotait doucement. Il pleurait déjà sa perte, celle de Mireille, et de toutes celles à venir qui fondaient la fugacité des victoires ici-bas.
Mireille, dont le cœur ne faisait désormais plus qu’un avec l’espace tout entier, sentit un élan vers la joue de Germain. Cette tendresse se prolongea et se fit caresse. Elle crut même voir une larme vaciller quelque peu et dévier sa trajectoire.
Comme elle aurait voulu à son tour, lui apprendre la confiance. « Peine perdue, se dit-elle, il apprendra. », ou plutôt : « il est là en train d’apprendre très vite, plus vite qu’il ne l’avait jamais fait ». Elle se voyait déjà l’accueillir dans quelques années seulement. Mireille souriait doucement comme pour s’en excuser.


1.° tableau : La route de l’enfance n’est pas une ligne droite

Mireille, enfant, souriait souvent. Maintenant qu’elle était aux portes d’autre chose, tous ces sourires remontaient en elle, de partout, de ses joues, de son ventre … Elle ressentait, d’autant mieux, quelle avait été l’utilité de chacun de ces sourires forgés dans un alliage subtil de contraction et de détente.
Les murs des couloirs de l’hôpital semblaient s’écailler rapidement. Elle se sentit soudain projetée aux sources d’elle-même, se retrouvant, sans aucun étonnement, dans les plaines verdoyantes de la Bretagne de son enfance. Tout revenait en même temps dans son souvenir qui l’enveloppa d’un des édredons de plume de sa mère.
La chaleur s’offrait dans les rayons obliques du soleil, caressant les tombes moussues assemblées autour du presbytère. Dans ces premières et timides journées d’été, le froid la faisait encore frissonner même flottant sans corps parmi ses souvenirs. Son sourire, venait peut-être de cela : de la promesse du printemps, d’une issue possible à cette froidure persistante de l’hiver et d’un appel, renouvelé et plein d’espoir, à la chaleur.
Mais voilà, le froid de son souvenir n’était pas encore parti. Il s’attardait dans la maison de ses parents aux épais murs humides. Ces pans de forteresse de leur foyer enserraient les grands espaces vides et glacés des différentes pièces. Chacune d’elle était surveillée par des meubles si grands, que les étonnants adultes qui régentaient tout dans ce royaume, les avaient érigés en gardiens. « Sourions » répétait-elle, de façon incantatoire, sans même y prendre garde.
Dès la maternelle de l’école de Paimpol, elle avait découvert les relations complexes qui l’unissaient à son sourire. Il jaillissait avec la spontanée et naturelle sagesse infuse du bébé venant de découvrir la marche. Puis, elle avait appris à intervenir, à en travailler les modulations. Peu à peu, elle était passée maîtresse dans l’art d’orienter sa direction et de distiller l’évolution de son intensité.
Mais le jeu, toujours gagnant à l’orée de ses deux ans, semblait, de plus en plus, livré aux lois du hasard, à l’aléa du succès et de l’échec. Ses sourires exigeaient un sacré doigté, dont la complexité augmentait graduellement. Cela était rapidement devenu trop compliqué d’ailleurs pour une quelconque maîtrise. Il s’agissait, chose dont elle avait appris la difficulté tout au long de sa vie : de laisser faire.
Combien de fois avait-elle fait chou-blanc ? Elle s’était alors retrouvée, non seulement mise au piquet par le maître, mais également traitée de « petite enjôleuse ». Elle se souvenait de façon cuisante, des fois où son père, d’habitude si sensible aux injonctions des commissures de ses lèvres, ne semblait plus y prêter attention, la laissant dans le désarroi du pilote qui réalise que le manche à balai ne répond plus.
Elle se rappelait à quel point, enfant, son tableau de bord résidait tout entier dans les gestes, les mots et les attitudes de ses parents. Un de ses cadrans était la façon dont son père repliait le journal pour l’interroger sur sa journée. Son compteur de tours, elle le scrutait dans les mouvements des plis du tablier de sa mère quand elle la regardait monter avec dextérité des blancs en neige, ou repasser la coiffe bretonne qu’elle arborait dignement les jours de fête. Pour autant qu’elle s’en souvienne, les jauges du tableau de bord avaient presque toujours indiqué du bonheur. Bien sûr, il y avait eu des petits moments de honte quand une mauvaise note ou un mensonge étaient découverts, mais ce n’étaient que de petites griffures à peine visibles sur la carrosserie.
Tout s’était gâté le lendemain de ses sept ans. Elle ne pouvait évoquer son anniversaire sans immédiatement avoir les larmes aux yeux. Le souvenir des tendres regards d’affection de ses parents lui écrabouillait le cœur, aussi sûrement que ce platane l’avait fait avec la Volvo dont la solidité était la grande fierté de son père.
Le directeur de l’école était venu la chercher en plein milieu de « l’activité d’éveil », terminologie du nouveau programme qui remplissait le maître de fierté. « L’éveil » fut difficile pour Mireille. Elle n’avait pas compris l’embarras du concierge et des deux adultes inconnus qui examinaient avec attention les lattes du parquet. De longues minutes s’étaient écoulées, pendant lesquelles ils la couvaient d’un regard fuyant.
Puis Margot, sa nounou à laquelle sa mère avait toujours fait appel, fit irruption dans la pièce. Il ne leur avait fallu qu’un regard pour éclater toutes les deux en larmes dans le bureau du directeur. Margot avec un quart de seconde d’avance, lisant déjà dans les yeux de Mireille l’abîme qui allait être le sien.
Il n’y avait eu besoin d’aucun mot. La peine intense était un langage total. Elle révélait tout, et bien plus encore, d’un sanglot qui ne trouvait plus le temps de s’arrêter.
On lui avait tout expliqué plus tard, un chien traversant inopinément la route, l’écart qu’avait fait son père pour l’éviter, la pièce de métal qui avait fait alors fait éclater le pneu et dévier la trajectoire de façon fatale.
Elle avait imaginé, par la suite, cette scène, des centaines, des milliers de fois. Cette incantation lui donnait le pouvoir de changer la réalité, de faire revivre son Papa et sa Maman. La magie n’avait pas réellement marché. Mais au moins, se sentait-elle à l’abri dans son refuge, passant avec eux leurs derniers instants ici-bas. Elle s’y sentait chez elle. Rien à voir avec cette sinistre demeure que les Paimpolais appelaient « l’Orphelinat ».
Sa mère était fille unique. Quant à son père, il ne parlait plus à avec son seul frère depuis des années, depuis que celui-ci avait quitté Paimpol furieux de ne pas avoir une part du garage familial. Lorsqu’il avait fallu trouver une solution, on pensa tout de suite au foyer d’accueil Béthanie.
Il y avait si longtemps à présent. Elle avait parcouru, depuis, une si longue route. Que même désincarnée, elle ne pouvait retenir un long sourire. Il ne gommait pas la douleur mais la lissait. Il calmait cette douleur de son arrondi, la présentait comme deux alliances disposées sur un coussin le jour des noces.

2.° tableau : Une éducation religieuse

A « l’Orphelinat », on riait jaune plus souvent qu’à son heure. Ce n’était pas que les sœurs de la Sainte Piété étaient méchantes ou bêtes, mais simplement « comp-dec » comme disaient les plus grandes. Elles étaient complètement décalées par rapport à ce qui faisait la fluidité et le renouvellement constant de la vie. Il n’y avait jamais de place pour un second niveau, pour un changement de perspective où tout d’un coup sous un autre angle on voyait éclater tout le comique de la situation.
Il fallait donc se contraindre pour feindre d’apprécier un monde en deux dimensions. N’avaient le droit de s’y afficher que de bonnes pensées et un élan évangélique pour se couler ensuite dans tous les méandres de la vie collective au sein de la « Maison ». Elle occupait l’ancienne école des filles, libérée par la loi sur la mixité dans l’enseignement public, loi que les sœurs n’évoquaient jamais sans lever les yeux au ciel, élévation oculaire ponctuée généralement par un « Seigneur Jésus ». Mireille, petite, avait toujours suivi leur regard en se demandant ce qu’elles y vérifiaient et comment faisaient-elles pour voir à travers le plafond ?
Elles étaient quarante filles, de cinq à dix-sept ans, constamment guidées et contrôlées par vingt-deux sœurs dont les trois quarts avaient dépassé l’âge de la retraite. Mireille avait commencé dans la première classe qui réunissait tous les niveaux du CP au CM1, chez les « jaunes », dans la salle de classe « canari ». Chaque classe avait sa tonalité éponyme. Mireille en avait donc vu de toutes les couleurs.
Les pensionnaires du foyer faisaient tout ensemble : non seulement chacune d’elles étaient marquées par le sceau de la perte de ses parents mais il leur fallait étudier, dormir, manger et partir en vacances ensemble. Tu parles que ça changeait les idées ! Chacune des amies de Mireille étaient un puits. Un jour leurs parents y étaient tombés, seule restait cette béance sous le ciel comme un cri muet, habité, parfois à la nuit tombée, par un plein seau de larmes.
Et ce vide en chacune résonnait partout. L’absence les réunissait. Elle prenait le visage de ce crucifix qui ornait chaque pièce. La douleur ne disparaissait jamais, même et peut-être surtout, dans l’excitation du dimanche, sans parler des fêtes de Pâques. Qu’il était douloureux ce « Il est vivant » qui embuait les yeux. Les yeux de Mireille étaient déjà tristes, mais ceux d’Amy ou de Carlitta lui brûlaient le cœur.
Pire étaient les vacances. La moitié d’entre elles avaient un vague cousin, voire une tante, qui venait leur offrir l’évasion tant attendue. Les voir partir une à une était une desséchante saignée. Elle restait, avec Amy et Carlitta, dans la salle d’étude, commençaient leurs devoirs et s’efforçaient de ne pas regarder par la fenêtre la noria des voitures. Comme toutes les autres années, elles iraient à la Baule, la maison de la congrégation au bord de la mer. Elles auraient l’impression de ne pas avoir quitté le foyer Béthanie mais elles le feraient pour Sœur Thérèse, avec le sourire.
Les cours de catéchisme étaient clairs. Il ne fallait jamais se mettre en colère ou s’indigner : « Il était ressuscité, et puis il y avait bien plus pauvre et malheureux que soi ». Elles se pliaient donc aux injonctions des grandes prêtresses du sourire jaune, comme elles les appelaient, tentant de suivre la voie, même quand il y avait quelque motif d'être vexées, outrées ou fâchées. Elles le faisaient, par bienséance, par prudence, et par peur. Ce n’étaient pas les raisons qui manquaient.
Mireille était devenue forte à ce jeu. Elle concentrait sa bile et feignait une gaieté qu'elle ne ressentait pas. Elle en oubliait le plaisir de rougir, de sentir cette chaleur qui monte aux joues et vous enflamme à l’intérieur. Au rouge qui exprime la vérité ressentie, elle substituait le jaune qui dissimule. Il lui avait fallu des années, trois dizaines d’années sur le chapelet de la vie, pour retrouver la simplicité d’un rire ou d’un sourire sans l’amertume citron.
Et puis, il y avait eu son passage chez les « vertes », pour suivre péniblement sa scolarité de la sixième à la troisième. Les cours par correspondance étaient repris en groupe, avec une sœur dans deux ou trois matières. Elle n’était pas vraiment intéressée mais ça passait le temps.
C’est à partir de la seconde que sa vie prit un nouveau sens : s’évader, sortir, s’enfuir. Amy s’était mise à recevoir la visite d’une tante qui lui apportait des livres, de ces livres que jamais les sœurs n’auraient tolérés à la bibliothèque. Elle riait encore rien que de penser au regard de Sœur Cécilia, le jour où elle avait découvert, derrière le radiateur, un livre de la collection Harlequin « les Feux de l’amour ».


3.° tableau : La genèse d’un métier



Gregory se tenait debout, à l’écart des tombes épiant chaque parole, scrutant avec avidité chaque visage, venu à l’enterrement. Rien de tel qu’une pierre tombale pour susciter un effet de miroir et convoquer l’ensemble de sa vie.
Gregory laissait rarement insensible. Ce qui frappait de prime abord était sa silhouette séchée par ses soixante-dix ans de vie que chacune de ses rides semblait revendiquer avec fierté. Gommant l’image de maigreur, ses yeux très vifs mettaient mal à l’aise. Heureusement il savait très rapidement dissiper ce sentiment. Il adressait alors un message à son interlocuteur d’un grand sourire silencieux qui signifiait : «Tu vois ! C’est possible, nous allons le refaire ensemble ».
Cette attitude résumait d’ailleurs assez bien la conception qu’il avait de son métier. Il n’avait pu se résoudre à l’abandonner malgré son âge, bien au-delà de celui de cette retraite tant attendue par certains. Il savait qu’il s’agissait d’un drôle de métier : « apprendre à dissiper le malaise ». Et il faut dire qu’en matière de malaise il en connaissait un bout. Un bout de chemin avec tous ses recoins.
« Ce n’est pas le chemin qui est difficile, répétait-il, c’est le difficile qui est le chemin ». C’est d’ailleurs cette connaissance, « LA » connaissance comme il avait l’habitude de le dire de sa voix, à la fois bizarrement grêle et gutturale, insistant longuement sur le « la », qui l’avait conduit à devenir psychanalyste, après ses études de médecine.
Il avait acquis cette connaissance très tôt, inconsciemment d’abord, mais avec un grand appétit. Elle l’avait nourri même si c’était surtout de faims. Quand il fut retiré à la garde de sa « mère naturelle », les psychologues l’aidèrent lentement à sortir des déserts dans lesquels, il avait appris à vivre. L’enfant « martyr » s’était d’abord désaltéré aux colonnes de la presse locale. Sa « souffrance », comme ils disaient, lui avait valu une attention étrange qui l’avait mis très mal à l’aise au début. L’enfant la prenait pour de l’envie.
Au procès, les avocats lui avaient appris à lire l’alphabet de ce monde nouveau. Il ne se déchiffrait pas selon l’intensité de ce qui ne pouvait être qu’un tourment, fût-il de plaisir. Il se lisait suivant des règles claires, quand on les connaissait : ce qui était bien et ce qui était mal.
Il n’aurait jamais imaginé que ses longues après-midi, enfermé à la cave, guettant le retour des talons de sa mère derrière le soupirail, l’auraient conduit à son moelleux fauteuil en cuir, juste en retrait du divan. Il avait longuement réfléchi à la distance stratégique qu’il devait établir entre son siège et les remparts molletonnés de l’espace de détente de ses patients. Sujet éminemment délicat, il devait être suffisamment près pour qu’ils se sentent constamment en prise, à la fois attendus, protégés et couvés, mais suffisamment loin pour susciter la tension et le désir, cette inlassable quête d’un regard insaisissable qui, fuyant derrière soi, se laisserait enfin apprivoiser.
Après de longues études, où il s’était mis en jeu personnellement, Gregory n’était plus celui qui attend mais celui que l’on attend feuilletant ses nerfs sur les pages d’une revue en papier glacé. Il n’était plus écartelé de mille interrogations quand sa mère, pour une bêtise ou autre broutille, le rejetait, dans les ténèbres souterraines du monde du vasistas. Jadis, plongé dans l’attente de l’enfer sombre, il était taraudé par une interrogation lancinante, identique à celle de bon nombre de ses patients : « Pourquoi ? ». Mis à la question par sa grande inquisitrice, il ne pouvait ni répondre, ni abjurer. Il ne pouvait que soupeser en lui le poids des regrets, des bafouillantes excuses et de l’impérieuse nécessité de redoubler d’efforts pour obtenir un encouragement, une petite marque d’intérêt, fût-ce une paire de gifle.
Mais, depuis déjà plus de trente ans, il n’avait plus un prétexte de première page de quotidien à son : « Pourquoi ? ». Parfois il lui semblait que c’était hier. Elles avaient été longues ces années où il avait appris, à se dégager de tout cela. Enfin se dégager, pas vraiment, cesser de lutter plutôt. Dix ans de lent apprentissage sur le divan pour retrouver la paix et le vrai pouvoir : « Etre debout au coin de la rue et n’attendre personne ». Plus de dix ans qu’il avait appris à déjouer cette tentation lancinante de la fuite dans les « pourquoi », pour faire face le plus sereinement possible. Enfin presque toujours…
Bien sûr, la caravane de la vie avait déroulée son lot de tempêtes de sable et d’oasis, de désagréments et de visages. Mais il restait, pensait-il souvent, « en deçà » de tout cela ; juste après avoir désélectionné sciemment d’un sourire sévère, comme à chaque fois, le mot « au-delà » et son cortège d’arrogance.
Heureusement, même « en deçà », il avait eu la joie de sentir plusieurs fois ses atomes crocher quelques inconnus. Plusieurs années de cheminement de conserve n’avaient pu épuiser le mystère joyeux ou douloureux de ces rencontres. C’était tout particulièrement le cas de Germain qu’il avait accompagné puis supervisé au cours de son apprentissage, ce qu’ils appelaient l’un et l’autre leur « art ». Celui-ci avait installé son cabinet de psychanalyse, « son auberge espagnole », comme il aimait à le nommer, dans la même cage d’escalier. C’était pratique pour la supervision de Germain ou pour maintenir une permanence d’urgence quand l’un des deux était en congé, mais Gregory l’avait aussi perçu comme un danger d’invasion de son espace vital.
« Si j’avais su ! », se disait Grégory, quelque trente ans plus tard dans ce cimetière du sixième kilomètre situé à la périphérie de Nouméa, juste aux Antipodes de leur rencontre initiale à Paris.

4.° tableau : Psychanalyste, l’illusionniste à rebours




Gregory se souvenait très bien de cette lointaine journée qui eu par la suite tant d’importance. L’examen de son carnet de rendez-vous l’avait assombri.
Il regrettait d’avoir acquiescé à la demande de remplacement que lui avait faite Germain. Il devait à présent gérer les deux « auberges » durant l’absence de ce dernier parti pour trois semaines de colloques aux Etats-Unis, pays du behaviorisme et autres reconstructeurs de la psychologie.
il analysait mécaniquement, seconde nature professionnelle, cette idée qui l’agaçait. La créativité outre-Atlantique issue des débris de la vieille psychanalyse européenne lui évoquait ces champignons de sous-bois qui poussent à toute allure sur leur lit d’humus après avoir pompé toute la vitalité de la dernière pluie. Ils impressionnent à première vue mais ne sont constitués que d’air et d’eau.
Pas grand-chose de bon à tirer de ces ego-thérapies ! Elles visent seulement à colmater les forteresses branlantes que constituaient chacun, croulants toutes, plus ou moins, sous le poids de leurs murailles. Sa pratique, à la suite des enseignements de Freud et de Lacan, lui avait enseigné ce qu’il considérait comme la seule vraie voie, vraie en cela qu’elle dissipait toute illusion et empêchait de se conforter et de se protéger dans un quelconque savoir sur la vérité.
Bien que lucide quant au petit relent de sadisme de son attitude, traquant jusqu’au moindre soupçon d’illusion, il restait fidèle à la conception qu’il avait de son métier dont l’objectif consistait, selon lui, avant tout à affaiblir le rideau de fumée des défenses et des résistances. Il convenait de tourner le dos à toutes les évolutions cliniques de pacotille, à la mode américaine.
Il ne fallait pas céder à la tentation de la vente bien bonimentée d’un état de bonheur. Au contraire, il importait de se prémunir contre ce mirage d’un état enfin atteint, où l’individu serait protégé du malheur. Qu’attendre du positionnement américain de la psychanalyse digne d’un catalogue de la Redoute ? Son éthique, à lui, de psychanalyste était de permettre l’accès à la vision du monde au-delà de l’illusion, et non de vendre un thermolactyl de Damart. La satisfaction douillette apportée à notre anxieuse recherche de sécurité se révélait tôt ou tard un cataplasme sur une jambe de bois.
C’est seulement dans la traversée du froid qu’il était possible d’écouter la vraie joie. Possible de s’y enraciner, avant la prochaine chute. La condition était de faire le deuil de soi-même. Il ne s’agissait pas de renier son être profond, il suffisait de ne pas entretenir l’écume mousseuse et vibrionnante, sans cesse formée au sommet de chaque vague. Ne rien faire, hors un petit regard de sympathie. La laisser, cette écume, en vain lutter contre l’éphémère et crier son existence. Alors en marge de soi, parallèlement à nos inlassables ritournelles, se jouait une autre partition. Son orchestration ouvrait une lucidité intérieure qui n’avait pas de nom. Acceptant la tristesse, elle la dépassait. Ne recherchant pas la joie, la sienne devenait totale.
Aucune lucidité ne pouvait bien sûr se conserver dans une citerne pour les temps de sécheresse. Elle était à renouveler en permanence. Gregory, psychanalyste, avait pu se confronter aux premières chutes, à leur répétition et à l’inéluctabilité de celles-ci. Pour autant, l’éventualité des tempêtes ne pouvait conduire à abandonner les bateaux. Nous ne devions pas modifier le cap.
Non, Gregory ne voyait pas très bien ce que Germain pouvait espérer d’un tel voyage à ce congrès d’égo-thérapeutes. Peut-être finalement que son ex-élève n’avait pas vraiment achevé son parcours analytique avant d’ouvrir son cabinet. Gregory l’avait, à la suite d’un de ses collègues, accompagné pendant les quatre dernières années d’analyse didactique qui devaient faire de lui un psychanalyste. Il avait validé sa décision de poser sa plaque et de s’installer. Validation essentielle. Si le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même, il devait pouvoir, de par sa liberté même, s’autoriser de se voir reconnu et habilité par ses pairs.
Et pourtant, Gregory, bien que séduit par le potentiel et le charisme de Germain, avait toujours eu un petit doute. Un excès chez Germain de l’attention aux autres, du désir de bien faire, lui semblait parfois signer une certaine immaturité, une volonté d’immixtion trop ostensible pour être compatible avec leur pratique.
Le recul qu’il avait par rapport à lui-même, permettait à Grégory d’attribuer son ressenti ambivalent vis-à-vis de Germain, à un reste de travail à accomplir. Une tâche permanente qui incombait à Gregory comme analyste était de prendre en compte et de convertir les deux aspects imbriqués de cette « Jalouissance » : à la fois ce plaisir vital à être en compétition, voire en rivalité stimulante avec un autre proche de lui et une jalousie instinctive mortifère, voire assassine, de la jouissance de l’autre.
Il avait appris à déconstruire « sans cesse» de tels ressentis. La fin de sa propre psychanalyse, il y a dix ans, ne correspondait pas, bien sûr, à l’extinction du négatif et de l’ombre. Avec son analyste, Georges Bérard, ils avaient constaté ensemble sa capacité de poursuivre seul l’inlassable travail de lumière. Mais, il se sentait parfois fatigué par ce « sans cesse » qui avait un petit arrière goût de « jusqu’à ce que mort s’en suive ».
Dans les deux ans qui avait précédé cette journée cruciale, l’accompagnement en supervision de Germain, une à deux fois par semaine pour parler de ses patients, l’avait amené à constater chez lui quelque chose qui ressemblait à une bonne pratique. Son consentement au labour permanent de soi-même par les souffrances et séductions des analysants remplissait cette condition première, nécessaire au silence créatif de l’écoutant.
En tout cas, pour le moment, les journées de Gregory allaient être protégées du désœuvrement. Il aurait à prendre en charge non seulement ses propres patients mais également ceux de Germain pour lesquels un sevrage de la « cure de la parole » pendant trois semaines n’était pas envisageable et qui étaient prêts à s’allonger sur un divan d’emprunt pour pouvoir continuer à triturer leurs plaies, ou pire, leur absence de plaies.


5.° tableau : Lignes de résistances



Deux patients de Germain avait alors été prévus pour cette journée : le Père Jacques-Marie Soubeyrand et Mireille Boulouni.
Il avait failli ne pas prendre le premier. Il s’agissait d’un nouveau patient de Germain, d’après ce que lui avait indiqué Marthe, sa secrétaire. Recevoir un prêtre était inhabituel. En voilà un qui n’avait pas dû se plonger pendant ses études au séminaire dans « l’Avenir d’une illusion » de ce bon vieux Sigmund.
Ce « Père » aurait probablement pu patienter quelques semaines de plus, avant le retour de Germain. Mais une pointe de curiosité avait fait basculer la décision de Grégory. Qu’est-ce qui le poussait à plonger dans le maelstrom si personnel qui donnait à chaque névrose un visage humain ? Pourquoi donc n’avait il attendu, selon le tempo sa foi, cette rencontre définitive sur le divan du « Très Haut », se dit Gregory, à peine goguenard.
Pour sa part, Gregory avait tergiversé pendant presque trois ans avant d’entreprendre son analyse. Passant par toutes les bonnes vieilles stratégies qu’il avait ensuite tant vues utilisées par ses patients pour reculer le plus tard possible le fait de pousser la porte de l’analyste. Ensuite, ils utilisaient d’autres stratégies pour faire diversion au vrai travail pendant les premières séances, et souvent même les premières années. Les ficelles utilisées étaient toujours identiques.
Tout d’abord, parmi les techniques les plus usitées, il y avait la rébellion systématique contre toute autorité à commencer par celle de l’analyste. Les fervents d’une espèce d’anticléricalisme psychanalytique avaient toujours eu droit d’emblée à quelque chose qui ressemblait à de la sympathie. Grégory se sentait particulièrement proche d’eux, en raison de tout ce que lui avait enseigné son parcours de formation, et notamment un recul, voire une répugnance, naturellement induite à toute pratique lucide de ce métier. Mais le chirurgien ne répugnait-il pas aussi à son acte avant d’amputer ?
Il aurait aimé leur dire bien des choses mais cela ne servait à rien, c’était à eux de les découvrir. Son travail était semblable à celui du dermato qui doit exciser un furoncle, sauf que c’était beaucoup plus long. Il fallait circonscrire la longue chaîne des tuteurs grâce et contre lesquels, ses patients avaient pu « pousser ». Que ces tuteurs soient parents, professeurs ou amis, leur action passée, aujourd’hui les entravait et les maintenait ligotés.
Pour se libérer de tous ces liens, il était essentiel de ne pas destituer trop tôt le psychanalyste. Il fallait avoir péniblement élimé toutes les séductions, les rébellions et les convoitises vis-à-vis de la place occupée par l’idole, le maître du divan. Des années de travail étaient nécessaires avant de prétendre à être libre de l’image de « celui qui sait ». Il fallait laisser du temps au joueur de flûte. Comme dans le conte, il devait entraîner dans son sillage, hors de la vie psychique du patient, tous les fantômes et autres rats... C’était trop simple de démasquer le magicien d’Oz au début de l’histoire, sans le creuset des nombreuses aventures du voyage.
Une seconde catégorie de patients déployait une stratégie paradoxale. Malgré leur venue dans le cabinet, ils scandaient un déni, tout à fait respectable, de toute souffrance psychique sérieuse ou de toute difficulté réelle. Ils étaient là « par curiosité, pour s’améliorer et travailler sur eux ». La litanie était souvent si démonstrative que, malgré quelques accents de sincérité jouée dans la voix, ses officiants ne semblaient pas vraiment convaincus. Ils guettaient toujours en quête de quelque contradiction pour pouvoir enfin essayer de se convaincre eux-mêmes.
Puis venait une troisième catégorie qui était celle des tenants de la question des « possibilités financières », préoccupés par le coût considérable d’une cure qui s’étendait sur plusieurs années. Ils mettaient généralement un terme prématuré au travail. Agrippés à leur névrose comme à leur porte-monnaie, ils s’en faisaient alors une bouée pour surnager le plus longtemps possible, en sauvegardant ce qui est à eux. Quelques- uns, rares heureusement, s’y noyaient. Les autres dérivaient, en suivant les courants professionnels, familiaux ou providentiels. Ils étaient tous exténués, ne se reposant que de loin en loin. Ils survivaient en s’accrochant régulièrement, pour quelques instants, à une poutre également à la dérive, jusqu’à ce que le désir de guérir soit plus fort et qu’ils acceptent d’en payer le prix.
En fait, il y avait une quantité innombrable de stratégies de résistance pour ne pas se faire face. Non seulement, Gregory en dénonbrait maintenant presque autant que d’individus, mais il savait que c’est cette attitude même qui constituait chacun dans son être et lui donnait l’originalité qui était la sienne : persévérer dans la fuite de soi.
Enfin, heureusement la majorité de ses concitoyens arrivait à contourner l’invitation de sa poignée de porte, à éviter la question de leur besoin d’aide auprès d’un professionnel. Par l’esquive de la question, ils y apportaient, pour les plus avancés, une réponse, libre de toute complainte. Les autres maintenaient un équilibre en se débarrassant sans cesse de leur flot grandissant de complaintes. Qu’il était aisé de projeter sa négativité sur ce monde si perfectible ! Ah que la vie et eux-mêmes seraient meilleurs si le monde et les autres n’étaient pas ce qu’ils sont.
Pour Gregory, après son adolescence en famille d’accueil, sa souffrance personnelle n’avait longtemps pas pu trouver d’autre issue que de souffrir. Par un misérable malentendu, il se retrouvait identifié à cette souffrance. Il luttait de toute la force de son instinct de vie pour que celle-ci ne meure pas. Et, en ça c’était là sa grande victoire, elle refusait de mourir.
Il avait eu recours à toute sorte de stratagèmes pour alléger ce poids. Sans grand succès, le soulagement restait de courte durée. La chute qui s’en suivait, était toujours brutale. Ce n’était pas qu’elle soit douloureuse, non, mais humiliante surtout. Des bouffées d’enfance lui remontaient alors, quand il était obligé par sa mère de garder sa culotte souillée toute la journée pour « qu’il réalise enfin ce qu’il avait fait » …
Ce rapport au mal-être l’avait naturellement conduit à commencer des études de médecine. C’est là qu’il découvrit la cocaïne qui, de plus en plus, lui servit de refuge. Au début, elle lui fut d’une grande utilité pour pouvoir plancher sur ses cours. En troisième année de fac, sortant beaucoup le soir, manquant de sommeil et de la petite étincelle qui le ramènerait à ses leçons, il avait régulièrement besoin d’un coup de fouet.
Il avait trouvé là sa lampe magique. Il ne la frottait pas comme Aladin de quelques allers et retours d’un chiffon lustrant, mais écrasait chaque cristal de cocaïne de sa lame de rasoir, en quelques va-et-vient saccadés. Une grande inspiration, et du génie surgissait lui permettant de réaliser tout ce qu’il souhaitait faire. Cela avait remarquablement fonctionné pendant quelques temps.
Il s’était alors plongé avec passion dans les manuels de psychopathologie, de psychanalyse et de clinique. Le côté savant fou de Freud l’avait d’emblée fasciné. La monstrueuse présomption narcissique de Gregory, suscitée par les stupéfiants, y voyait un trait de complicité avec les quelques années d’addiction à la cocaïne du fondateur de la psychanalyse. Et cela, l’emplissait d’une fierté construite à la force de ses narines.
Il jonglait alors avec les concepts psychanalytiques, ahuri de sa dextérité grandissante. C’est ce qui fut le plus déterminant pour sa vocation. Cette accélération des pensées, comme l’enchaînement des doubles et triples croches dans le premier concerto pour piano de Rachmaninov, le remplissait momentanément de la jubilation du soliste. L’illusion de la puissance d’un orchestre symphonique au bout de sa paille, en forme de baguette, trouva dans les livres de Freud ou de Lacan, le lieu d’exercice naturel de ses gammes.
Puis vinrent les problèmes. Dans l’amphithéâtre, un sentiment régulier d’abattement semblait éplucher ses nerfs à vif. La rapidité de ses pensées était de plus en plus mise au service d’une étrange protection. Il fallait absolument contrer une menace, quelque chose se préparait… Son irritabilité s’exacerbait en l’impossibilité croissante de faire quoi que ce soit, sans cette chaleur satisfaite qui, de ses naseaux, irradiait à tout son être.
C’est alors, à la fois contraint et dans une logique naturelle, qu’il put, il y a vingt ans déjà, décrocher son téléphone. Ce psychanalyste lui avait, d’un sourire empressé, remis sa carte, depuis quelques mois déjà. Il y avait trouvé son métier et avait même pu arrêter, entre autres subterfuges, la cocaïne. Même si, pendant des années, la moindre odeur apparentée le laissait aux mains de quelques brèves secondes, très longues, au tic-tac pantelant et hagard.
Cela aussi, il l’avait appris pendant sa formation, on pouvait « guérir » mais on devait transporter son brancard sous le bras pendant des années encore. L’encombrement de celui-ci et son acceptation était en lui-même un remède. La première sonnerie mit fin à sa récréation, il était temps de se remettre en rang.


6.° tableau : Lectures et évasion




Après toute la collection « Harlequin » introduite en douce à l’orphelinat, Mireille avait découvert Flaubert, Proust et Victor Hugo. Elle vécut alors, le soir souvent, les instants parmi les plus forts de sa vie. Mireille lisait en plissant les yeux dans le dortoir à peine éclairé. Son cœur, dans la pénombre, battait de reconnaissance pour la lueur de la veilleuse indiquant en vert « sortie de secours ». Mais ce lieu là, c’était de nuit.
A partir de dix-sept ans, le pont qui permettait à Mireille de s’évader d’un sourire intérieur, dans la journée, tendait à fonctionner de moins en moins. Auparavant, il suffisait d’animer les commissures de ses lèvres pour glisser sur elles, magique toboggan, et rejoindre les contrées merveilleuses de l’autre rive. La pensionnaire du foyer Béthanie se transformait alors en Alice. Ses rêves lui donnaient toujours un lapin à poursuivre, souvent il avait le visage d’un de ses héros de la nuit.
Mais, il ne fallait généralement pas très longtemps pour qu’une des religieuses se transforme en reine, sans beaucoup de cœur. « Mireille cessez donc de bayer aux corneilles avec cet air niais » ! Elle devait alors replier le rêve, méthodiquement, et certains étaient très grands. Parfois la sœur s’en chargeait avec la soudaineté d’une nappe sous un banquet disposé savamment que l’on arrache d’un geste rageur. Le sourire s’envolait de lui-même, avec l’élan d’une cohorte d’oiseaux marins alertés. Elle avait alors juste le temps d’un plissement d’yeux, pour se protéger du battement des dizaines d’ailes. Après, il ne restait plus rien.
Au fil des années, puis des mois et enfin des jours, ce rien occupait tout l’espace. Elle aurait pu s’en satisfaire, s’y reposer s’il n’y avait l’extérieur où miroitait comme un appel la couverture d’un de ses premiers livres « les Feux de l’amour ». Les rêves se transformèrent bientôt en complaintes puis en projets d’évasion. Mireille les échafaudait méticuleusement avec ses deux amies, lors de la longue récréation dans le patio près du potager des sœurs.
Des scénarios, elles en avaient plein. Leur préféré était l’évasion utilisant l’échelle contre le mur du fond du jardin. Il leur semblait plus romanesque que ceux mettant à profit l’absence de la concierge lorsque celle-ci quittait sa loge pour distribuer le courrier ou le relâchement de la surveillance pendant les vacances d’été à La Baule.
Le plus compliqué résidait en la récupération dans la caisse de l’intendante d’une partie de leur argent. Le capital des assurances vies de leurs parents avait été confié en gestion au foyer Béthanie. Il servait à acquitter leurs frais de pension. Elles savaient bien toutes trois qu’elles n’iraient pas loin sans pouvoir payer billets de train et repas, avant la rencontre de leur étoile qui consacrerait leur liberté.


7.° tableau : Impressions du monde du dehors




Un autre évènement vint apporter un répit à l’élaboration des différents scénarios d’évasion. Depuis peu, Amy recevait régulièrement la visite de sa tante Christina qui revenant d’Amérique s’était installée à Paris. Elle eut donc la chance de partir lors des vacances scolaires, loin de la triste maison balnéaire de La Baule. C’est donc avec une grande excitation que les trois amies se retrouvèrent après les semaines d’été.
Amy était méconnaissable. Son apparence physique n’avait pas changé mais elle avait acquis un recul et un détachement fantastiques. On aurait dit une patineuse ayant oubliée qui de ses patins ou de la glace était la liberté et qui était la joie. Elle faisait penser à ce paysan de l’évangile qui ayant découvert un trésor dans le champ qu’il labourait pour le compte d’un autre, l’enterre de nouveau et réunissant toutes ses économies se porte acquéreur du terrain. Amy semblait vraiment revenir avec le titre de propriété du champ en poche.
Amy raconta mille histoires sur les lieux explorés en route. En Normandie, sa tante avait tenu à lui faire visiter la propriété d’un peintre célèbre. Cela avait été, selon elle, le début des premières véritables vacances de sa vie. Le rideau du théâtre, dans la joie d’accueillir clamée par son velours rouge, s’était entrouvert et avait écarté ses bras à toute la grandeur de la scène. De gigantesques nénuphars, comme autant de soleils levants, l’avaient remplie de toutes sortes d’impressions. Paris lui avait semblé irréel, rassemblant toute l’histoire, la science et l’élégance du monde.
Que de pauses méridiennes délicieuses à écouter Amy parler de la liberté des badauds voletant autour d’un orgue de barbarie sur la Butte aux Cailles ! Elle excitait leur imagination par la description de Montmartre. La lente montée des marches réduisait peu à peu l’imposant surplomb hiératique de la basilique, comme si celle-ci s’inclinait toujours plus bas pour rendre hommage à un Paris qui, touché de tant de sollicitude, s’étirait à perte d’horizon.
Mais même si les lieux sont vivants, les êtres humains étaient pour toutes trois les espaces véritables où se reposer. Les rencontres au sein du très ouvert pavillon en pierre meulière du 12° arrondissement de la tante Christina avaient concentré leur curiosité passionnée. Un flot ininterrompu d’amis, de connaissances se renouvelait sans arrêt, comédiens et architectes, libraires et musiciens. Et parmi tous ces artistes, ceux qui ne l’étaient pas paraissaient pourtant comme tels. Leur discipline, encore plus extraordinaire, était la vie même. Ainsi, le plombier et l’employée de la RATP avec lesquels Amy avaient particulièrement sympathisé, malgré les dix ans qui les séparaient.
Et puis, il y avait eu, ce fameux soir et les suivants, où la vie s’était métamorphosée, ou plutôt avait révélé sa vraie nature. Amy avait rapporté cette nature, bien emballée dans son mouchoir préféré. Le sacristain n’avait pas plus d’attention et de respect devant le calice de l’autel. A l’abri de la cabane de jardinage, elle souleva lentement, l’un après l’autre, chacun des coins de son écrin brodé. Le cœur de Mireille battait à tout rompre. Elle sentait une palpitation de gratitude pour Amy. Elle semblait d’un coup comprendre pourquoi elle l’avait toujours tant appréciée. Elles échangèrent deux regards qui se croisant s’unirent d’un grand sourire silencieux.



8.° tableau : Initiations au clair de lune


Il faut dire qu’il y avait de quoi sourire. Toutes ces précautions et ce mystère pour une plaque de ce qui ressemblait, au mieux, à un bloc de terre glaise que l’on aurait laissé brunir au four. Les doigts du potier semblaient avoir estimé qu’il n’y avait plus rien à rajouter, si ce n’est l’onction du four, à cette couleur terre de Sienne. Restait l’odeur très forte qui monta immédiatement du mouchoir jusqu’au ciel.
Mireille écouta, distraite, les récits des premières expériences d’Amy avec ses initiateurs parisiens. S’interposaient entre elle et ces longs discours, les images des livres qu’elles avaient lus clandestinement ces derniers mois : la felouque d’Henri de Monfreid, cargaison pleine de haschisch dans le golf d’Aden, ou Théophile Gauthier ouvrant un pot de « confiture » de Dawamesc pour ouvrir à son invité Charles Baudelaire les portes du paradis.
Elle réalisait à quel point elle s’était projetée dans ces récits. Probablement à cause de toutes ces années à entendre les sœurs lui parler de la bonne nouvelle du Royaume et de la Terre Promise. Oui ! Elle voulait rejoindre ce Royaume ! Tout son cœur s’embrasait de la flamme distillée par ses rêves de voyages et de connaissance. Même la lancinante petite fente chaude et humide qui l’empêchait, parfois, de s’endormir le soir, paraissait de moindre attrait. Tout au fond d’elle-même, un sanglot lui murmurait qu’elle y reverrait peut-être, de surcroît, ses parents.
Ce fut de nuit qu’Amy les initia, leur offrant cette irréversible première fois. Il était assez facile de sortir du dortoir quand la sœur ronflait. La cabane du jardin les attendait. Elles n’étaient pas seules. La lune avait déjà étalé sa nappe argentée. Elle les attendait avec la placidité d’une grand-mère sûre de l’excellence des pâtisseries qu’elle a disposées sur la table pour ses petits enfants.
Mireille eut un sursaut qui dissipa le tourbillon de souvenirs. En un instant, elle reprit conscience. Elle revit de loin le bloc opératoire. Flamme vacillante, la longue suite des multiples rendez-vous avec ses amies palpitait en s’estompant très brièvement, se fondant dans l’espace pour en jaillir à nouveau. La flamme hésitait à se transformer pour revenir sans cesse à la nuit tombée. Le noir respirait, éclairé à la seule lueur de la braise rougeoyante de leur désir d’adolescentes. Dans cet entre-deux-mondes, Mireille restait là, ne franchissant pas une porte qui restait encore insaisissable. Elle n’avait aucune envie d’essayer d’accélérer ce kaléidoscope de souvenirs. Même si, elle se refusait à en retenir aucun, et surtout pas cette nostalgie mielleuse de l’adolescence à qui elle avait dû payer un prix exorbitant.




9.° tableau : La fuite


Les mois passèrent. Elle revoyait sa fugue avec Carlitta, aidé par leur fidèle complice la nuit, pour rejoindre Amy qui avait été définitivement été accueillie par sa tante. Leur cœur battait à tout rompre depuis que le pied de biche avait convaincu le tiroir de l’intendante de s’ouvrir. La cassette sous le bras, elles montaient à l’échelle. Elles avaient perdu du temps à trier l’argent pour n’emporter que la somme laissée par l’assurance de leurs parents. Elles étaient d’autant plus aux abois que, comme quelques mois auparavant, la lune guidait leurs pas.
A l’échelle, Mireille se souvint, entre deux barreaux, d’un poème évoquant un voleur fuyant, son butin sous le bras, laissant un sage constater qu’il n’avait pas emporté la lune. Or justement, c’est la lune qu’elle avait ce soir le sentiment de voler. Elle était prête à assumer le vol du petit coffre de l’intendante, mais la lune … Elle se sentait remplie d’effroi.
Et puis, après une mesure secouée et débordante d’aventures rocambolesques pour rejoindre Paris, rien ne s’était passé comme prévu. Elles se retrouvèrent seules. Amy venait de partir avec sa tante aux Etats-Unis. Ses amis acceptèrent de les héberger dans une chambre de bonne au dernier étage de leur immeuble près de la porte de Versailles. Ce furent quelques mois de maelstrom fumeux où le premier temps de l’excitation parisienne, de la liberté enfin conquise, s’estompa avec la rapidité d’une volute de fumée.
Un échantillon assez représentatif de garçons, vantards et généreux, attachants et superficiels, les divertit pendant quelque mois et surtout les approvisionna en haschisch. Le plus important dans leur vie devinrent ces moments où, toutes deux, Carlitta et elle, fumaient un joint le soir, ré-évoquant leur mille rêves d’évasion du foyer Béthanie.
Et puis, l’inévitable fatalité connaissant leur détresse les pista avec la facilité qu’offrent les jeunes antilopes faibles de la horde. Le contrôle de police dans leur studio exhuma immédiatement la quarantaine de barrettes de « shit » qu’elles s’apprêtaient à revendre. Elles n’avaient pas le sentiment d’être hors- la- loi, mais juste de faire un travail lucratif et de rendre service aux autres dans le même temps. Le recoupement avec la plainte des sœurs fut immédiat. Majeure depuis quelques mois, Mireille fut envoyée en préventive, à la maison d’arrêt de Bois-D’arcy. Carlitta put passer entre les mailles. Elles ne se revirent plus jamais.
Prenant en compte son passé familial et son absence de condamnation jusqu’alors. Mireille Boulouni ne fut condamnée qu’à vingt mois de prison ferme pour vol avec effraction et trafic de stupéfiant. Le soir, elle avait du mal à dormir et assise dans un carré de lumière, la lune, loin de l’autre côté des barreaux semblait lui rappeler à la fois l’objet du délit et la rigueur de la peine. Il n’y avait plus que la lune qui souriait alors.




10.° tableau : Réinsertion au supermarché


A sa sortie de prison, le tribunal prit une ordonnance d’injonction thérapeutique pour contraindre Mireille à voir un psychothérapeute. Celui-ci l’aiderait selon le juge d’application des peines à se « libérer de l’aliénation de la drogue ».
Tous les moyens furent mis en œuvre pour accomplir la noble mission de sa réhabilitation. Il lui fut trouvé un travail de caissière à Prisunic, à cinquante minutes à peine de métro du centre de réinsertion où elle logeait. Elle devait faire beaucoup d’heures supplémentaires pour financer son lourd prélèvement sur salaire. Pour que l’œuvre de justice fût achevée, elle devait rembourser les sœurs et payer les frais de procédure.
Il ne fut jamais question du capital que lui avaient laissé ses parents ; ce point n’avait pas semblé intéresser l’avocat qui lui avait été commis d’office. Pour sa part, elle n’avait suivi que de très loin la procédure judiciaire. Elle se sentait la proie d’un accablement suscité par la pauvreté du stock de livres à la bibliothèque de la maison d’arrêt.
Le soir, quand sa rame s’arrêtait à Bagnolet, elle ne pensait plus à la bonne étoile qu’elle invoquait petite fille. Elle traversait rapidement la voûte souterraine constellée d’affiches : « Oui le bonheur, c’est possible ! Semaine du mariage aux galeries Lafayette », « Changez d’air ! Une semaine à Istanbul pour moins de … » ou « COFINOGA : achetez maintenant, vous paierez plus tard ». Et là, son sourire lui revenait. Un sourire triste mais c’était devenu le sien. Elle entendait encore la voix excessivement paternaliste du juge : « Vous pouvez vous libérer de l’aliénation ! ».
Elle devait se présenter deux fois par semaine chez un psychothérapeute : Germain Mourot. Le commissaire l’avait été sévèrement mise en garde : « si elle manquait un rendez-vous sans raison, le psychologue désigné par la tribunal la dénoncerait à la police qui la convoquerait immédiatement ». Sans doute, celui qui l’avait sermonnée voulait maximiser son enthousiasme et sa motivation à se lancer dans cette « relation d’aide ».
Et pourtant … Elle se rendit très régulièrement chez son psychanalyste. Rapidement, il émana de celui-ci une chaleur qu’elle interprétait en un « je suis là juste pour toi ». Séance après séance, quelque chose de l’ordre de la confiance semblait ouvrir pour Mireille de nouveaux horizons. Il sut, la faisant patiemment parler, réaccorder les tonalités de son désir de vivre.
Elle avait longtemps été mal à l’aise avec les « autres » patients. Elle les avait croisés en arrivant et en partant. Elle avait beau se répéter que Monsieur Mourot faisait le travail d’accompagnement pour lequel il avait été formé de nombreuses années, un lieu en elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’ils avaient tous deux une relation spéciale et différente. En tout cas, elle voulait le remercier pour tant d’écoute et d’attention. Et, elle savait qu’il n’y avait pour lui de meilleur remerciement que de la voir résolument remonter la pente.
Etonnamment, l’implication de Germain se résumait souvent à peu de choses, quelques mots ou un regard. Le courage de Mireille était créé par l’extraordinaire modulation d’un « Oui ?... ». Entendant cette voix familière qui se prolongeait vers elle, elle n’avait plus peur de s’avancer, son intonation était pour elle un plongeoir sûr permettant de se lancer à nouveau dans l’association des mille idées qui tournoyaient dans l’ombre de ses pensées. Ce ménage de tous les recoins de sa mémoire dénouait et allégeait tout son corps. Son âme peut-être aussi.
Malgré tout, la souffrance induite pouvait parfois être presque intolérable. Le mouvement du balai un peu trop brusque disséminait un nuage de poussière âcre. La peur et surtout la douleur immatérielle qui emplissaient son psychisme se mettaient alors à voleter l’empêchant presque de respirer. Mais cela passait, et l’ouvrait chaque fois sur un nouvel équilibre.
Elle avait foi dans son cheminement grâce à Germain. Elle s’était allongée pendant plus de deux ans dans son cabinet. Elle s’était réchauffée près de l’âtre, sur le côté du divan qu’elle affectionnait. Le cœur toujours dilaté de la dernière intonation du rendez-vous précédent, « alors Mireille, on se revoit jeudi ? », lui donnait à chaque fois des ailes pour revenir.
Malgré ses moments de fatigue, les séances qu’elle avait oubliées et quelques moments de réelle panique submergés par son abîme intérieur, elle voulait lui exprimer sa reconnaissance en devenant heureuse et en construisant sa vie.
Elle s’était inscrite au concours d’aide soignante et révisait à la caisse entre deux clients, pendant les heures creuses. Germain lui avait rendu sa volonté et sa joie. Elle s’était mise à aimer son métier. Il lui semblait parfois qu’elle était au zoo, les animaux venaient la visiter derrière son tapis roulant. Même si c’était elle qui était dans la cage, une telle diversité dans l’expression de la nature la remplissait de curiosité toujours, d’admiration souvent et de rires rentrés parfois.
Il lui sembla percevoir de nouveau un flottement. Elle revoyait tout du plafond du supermarché ne sachant plus très bien si elle avait vingt ans et reprenait à la caisse numéro 3, dans dix minutes, ou si elle avait eu quarante-deux ans, il y a quelques jours seulement avant que la mort ne frappe à la porte. Elle ne s’appesantit pas pour arbitrer le choix du temps entre l’imparfait et le plus-que-parfait, il y avait beaucoup de clients aujourd’hui.
Elle retrouvait, dans les files des caddies, ses animaux favoris : le vieux mâle solitaire, toujours très apprêté, qui déplaçait sa tête d’autruche ou la femelle souvent débordée par son innombrable portée de marcassins qui tenaient à débarrasser, tous ensemble, le caddie.
On venait de très loin, parfois du fond du quinzième arrondissement, pour la diversité de ce Prisunic. Alors d’autres jours, elle s’imaginait marchande de trésors ou mécène faisant la charité : tellement de gens avaient besoin de venir la voir pour se vêtir ou même simplement manger ! Mais la joie de son succès à l’école des aides soignantes avait surpassé tous ces enfantillages.



11.° tableau : Germain attachant et libérateur



A la séance suivant l’annonce de son admission au concours pour entreprendre sa formation de « personnel médical », elle avait adopté l’air détaché de Germain d’où émanait tant de maîtrise. Elle annonça qu’une bourse lui serait délivrée pour se consacrer à ses études. Elle n’attendait pas qu’il vacille de satisfaction. Elle savait le prix qu’il attachait à ce qu’elle réussisse pour elle-même et pour personne d’autre. Il avait cillé seulement. « Oui, il avait cillé ! » s’était elle répétée, tout au long du trajet de retour. C’était comme une confirmation. Elle ne savait pas de quoi. Mais grâce à cette ignorance même, elle se sentait toute entière portée à un contentement indicible.
Souvent, elle s’était prise à rêver à « qui était Germain ». Il lui avait à peine parlé de sa vie, éludant toutes ses questions. Elle avait appris d’un autre patient dans la salle d’attente qu’il était né dans le Pacifique. Elle y avait vu un signe.
Elle se doutait bien sûr qu’il avait une vie à lui et que finalement Germain, « son Germain », était presque exclusivement le fruit de ses fantasmes. Faut dire que de son petit cinéma, elle était devenue une très bonne projectionniste. Elle savait pourtant qu’au même moment, vingt autres patients projetaient, dans d’autres salles, une image de lui certainement très différente.
Il était possible, après tout, que Germain n’eût pas d’existence propre, autonome et unifiée. Il errait, disséminé en cinq, dix ou quinze personnages différents, moulés par le creuset des regards qu’il rencontrait. Il était voué, se disait-elle, à n’être qu’une intersection, un carrefour de multiples vies, réorientant les itinéraires de chacun, écartelé par tous. Mais finalement, n’y avait-il pas aussi cinq, dix ou quinze Mireille.
Le jeu de miroirs des regards lui avait toujours semblé démultiplier chacun et tous. Le souvenir de la baraque de foire du Palais des Glaces où elle avait toujours eu peur de se perdre enfant, s’imposait régulièrement à elle, en garde-fou. Elle avait souvent grand besoin de se couper de ces peurs-là. Elle les exorcisait par la pensée de l’existence d’un seul Germain, d’une seule Mireille. « Je ne doute plus donc je suis ». Enfin !
A d’autres moments, mue par une pointe d’excitation, elle rêvait d’un autre Germain, voire de plusieurs. Elle brûlait de se lancer à leur poursuite pour les découvrir, insoupçonnés, surprenants. Elle tenait là un vrai sujet de roman, policier peut-être, dont elle serait sûrement l’inspecteur.


12.° tableau : Pêche miraculeuse et petit poisson


Grégory était perplexe en relisant les notes de la séance passée
Le Père Jacques-Marie Soubeyrand l’avait quitté en souriant visiblement soulagé d’un grand poids. Le Père Jacques-Marie semblait sourire tout le temps avec cet air de contentement bonhomme qui le faisait ressembler à ces effigies de boîte de camembert. L’ecclésiastique béat qui serait agaçant sans cette simplicité contagieuse où toute suffisance était absente.
Il avait passé quarante ans à l’institut Sainte-Marie à enseigner le français et la philosophie mais surtout à broder ce qu’il appelait son napperon pour le Seigneur. Ce « maître tisserand » parlait avec faconde de ces mille brins de laine multicolores qu’il avait guidés pour faire corps à la trame. Chaque coloris était le résultat de la longue imprégnation au bain de teinture unique où se déterminait l’identité si spécifique de chacun des élèves qu’il avait côtoyés.
Il avait vu leur couleur se révéler graduellement ou soudainement. Sans orgueil, il se sentait responsable d’une part de leur éclat. Il y admirait toujours la réverbération même de l’éclat de Jésus. Sa mission était chaque fois la même : éveiller leur intérêt, étirer leur curiosité, entretenir les premiers pas de leur attention et les diriger subrepticement vers Celui à qui il avait consacré sa vie.
Il avait plein de trucs. Son dé magique, qui dans la cour, savait interchanger ses faces et stupéfier les têtes étonnées des primaires. Son intarissable érudition lui avait valu le respect de la plupart des élèves du collège. Mais pour les lycéens ces simples recettes ne suffisaient pas. Pour ne pas paraître ridicule, il fallait créer du neuf, répondre au quart de tour dans leur registre. C’est ainsi qu’il avait acquis sur le tard son surnom de Père « hip-hop ».
Bien sûr, Gregory avait noté avec une pointe de scepticisme que selon le père, son objectif n’était pas d’épater ou de se mettre en avant. Dès que le contact était établi, Jacques-Marie essayait de rendre un témoignage silencieux, pour reprendre les termes qu’il avait utilisés dans la séance, à « cette porte qui ne demandait qu’à s’ouvrir ». Le père avait raconté quand et comment lui-même l’avait découverte, par étapes, entre les pointillés de la vie, nichée dans un éclat de rire ou dans la brise qui soulève d’une caresse aérienne les grains de sable en chapelet. Cette porte, c’était quelqu’un. Il avait su très rapidement qu’il lui consacrerait sa vie.
Sa foi fut longtemps passive. Jacques-Marie attendit devant cette porte, patiemment, jusqu’à ce qu’elle s’ouvre un jour. Parfois, il restait là juste pour regarder le petit rayon de lumière qui filtre sous celle-ci. Mais alors, cette longue et calme attente, cette tendre excitation, comment ne pas la partager ? Comment ne pas la transmettre inlassablement pour justifier, peut-être, d’occuper le seuil pour quelques temps encore ? Être prêtre pour ne pas mourir tout de suite et prolonger la veille ici-bas de ce Jésus Christ, si proche. Il se sentait souvent à peine séparé de lui. Il avait la certitude qu’il venait de passer, il y a quelques secondes ou allait se refléter dans la forme d’un visage. Le cache-cache était étonnement dosé, juste assez pour entretenir sa tension amoureuse.
Aujourd’hui, sur le divan, Jacques-Marie s’était sentit légèrement grisé par le verre de vin qu’il s’était exceptionnellement autorisé avec ses œufs du matin. Tout en parlant sans arrêt à ce psychanalyste dont il sentait la présence légèrement en retrait, il revoyait toutes ces années. Ces centaines d’élèves défilaient devant lui. Et parmi eux, se dégageaient ceux qui comme une fragrance tenace restaient imprégnés en sa mémoire. C’était un alliage subtil de senteurs, associant leur prénom et leurs mimiques avec ce zeste d’enthousiasme ou de timidité qui donnait à chacun son caractère.
Aucun de ces arômes ne le laissait insensible. Chacun suscitait chez le Père un sentiment spécial, celui de l’éleveur qui a accompagné le poulain dès ses premiers pas, l’a dégourdi à la longe, puis lui a appris à supporter la selle jusqu’à ce que le galop soit un trait d’union mystérieux avec le cavalier, n’épuisant jamais son énergie, pour rester toujours dans la course.
« Ses élèves », il les avait menés à tant de courses et de défis. Des médecins, des ingénieurs, une demi-douzaine de religieux et tant de familles avaient écloses, reprenant souvent en clin d’œil son prénom pour l’un ou l’autre de leur rejeton.
Et puis, le Père avait parlé de Germain, âgé de 9 ans, lors de leur première rencontre. Il pensait le voir aujourd’hui, « mais c’était mieux comme ça » avait-il bredouillé. Gregory reprit encore une fois son souffle. Recevoir l’aumônier de Germain l’avait désarçonné. Il aurait, bien sûr, refusé le rendez-vous s’il l’avait su. Finalement, non seulement il ne le regrettait pas mais il sentait en lui monter avec réticence quelque chose de l’avidité du voyeur. Ce qu’il venait d’apprendre plusieurs années de psychanalyse et de supervision ne le lui avaient pas révélé. Il ne comprenait pas pourquoi Germain ne lui avait rien dit en détail. Tout au plus avait-il évoqué son goût passé, qui semblait avoir été tout sauf superficiel, pour la théologie et pour ses longs partages avec son aumônier.
Germain avait cheminé auprès du Père Jacques Marie, pendant 8 ans. Aucun des enfants de l’institut Notre Dame n’avait, selon lui, montré tant de possibilités intellectuelles. Ce n’était pourtant pas cela qui avait cimenté leur complicité. Il n’avait jamais vu chez quiconque une telle foi enracinée au-delà de ce que l’on pouvait savoir, faisant totalement abstraction des récitations de morale ou autres catéchismes mal digérés.
Quand ils discutaient, le père avait rapporté qu’apparaissait quelque chose de vivant. Leurs échanges n’étaient pas construits sur des livres morts, mais étaient libres de toute couverture reliée en carton. Le filigrane était celui de la confiance du cœur où se calligraphiait le regard aimant de celui qu’ils avaient appris à nommer ensemble. Que de longs moments à écouter de concert, adossés à un verset biblique, à creuser une chatière dans un filon exhumé par quelque philosophe ou autre théologien !
Ils s’étaient encouragés l’un l’autre avec l’enthousiasme des chercheurs d’or. Ils submergeaient sans cesse leur incrédulité, plantés jusqu’à mi-cuisse dans le lit de la rivière. Ils clignaient des yeux pour séparer les paillettes convoitées des reflets du soleil et voir, dans chaque remontée du tamis, la confirmation de la présence de l’or.
Les pépites extraites étaient toujours nouvelles, créant chaque fois un élargissement de l’horizon. Alors, ils semblaient changer de dimension dans le bouillonnement grandissant d’un désir infini tout à la fois de vie et d’un indéfinissable sentiment que seul le cantique de Zacharie semblait exprimer : « voilà Seigneur, après cela, tu peux rappeler ton serviteur ».
Jacques-marie avait dit ne pouvoir évoquer ces riches heures sans une crispation intense de son plexus et un afflux de honte chaude et visqueuse sur son visage. Il ne savait ce qu’il lui avait pris. La réverbération des mèches blondes de l’adolescent, son air à la fois lumineux et éthéré l’avaient amené à perdre le contrôle comme il ne l’avait jamais fait sa vie durant. Il ne s’était réveillé que trop tard après le geste malheureux, transpercé par le regard d’incrédulité et d’horreur de Germain. Sans un mot, celui-ci s’était levé lentement et avait refermé la porte précautionneusement et définitivement derrière lui.
Ses parents étaient venus chercher Germain le surlendemain. Jacques-Marie ne l’avait plus jamais revu. Aucun mot n’avait été échangé, laissant un vide vertigineux où même le sol manquait pour annoncer la fin de la chute. Le pire était de ne pas savoir ce qui avait subsisté de la Foi surhumaine de l’enfant…
C’est en tremblant et avec des sanglots dans la voix qu’il s’était, encore un peu plus enfoncé dans le divan, pour terminer son récit. Le long silence fut interrompu par Gregory « qu’attendez-vous de cette séance ? Souhaitez-vous que l’on se revoie ou voulez- vous voir Germain à son retour ? Mais vous savez un psychanalyste n’accepte pas de recevoir une de ses connaissances ».
Les sanglots redoublèrent. Grégory avait l’habitude de doser le temps nécessaire à un juste épanchement. Il posa alors, ce qu’il ne faisait quasiment jamais, sa main sur l’épaule du prêtre comme on le fait avec une veuve inconsolable, lors de la procession de condoléances au cimetière. Jacques-Marie se calma aussitôt « Non, c’est bien maintenant. J’avais seulement besoin de le dire à quelqu’un ».
Il se leva très digne. Sembla, ancré au-delà de lui-même, revêtu à nouveau de son habit de sourire. Un pli demeurait toutefois dans celui-ci comme un brassard noir sur un costume de fête.
Gregory ne comprenait pas pourquoi Germain ne lui avait pas parlé de façon plus complète de cette intense quête religieuse, malgré la sacro-sainte règle de tout dire. Peut-être avait-il réellement tout oublié. Peut-être avait-il construit un mur de sanctuaire pour préserver ce qui devait ou pouvait l’être de cette amitié. Cette face d’un Germain spirituel, attentif à une vie surnaturelle lui avait également totalement échappé.
Il connaissait, certes, le Germain humaniste, ayant intégré le meilleur des valeurs judéo-chrétiennes, parfois altruiste jusqu’à la caricature. « Mais, religieux ! », tout son être avait eu un sursaut d’incrédulité. « Baigné dans un sentiment de communion avec Dieu ? Sacrebleu de bon sang de bonsoir ! Une relation dans l’ici et le maintenant avec le « Tout puissant » … c’était foutrement incroyable !! ».
Gregory était tellement abasourdi qu’il entendit à peine la sonnerie suivante. « Ah oui, Mireille Boulouni ».


13.° tableau : Convoitises et violoncelle


Ce n’était pas le contenu du dossier de Mireille qui l’avait intrigué : mélange banal de névrose d’abandon et de Bovarysme, de petite délinquance et de consommation de stupéfiants. Son attention avait été interpellée par les dessins inhabituels que Germain avait faits en marge de ses notes, probablement pendant les silences de sa patiente. Ils semblaient signer une intense activité psychique et surtout affective. Quel contre-transfert de Germain avait pu ainsi faire bouillonner son stylo ?
Malgré toute son expérience, Gregory n’aimait pas trop recevoir d’anciens consommateurs de stupéfiants. Certes, il savait désormais démasquer toute l’illusion d’un ailleurs meilleur. Mais ce n’était jamais acquis. La gestion de son propre passé demeurait pour lui un effort qui dans certaines circonstances pouvait se révéler particulièrement fatigant.
Il avait rêvé plus jeune que la reconnaissance de ses pairs et son affiliation à association de psychanalystes consacreraient une situation où le travail aurait été totalement accompli. Cela n’existait pas. Seule était de mise la pratique, une pratique de vigilance. Il préférait d’ailleurs de beaucoup ce dernier terme à celui d’analyste.
Le patient précédent l’avait déjà passablement épuisé, surtout par son évocation de Dieu qui était presque contre nature dans son cabinet Mais en allant chercher la patiente dans la salle d’attente, il mesura par avance qu’il n’était pas au bout de ses peines. Interagir avec une jolie femme ne semblait pas demander au psychanalyste chevronné plus de maîtrise qu’au boulanger pour vendre sa fournée ou au plombier pour colmater l’inondation de la cuisine. Et pourtant, ce n’était pas aussi simple. Autre chose intervenait que la seule application d’une technique. La complexité tenait tout d’abord au lieu, mélange sournois de la clôture jadis circonscrite au confessionnal et du canapé molletonné. Ensuite, il avait déjà de nombreuses fois expérimenté le caractère plastique et polymorphe de la première pulsion altruiste que faisait surgir toute jolie patiente.
Mireille semblait détendue et heureuse dans une petite robe d’été que l’on aurait parié pouvoir admirer en cent lieux, à l’exception du cabinet d’un psychanalyste. Comme pour s’excuser, elle expliqua qu’une injonction thérapeutique judiciaire la contraignait, depuis la dernière décision du juge, à se rendre chez Germain Mourot ou son remplaçant, au moins une fois par mois.
Grégory préféra éviter un long face à face avec son regard. Il l’a fit, contrairement au usage pour un premier contact, immédiatement s’installer sur le divan. Il n’arrivait pas à reprendre simplement son empathie écoutante. Ce ne pouvait pas être simplement le velouté des collants de cette patiente. Il réalisa qu’une espèce de rancœur dépitée subsistait en lui au souvenir de la dernière séance, de cette complicité évoquée entre Germain et son fantasme de « Dieu ».
Ce malaise lui comprimait la poitrine. Son athéisme qu’il aimait régulièrement réaffirmer ne lui était d’aucun secours. Au contraire, le déni exacerbait son trouble. Il rendait presque tangible la présence d’une troisième personne dans la pièce. Et pour tout arranger, à ses côtés, voilà que Mademoiselle Bouloumi se mit presque exclusivement à parler de Germain, de l’absent, de l’autre qui n’est pas là et qui lui manque.
Il ne l’écoutait plus, elle, l’analysante de Germain. Il avait envie de la faire taire. Il ne pouvait s’empêcher de penser en souriant intérieurement aux incroyables abus d’autorité, à l’encontre leurs patientes féminines, de certains premiers disciples de Freud. Il la voulait. Il lui en voulait. Il évacua de ses pensées la dizaine de monographies psychanalytiques démontrant que ce n’était pas si loin d’être la même chose.
Il lui en voulait terriblement. Un peu parce qu’elle lui faisait perdre son flegme professionnel. Mais surtout, en raison de ce ressentiment qui montait en lui et qu’il n’avait pas connu depuis très longtemps. Celui-ci gagnait en énergie. Il se modelait en un mélange d’agressivité et de désir dont il ne savait que faire. Pendant un instant même, il crut voir, à travers le vasistas de sa mémoire, une étrange similitude dans la forme du visage avec celle qu’il n’avait revue depuis vingt ans.
Dans leur cadre, sur les murs de son cabinet, l’illustration du poème d’Hugo, la Légende des siècles représentant la fuite de Caïn, ou la reproduction du « verrou » de Fragonard paraissaient s’adresser à lui et attiser la braise. Les flammes consumaient toute pensée. Une tempête terriblement précise s’élevait dans le crâne du psychanalyste.
Ce que le poète décrivait vaguement comme la « douleur d’aimer » prenait l’allure d’un piège, d’une effarante machine de torture que rien ne paraissait pouvoir arrêter. Autour de lui se refermait un enfer aux mille portes closes. Non ! Il y avait un chemin ! Il y avait une voie ! Il la voulait ! Son corps, sans un mot, réclamait cette issue. La seule possible, lui semblait-il.
Il se leva et indiqua « Bien, ce sera tout pour aujourd’hui ». Il surmonta stoïquement la douleur d’être debout face à elle. Et en guise de remerciement, Mireille lui adressa un dernier soufflet, le suspendant au crochet d’une question : « Germain Mourot vit avec quelqu’un ? ». Tout à fait consciemment, il s’entendit répondre « Oui ! Ils sont partis se reposer car sa femme attend des jumeaux ». En détachant chaque syllabe, il savourait par avance ce que le tassement des épaules dans la petite robe de coton lui confirma aussitôt. Il l’a raccompagna à la porte.
Il eut l’impression de se raccompagner lui-même. Il entendit la porte claquer vivement. Il sursauta, presque coupé en deux par le choc du battant contre le chambranle.
Comme un automate, Grégory se dirigea alors vers sa chaine hi-fi, ultime secours quand il avait besoin de se calmer. Sa main saisit mécaniquement un compact disc qu’il affectionnait particulièrement pour son pouvoir apaisant. La sarabande n°1 pour violoncelle de Bach emplit bientôt la pièce. Les mouvements vifs de l’archet achevèrent rapidement ce que le claquement de la porte avait initié. Il comprenait douloureusement qu’il ne pourrait recoller les morceaux.








14.° tableau : Le tsunami frappe à la porte


Pendant les jours qui suivirent, Gregory avait senti un désir sauvage qui lui donnait presque, en marchant dans la rue, envie de monter aux branches des arbres. C’étaient les mêmes bouffées de sève qui le taraudaient à l’école intriguant l’instituteur depuis son tableau noir. Ce désir qui monte et s’enfle des fenêtres ouvertes de l’auberge, et que fuit, apeuré, le passant rejoignant son logis.
Gregory se souvenait du jour de la rencontre avec Mireille dans ses moindres détails. Sa mémoire était tendue comme les ailes d’un papillon que l’on a épinglé, le plus étiré possible pour mettre en valeur leurs arabesques ciselées.
Le vendredi, il sortit de son cabinet pour prendre son traditionnel plat du jour à la brasserie. Elle était là, de l’autre côté du trottoir, mystérieusement rafraîchissante comme un ciel bleu de montagne. Gregory la reconnaissait, aussi stupéfait qu’un pêcheur ramenant un petit hérisson. Toute l’agressivité conquérante de son premier élan avait fondu, elle suppliait qu’on reconnaisse enfin sa reddition totale.
Il émanait d’elle un chant de collines enneigés qui vous donnait envie de dévaler les pentes. Et là, elle traversait simplement la rue. Refoulant sa réserve professionnelle, Gregory cria : « Hé Mireille !»
Mais, elle ne l’avait pas entendu. Elle monta dans un coupé vert pomme, le laissant impuissant et sans réaction de l’autre coté du trottoir. Il essaya alors de dissiper ce poing fermé au cœur de son plexus solaire, et se mit à marcher de plus en plus vite.
La main de son cœur se serrait en vain sur le néant d’une image. Elle était là, au creux de lui, son souvenir le hantait. Il savait comment ouvrir ce poing.
Il s’engagea dans le dédale des rues, désespérant de ne plus jamais se sentir de nouveau "libre". Il sentait monter en lui le tsunami d’une terrible nostalgie. Il savait qu’il était prêt à tout dévaster sur son passage, d’un frôlement de paille ou de la déchirure d’une veine sous la morsure acérée d’une aiguille.
A la recherche de l’un de ces colporteurs du désir, il erra peu de temps, mais cela lui parut inter-minable. Un de ses patients lui avait indiqué qu’ils avaient élu domicile autour de ces pâtés de maisons promis à la destruction. Il repéra rapidement un de ces revendeurs furtifs postés à l’affut. Il allait enfin pouvoir ouvrir la porte d’ivoire et tourner le dos au cauchemar.
Cette porte tant convoitée et tant attendue. Celle-là même qu’il avait ouverte, encore et encore. Il l’avait condamnée, pourtant, il y a bien des années déjà. Mais, il était si simple de l’ouvrir pour quelques heures seulement. Elle le mènerait au cœur du tableau, au-delà même de la toile de son enfance, à la source où planait naguère l’âme du pays…
Mais la porte restait pour le moment sans clé. Gregory se tenait accroupi sur le seuil, exposé à tout vent. Et il soufflait fort ce vent qui joue à déplacer déserts, dunes et oasis. Ce vent qui avait par la fenêtre entrouverte de son cabinet animé sa chevelure. Le parfum de cette chevelure flottait encore dans son souvenir et évoquait, des saveurs épicées de robe trop courte, « beaucoup trop courte » raisonnait en lui une voix familière.
« Hé, Brother ! Elle est trop courte ta ligne ! », dit Louis qui l’avait entraîné dans le squat où il avait pris tanière. Sa voix rocailleuse, asséchée par le soleil du Mali le ramena à la réalité. Des murs lépreux couvaient cette odeur âcre. Elle nécessitait de Grégory un réel effort pour qu’elle reste indéfinissable. Obéissant à l’injonction du dealer, il rajouta mécaniquement une bonne dose de cocaïne finement mélangée avec de l’héroïne et d’une inspiration retrouva ses esprits ou les perdit totalement.
Ses deux volumineux sachets en poche, il se mit en route résolument, invincible et conquérant.


15.° tableau : Jazz et manipulations



Tout était clair. Il savait où retrouver Mireille. Elle lui avait confié qu’elle fréquentait tous les vendredis le cabaret de Jazz de la rue Quincampoix. Il n’attendit pas très longtemps pour être rejoint par Corine. Il l’avait appelée et invitée pensant mettre Mireille en confiance s’il n’était pas seul. Corine aimait bien ces petits scénarios qui donnaient du tranchant au fil de sa vie quotidienne assez morne.
La suite avait été incroyablement facile. Les quelques punchs secoués par le rythme du charleston les avait naturellement conduits pour le dernier verre chez lui afin d’écouter un inédit de Miles Davis. L’enveloppe de coke sortie naturellement par Corine pour préparer trois lignes, avait été le moment crucial scellé par le regard agité et incrédule de Mireille.
Il y avait eu un temps d’arrêt, celui des spectateurs du cirque, au moment où la funambule en vélo sur le fil semble aller trop vite, ou pas assez vite, pour se maintenir en équilibre. Tout le public dans les gradins avait pu reprendre son souffle. Mireille avait aspiré de toutes ses forces et de toute son âme. Elle tenait la paille enfoncée très profondément comme s’il était question de l’aspirer aussi et elle avec.
Grégory, inspiré, se félicitait intérieurement de son trait de génie. Il avait prononcé le prénom de Germain au sortir de l’enveloppe laissant entendre mille rapports imaginaires entre celui-ci et ces petits cristaux. Il savait que le haschisch qu’elle connaissait l’aurait fait fuir. Mais là maintenant, épluchée de l’intérieur par une confiance contondante qu’elle n’avait jamais connue, elle accepta avec gratitude les joints méticuleusement préparés, il y a trois heures.
Après le départ de Corine d’un clin d’œil entendu, Mireille se laissa déshabiller. Ce fut, à la fois, la joie de Gregory et sa profonde déception. Dans les quelques jours qui ont suivi, il eut le sentiment qu’elle ne cessa de se laisser, se laisser encore, et encore. C’était comme si elle ne lui reconnaissait pas sa victoire. Elle ne s’offrait pas à lui mais se contentait de se laisser prendre. Seule la perspective de préparer une cigarette parsemée de résine la rendait vraiment active et joyeuse.
Elle s’était mise d’ailleurs à en rouler, de plus en plus, pendant leur six jours en commun, avant sa disparition. Un soir, Grégory trouva un mot laconique qui rendit la lumière blafarde : « Ne cherche pas à me retrouver ». Il ne l’avait jamais vraiment conquise. Elle s’était échappée.
Il allait devoir faire le ménage, affronter la crispation de son plexus pris en étau entre frustration et culpabilité. C’était comme deux paumes de main se broyant mutuellement. La frustration semblait parfois dominer mais la culpabilité d’une petite pression resserrait son étreinte et avait le dessus, pour un temps seulement.
Il avait refait surface, extérieurement tout au moins, en quelques jours. La nécessité d’accueillir Germain à l’aéroport ne troqua pas la mauvaise fortune contre du bon cœur.



16.° tableau : La tentation des tropiques



La vie avait repris. Germain, visiblement très préoccupé, l’avait bien interrogé sur la disparition de Mireille. Grégory était resté évasif. Son agacement vis-à-vis du côté « homme de bonne volonté » de Germain grandissait. Il n’avait jamais apprécié au théâtre le caractère outrancier et sur-joué de certaines interprétations. Il éprouvait un sentiment identique à l’égard de son associé, en habit de bon samaritain.
De son coté, Germain ponctuait de plus en plus souvent leur relation de critiques à l’encontre de ce qu’il ressentait comme du cynisme chez Gregory. Le caractère absolu de l’exigence de la psychanalyse rendait selon lui l’objectif pour beaucoup, si ce n’est la plupart, hors d’atteinte. L’encaissement passif des honoraires justifié au mieux par un « Analyser-les tous, Dieu reconnaitra les siens » n’était pour lui plus admissible. Il fallait aussi accompagner, consoler et porter, même pour un instant seulement, du réconfort au mal de vivre.
Pourtant, malgré leurs différends, ils restèrent liés professionnellement. Germain l’avait même emmené avec lui pour un colloque sur les adolescents en Calédonie, sa terre natale. Il fut d’emblée séduit par l’espace immense d’un petit territoire aux marches du monde et aux confins de l’océan, Gregory décida, à la grande surprise de Germain, de s’y installer.
Grégory ne connaissait, jusque alors, du Pacifique que quelques toiles de Gauguin. Il appréciait tout particulièrement le célèbre tableau « D'où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? ». Peut-être, parce que le peintre avait, lors de sa réalisation, assuré qu’il renouvellerait sa tentative passée et se suiciderait, dès qu’il aurait fini sa toile. Il n’en a rien fait. Gregory s’était souvent demandé s’il avait regretté de ne pas avoir poussé sa résolution jusqu’à son terme.
Ce fut à Gregory cette fois d’être surpris lorsque deux ans plus tard, Germain de plus en plus en vogue dans le milieu psychanalytique parisien, de plus en plus lassé aussi, décida, à son tour, de regagner Nouméa. Le mentor et son disciple se trouvaient à nouveau réunis. L’étroitesse de cette cage dorée, insulaire et tropicale, leur faisait partager la promiscuité du même verre, à moitié vide ou à moitié plein selon l’humeur.
Unis par leur savoir commun, ils ne se sentaient pas concurrents. Ils gardèrent pendant quelques temps un semblant de bonne relation, allant parfois jusqu’à s’adresser des clients. C’était un drôle de tandem. D’un côté, l’apôtre bienveillant traînait derrière lui comme une ombre tous les totalitarismes que peut recéler la bonté dispensée. De l’autre, l’intellectuel détaché rayonnait pour certains mais semblait avoir perdu son humanité à force de savoir et de liberté.
Pour Germain comme pour Grégory, la rencontre de cet autre, tellement autre que cela en devenait douloureux, avait continué à faire grandir leur sourde rivalité. Elle les amena à espacer de plus en plus leurs rencontres.


17.° tableau : La chute, un couloir dans la nuit



Germain avait eu beau la prévenir, Mireille avait été surprise d’être reçue par Grégory, et encore plus gênée par l’idée qu’il connaissait Germain bien mieux qu’elle. Elle avait rapidement perçu quelque chose de trouble dans son regard. Mais n’est-ce pas toujours la même chose avec les hommes ?
Souvent, elle s’était demandé ce qui pouvait bien les attirer comme cela, avec une telle intensité. Ni le frottement des muqueuses et encore moins l’orgueil puéril du séducteur ne lui semblaient des motifs crédibles. Il devait y avoir autre chose : un secret énorme et monstrueux, tapi au cœur des êtres et au creux de tout. Elle avait souri à cette idée se disant qu’elle devrait se mettre à écrire.
Son sourire était plutôt un rictus, comme un doigt appliqué sur ses lèvres pour la faire taire. Mais son cœur parlait sans cesse et Dieu que les paroles de sa chanson étaient tristes ! Elle ne comprenait pas. Comment cela avait-il pu arriver ?
Rencontrer par un hasard incroyable « l’associé » de Germain au « Blue Note » où elle sirotait régulièrement quelques standards de Charlie Parker. Se voir proposer une drogue qu’elle ne connaissait pas par ce psychanalyste. Comment avait-elle pu accepter ? Est-ce que l’annonce de l’existence de la compagne de Germain avait joué ? Comment allait-elle expliquer à Germain qu’elle avait couché avec cet homme durant toute une semaine?
Elle aurait voulu mourir, ou non, plutôt rétrécir, qu’elle puisse attester à quel point ce qu’elle avait fait était petit et méprisable. Il ne lui avait pas fallu plus de deux heures pour empaqueter ses affaires. Elle avait défoulé sa rage en bourrant ses vêtements dans sa valise. C’était un peu de leur faute aussi.
Elle laissa un mot à sa logeuse et retira tout son argent de la banque. Elle voulait partir. Partir loin. Elle ne pourrait supporter le regard de Germain à son retour. Elle avait déjà tant de mal avec le sien. Heureusement, elle avait emmené tout le stock de la poudre qui rend intelligente. Cela fera la paire avec son autre larcin. Elle vérifiait régulièrement la présence dans sa poche de cette résine languissante, de ce souffle sensuel qui faisant taire la petite flamme de pleurs d’un éclat de rire. Son rire nerveux savait qu’il s’agissait d’une bougie magique, magie noire bien sûr, et que la flamme resurgit, ravivée par chaque souffle …
A la Gare du Nord, Amsterdam lui sembla la destination la plus lointaine. Elle se souvint d’un bouquet de tulipes que sa mère avait disposé un dimanche de Pâques sur la table de la salle à manger. La lumière était là, toute présente dans son passé. L’avenir lui semblait aussi obscur que le couloir, la nuit, pour aller aux toilettes. La suite n’a que peu d’intérêt.



18.° tableau : Open : un numéro au service de l’ombre



« Susan » aimait-elle à répéter, mais en réalité elle s’appelait Mireille. « Enfin la réalité » pensa-t-elle, « c’est très surfait ». Elle n’y croyait pas vraiment à la réalité, pas plus qu’à la télé qu’elle ne regardait jamais ou aux Barbara Cartland qu’elle dévorait, adolescente, chez les sœurs. Peut-être les dévorait-elle justement, parce que malgré tout le désir de son cœur, elle arrivait à se convaincre que cela ne pouvait être vrai, sans pour autant perdre l’espoir.
Se persuader que tout était une illusion aidait « Susan ». Elle allait se réveiller, ou non, plutôt s’endormir. Se reposer enfin, voilà ce qui la motivait au quotidien. Chaque minute usée, chaque minute jetée ne reviendrait plus. Cela allégeait d’autant sa peine.
Mais pour l’heure, il fallait travailler, mentir, encore et encore. Etre « Susan », charmante, attrayante et pleine de désir pour lui. Lui ne changeait pas, il était toujours plein de cette avidité impavide, généreux pour prendre, gentil pour vous posséder, intelligent pour vous expliquer.
Lui sifflotait en faisant tourner ses clés de bagnole affirmant par ce geste qu’il possédait le monde. Parfois, il pleurnichait racontant comment la vie ne lui avait pas donné ce qu’il méritait. Lui, lui, lui, les Georges, les Albert et autres Eric qui ponctuaient ses après-midis et ses soirées. Le monde regorgeait de « lui ».
Il en surgissait toujours de nouveaux, prêts à lâcher quelques billets pour acheter du rêve, le sentiment d’être aimé ou l’illusion de la puissance. Elle avait fait l’effort, au début, et quelque fois encore, de les percevoir avec la tendresse spontanée que suscite le petit enfant perdu dans un monde trop dur. Mais cela engendrait, souvent, loin de la satisfaction recherchée d’un travail accompli, de sacrés problèmes, ou pire. Soit, son surcroit d’implication avec un client enchaînait celui-ci à elle d’une manière insupportable, au goût de miel amer. Soit, ses pavés de bonnes intentions déchaînaient subitement toutes sortes d’agressions irrationnelles, parfois très violentes, la bête traquée se sentant tout à coup découverte.
Il lui arrivait, aussi, de croiser certains clients, le lendemain, dans des endroits aussi incongrus que la tête de gondole du rayon crèmerie de quelque Carrefour ou autre Champion. C’était toujours la même chose. Elle avait droit à l’éternel regard transparent, apeuré et suppliant. Elle se sentait davantage salie par le pitoyable qui l’envahissait plus que par la soumission passée de son corps. De temps en temps, son ex-client s’arrangeait, tout en montrant du doigt un rayon à son épouse ou en détournant la tête de son petit dernier d’une caresse, pour lui adresser un clin d’œil entendu. C’était tout aussi gluant que les gestes obscènes qui lui étaient parfois infligés. La réalité, vous comprenez, cela la lassait.
Elle se sentait fatiguée ce soir. Ses vingt-trois ans se comptaient en siècles et elle n’avait jamais été très forte en calcul, Susan. Elle aimait garder son faux prénom même en dehors du travail, il la protégeait. Elle avait choisi ce stratagème pour laisser Mireille ailleurs, à l’endroit où elle aimerait tellement la rejoindre. C’était réconfortant de la savoir en sécurité, une petite partie d’elle n’était ni atteinte, ni touchée, ni blessée.
Souvent des idées et des images de cet ailleurs s’imposaient à elle. De façon irrépressible, comme dans un rêve que l’on préserve des premiers bruits de l’aube, elle fronçait légèrement les sourcils, plissait le front pour y rester un peu plus encore. Souvent, Germain était là.



19.° tableau : Paris : le temps de la bifurcation



Et puis, un jour, Germain est réellement réapparu. Sept ans avaient dû s’écouler depuis la fuite de Mireille. Il devait bien avoir dépassé les quarante ans maintenant. Ce cap qu’il convient de croiser avec circonspection comme Mireille avait pu le constater auprès de tant de ses clients.
Il avait changé. La patine du temps, même affectueuse, restait légèrement inquiétante. Les pattes d’oie semblaient cerner le regard. En l’attente des renforts, quelques cheveux gris s’étaient déjà installés aux avants postes. Pourtant, il gardait cette même concentration fière jadis toute dédiée à distiller sa bienveillante écoute.
Il semblait toujours hors d’atteinte des préoccupations extérieures. Peut-être avait-il pu les regrouper toutes en seule une pièce, derrière une lourde porte, et asseoir le repos de son cœur sur la solidité des serrures. A moins qu’il ait réussi à ne rien entasser, laissant le vent emporter avec lui le pollen des soucis et chaque graine de mauvaises ou sombres pensées.
Toutefois, en quelques rares instants, une ombre passait dans son regard. Malgré sa discrétion, l’ombre, ses souliers à la main, faisait grincer quelques lattes du parquet, particulièrement vermoulues. Elle semblait alors révéler un ancien champ de bataille, intérieur et terrible, où n’était plus désormais de mise que le respect dû à une chapelle ardente.
Plusieurs fois Mireille avait été le témoin de cette immatérielle souffrance intérieure. Elle ne se l’avouait pas mais ce secret caché de Germain lui avait acquis Mireille tout entière. Celle-ci était toujours désarçonnée, quand un froncement de sourcil inattendu, venu du plus profond de lui, bruissant d’un cri, se frayait un chemin vers l’extérieur.
La saveur étrange de ces moments suscitait pour Mireille la même maladresse involontaire qu’il y a presque trente ans. Elle se revoyait entrant à l’église de Quimper. Sa petite main d’enfant plongeait rapidement dans le bénitier. La vitesse de son geste lui paraissait, à chaque fois, exigée et redoublée par l’air de supplication silencieuse de ce gigantesque Christ en croix qui surplombait la nef. De toute l’énergie de ses six ans, elle aurait tant voulu l’aider.
Le métro ramenait Mireille chez elle, à l’aube, après une longue nuit de travail. Elle préférait les transports en commun aux taxis. Malgré son imper cachant ses habits de « soirée », les chauffeurs avaient vite fait de voir à qui ils avaient affaire.
Germain était là debout dans la rame de la ligne 1.
Assise sur un strapontin, alors qu’elle allait se lever pour sa correspondance, leurs regards se croisèrent. L’incrédulité laissa très rapidement place à une émotion partagée aussi mélangée que les couleurs de l’arc-en-ciel dans la lumière blanche. Seule l’intensité lumineuse les empêcha un instant de parler, avant de jaillir ensemble sur le quai.
Il avait fallu trois heures dans un petit café près de l’hôtel de ville pour déployer de nouveau tout l’espace de leur relation. Germain était parti s’installer en Nouvelle-Calédonie, région dont il était natif. Il était maintenant marié avec deux enfants. L’arrêt brutal de la relation thérapeutique avec Mireille avait donné à celle-ci une place unique parmi ses patients. Il avait eu l’impression de continuer à la voir pendant toutes ces années.
Il avait bien sûr eu d’autres occasions de méditer sur le deuil et son œuvre silencieuse. Dans la joie même, des rencontres et retrouvailles, il savait que ces heureuses arrivées jouxtaient, dans la même gare, à quelques quais seulement, ce ballet des trains au départ qui paraît désordonner nos vies. Mais chacun de ces départs restait présent si longtemps, chacun semblait annoncer une destination. Il avait suffisamment eu l’occasion d’observer ses patients pour pouvoir affirmer que la tragédie de ces ruptures portait comme un mystère à accueillir, et peut-être un jour à déchiffrer. Il avait ressenti ainsi la disparition de Mireille. Il avait seulement été surpris de l’ampleur de son retentissement.
En termes de désordre et d’intensité, le récit de Mireille avait eu son succès. L’ahurissement de Germain avait fait place à une rage froide qui l’amena à se lever d’un coup, manquant de renverser le garçon chargé d’un lourd plateau de commandes. Penaud, il se rassit, comprenant à la fois l’inadéquation de toute violence et son incapacité à la juguler. Les flots agitaient leur houle en signe de victoire.
Un poids fait d’une multitude d’images l’entraînait loin au fond. Il ne se débattait plus. La pesanteur était plus forte, elle suivait Mireille essayant de survivre à Amsterdam. Le vide de son cœur de jeune femme s’était empli d’un profond sentiment de fatalité et d’absurdité. Elle pensait souvent au cadran solaire de la maison de son enfance. Sur ses carreaux de céramique, sa funeste devise encerclait les marques des minutes : « chacune blesse, la dernière tue ». L’impossibilité de sortir de ce cercle résumait bien son état intérieur.
A partir de là, le temps et les mille tentations pour le fuir avaient fait le reste. Quelques dealers, la nécessité de rassembler plus d’argent, la prostitution de moins en moins occasionnelle l’avait conduite à cette vie. Elle n’avait pour sa défense devant le procureur que la maigre réponse « mais c’était de nuit ».
Amsterdam était bien loin maintenant. Elle avait désormais cessé de tapiner au bord des canaux pour s’installer à Paris. Les annonces sur le serveur minitel « Escort à Paris » avaient, si l’on peut dire, changé sa vie. Elle n’était plus dans un gouffre de l’enfer, exposée physiquement à tous les étrangers de la rue.
Mais son existence d’aujourd’hui était devenue plus glacée encore. En Hollande, elle avait connu la solidarité de certaines filles que les méthamphétamines n’avaient pas encore rongées. Et puis elle avait parfois le ressort de se laisser aller à ce spleen romantique où elle se mettait en scène en personnage de roman noir. Ici et maintenant, elle était une professionnelle. Elle payait même des impôts à l’Etat. Ses impôts sur le revenu étaient la « TMS », taxe sur la misère sexuelle, comme elle disait, en boutade, sans faire rire grand monde. Sa solitude n’avait d’égale que sa fatigue, tout la fatiguait et surtout, plus que tout, l’idée d’essayer de s’en sortir.






20.° tableau : Retour à Nouméa


Germain avait tout pris en charge, l’aidant à rassembler ses affaires et à prendre un billet pour la Calédonie dans le même avion que lui. Il l’avait dirigée vers l’un de ses confrères, addictologue à Nouméa, pour l’aider à bannir ce qui devait l’être. Là-bas, il l’avait patiemment accompagné dans toutes ses démarches pour reprendre ses études à l’école d’infirmière. Il l’avait présentée à plusieurs d’entre elles qui l’avaient épaulée de façon déterminante dans sa reprise difficile d’études.
Elle ne savait pas vraiment si cela lui avait été dicté par la même conscience professionnelle qu’il appliquait à chaque « client » ou s’il se sentait simplement coupable du funeste aiguillage de la vie d’une de ses ex-patientes. Mireille avait préféré croire que malgré sa réserve, la même lancinante mélodie amoureuse lui dictait son engagement à la sauver, à défaut de mots et de gestes pour l’aimer.
Revoyant tout cela depuis son enfance, elle fut contente. Avoir achevé son parcours l’emplit d’une profonde satisfaction. Elle allait pouvoir se reposer, même si, tout en elle avait envie d’être aux côtés, et d’accompagner, ces êtres qu’elle avait croisés pendant sa vie.
Là, elle continuait à flotter, découvrant Nouméa comme elle ne l’avait jamais vu. Tout était neuf. Même les murs lézardés, non encore réhabilités, de la vallée du Tir semblaient créés à l’instant seulement. Tout exsudait une force de vie, d’affirmation de l’Etre : même les fissures, même la crasse.
Il n’y avait pas de mots pour cet Amour qui embrase et transfigure toute chose. Il n’y avait plus de peur. Seules restaient quelques traces de curiosité. Tous ces êtres auprès desquels elle avait vécu, qu’étaient-ils devenus ? Cette question n’était pas vraiment essentielle. Elle les savait déjà, au-delà de leur vie, dans cette sécurité indicible.
Mais c’est en fait la réponse elle-même qui venait à sa rencontre suscitant la question. Elle eut l’impression que son corps immatériel était étiré. Il était aspiré dans le futur. Cet écoulement modifiait tout. Et pourtant au centre, rien ne semblait bouger réellement. Un bref instant, elle se vit, longuement tournoyer. Nouméa était devenu la longue robe des derviches tourneurs. Alors, c’est cela le temps !
Elle sut naturellement que huit ans s’était écoulés depuis sa mort. Le cimetière du sixième kilomètre regorgeait encore plus de fleurs …



21.° tableau : Le retour du refoulé




Il est des mystères quant aux étonnants itinéraires par lesquels la vie conduit certains, ou même la plupart d’entre nous. Germain avait toujours considéré que soit il est préférable de ne pas les éventer, soit il est même impératif de les taire. En fait, il était plus adepte de ce deuxième principe. Si d’aventure, se nichait dans ces histoires, peut-être pour chacun de nous, un secret d’Amour, il est, alors, un devoir sacré de ne pas le colporter sur les places publiques ou les parvis des temples.
Aussi, personne n’apprit leur arrivée et encore moins, les détails du passé de Mireille. Germain garda le secret pour tout le monde, enfin presque tout le monde. Ils avaient atterri la veille à Nouméa il n’attendit pas plus.
Grégory, en pleine consultation, écoutait attentivement. Son oreille était ancrée par la contemplation de l’arbre du voyageur qui s’inscrivait dans le cadre de sa fenêtre. Le balancement d’une palme au dessus du toit de la maison coloniale l’aidait à trier dans les longs monologues de ses patients ce qui n’était qu’une fuite de plus, un étourdissement en soi-même à force de mots. Il récoltait ce qui faisait vraiment sens, ce qui devait être relevé méthodiquement comme un indice à faire analyser ultérieurement au patient. Avec le temps, il en était venu à mesurer toute la facilité de son métier, comme de pouvoir regarder sur un individu l’arrière de son col pour lui dire, ou plutôt lui faire deviner pour ne pas le brusquer, si le col était en place ou à moitié relevé.
Soudain, il entendit comme une altercation à son secrétariat. Il n’eut pas le temps de signifier la fin de la séance à son patient. La porte s’ouvrit à la volée, laissant apparaître une Rosita, déconfite de n’avoir pas pu faire écran, et préserver le calme de la séance. A son côté, Germain fulminait et contenait visiblement toute son énergie, attendant que le patient quitte le divan.
Dès que la porte fut refermée, après que Gregory eut rassuré Rosita, Germain le saisit violemment à la gorge. Il prononça son prénom, lentement, « Mireille », comme si chaque syllabe était un élément à charge supplémentaire. Grégory savait que seule la passivité pourrait calmer une telle colère. La rage de Germain le traversa et tétanisa ses muscles non pas de peur mais comme la décharge couvée par une longue tension. Cette agression physique était bizarrement un grand soulagement ; ne s’était-il pas malgré sa longue formation et tout le travail qu’il avait fait sur lui-même, si souvent senti pris à la gorge par Germain. Il allait pouvoir traverser cette sensation et s’en libérer.
Puis Germain l’avait lâché et débité un long accusatoire d’une voix monocorde, régulièrement ponctuée d’accents qui se voulaient dramatiques. Rien ne manquait au réquisitoire sur ce que Germain appelait les conséquences de sa « veulerie » et de son « comportement de prédateur ». Il n’écoutait plus vraiment, réveillé parfois par un « Salaud » plus haut que le mot précédent.
Chaque tonalité agressive renforçait Grégory. Son rival dans leur fratrie d’élection révélait sa violence et son manque de compassion. Germain était incapable de réaliser pour Grégory qui l’avait tenu comme un père sur les fonds baptismaux de la psychanalyse, ce qu’il aurait fait pour le moindre de ses clients.
Oui, son comportement passé ouvrait une vraie question. Un abîme d’interpellations s’ouvrait sous ses pieds. Mais la haine de Germain empêchait toute réponse. Le fossé fut en surface comblé d’insultes. Il se taisait encaissait les coups pour celui qu’il avait été.
Il n’adresserait plus jamais la parole à Germain. Celui-ci demeurerait pour lui à jamais disqualifié comme le frère qui l’avait frappé à terre. Dans les années qui ont suivi, Gregory ne put penser à cela sans sentir instantanément son cœur s’emballer. La libération qu’il avait souhaitée ne vint pas. Il portait souvent cette chamade comme un boulet. En cette terre de bagnes, il ne voyait pas d’évasion possible.




22.° tableau : Une nouvelle vie au service



Mireille n’avait été surprise que quelques secondes en apprenant par Germain la nouvelle. L’homme qui avait abusé de sa crédulité s’était installé également sur le territoire. Elle ne savait pas très bien si elle lui en voulait. Il y avait tellement de jours et tellement de nuits entre aujourd’hui et alors. Mireille avait poussé, roulé ce monceau de souillure, sans cesse, devant elle, pente après pente, ne tirant son espoir et sa force que dans le labeur même. Elle se souvenait d’une illustration de son livre de catéchisme, un âne attelé à un moulin à grains tournant sans cesse, voilà ce qu’elle avait été ces années. Mais, elle n’avait pas eu, alors, la disponibilité d’esprit de Samson pour ruminer en captivité une quelconque vengeance.
Et ce n’est pas aujourd’hui, alors qu’une colombe s’était posée sur son poignet, qu’un véritable espoir de libération s’annonçait, qu’elle allait refermer sa main d’un geste vengeur. Germain ne lui parla pas de la confrontation avec Gregory. Et si elle eut le sentiment de le croiser quelquefois en ville, sans même qu’elle y pense, ses yeux l’entraînaient ailleurs, tels ces parents tirant de leur main leurs enfants pour les éloigner du lieu de l’accident, de peur que les secours n’aient pas achevé quelque désincarcération traumatisante.
Au diagnostic de son cancer, le cancérologue lui avait expliqué que sa forme du cancer de l’utérus était assez rare, d’origine bactérienne. Des germes sexuellement transmissibles avaient du rester encapsulés en elle pendant des années. Mais le médecin qui la connaissait bien, enfin Mireille pas « Susan », exprima son étonnement : « cette pathologie était pourtant souvent liée à une activité sexuelle intense ». Par courtoisie, Mireille adopta le même air étonné. Elle avait, alors pensé à Grégory, le temps d’un soupir. Mais son passé européen était une autre vie, elle ne s’y attardait que le moins possible.
Dans les années qui avaient suivi son installation à Nouméa, elle avait eu un sentiment de facilité incroyable. Ses copines infirmières lui avait permis de tout réussir, jusqu’à sa spécialisation d’assistante de bloc chirurgical. Chaque opération, un calcul rénal enlevé ou un col du fémur réduit était pour elle une victoire. La plupart de ses « clients » en Europe venaient aussi pour plus qu’un simple soulagement physique. Elle avait souvent perçu leur attente de guérison. Ils étaient tous malades, d’une très banale affection : l’incapacité à aimer vraiment. Pour cette maladie là, à l’époque, elle se sentait impuissante.
Aujourd’hui, elle était entourée de véritables guérisons. Certaines allaient bien au-delà du corps. Un changement radical de vie était annoncé par un nouvel éclat dans le regard d’un hospitalisé auquel on avait enlevé une tumeur. Une famille redécouvrait le sens des liens autour du lit de l’un des siens.
Après quelques années, elle s’était naturellement sentie appelée en gériatrie. Etre au service des personnes âgées était une modalité évidente pour elle du service de la vie tout court. Pendant ces années, elle avait recueillie tellement de confidences familiales, de toutes celles et ceux qui l’appelaient, au centre Albert Bousquet, « ma petite fille » qu’elle en venait à croire être membre d’une famille unique à la fécondité extraordinaire. Elle aurait aussi aimé avoir pu témoigner cette même reconnaissance à ses parents qu’elle imaginait parfois, vieillis sous les traits de tel ou telle.




23.° tableau : Café amer



La visite de Germain avait été pour Grégory comme une cassure. L’humiliation, de voir découvert sa part d’ombre avait été d’autant plus grande que c’était par celui là même pour qui il devait incarner l’équilibre, fût-il de l’ordre du semblant. C’était désormais comme s’il devait traîner derrière lui, sans arrêt, sa trahison passée. Il ne pouvait éviter son regard. Le regard du mensonge était terrible et regardait Grégory.
La cafetière chuintait comme un signal d’alarme.
Il pensait que l’humour cosmique prenait parfois des allures de persécution. Il croisait, de temps en temps, celle qu’il avait manipulée pour la conquérir. Son cœur battait à chaque fois le rappel. Mais pourquoi était-elle venue justement vivre ici. A la mort de Mireille, il y a huit ans, il ne sut pourquoi il ne parvenait pas à chasser l’impression de l’avoir tuée lui-même.
L’odeur amère du café emplissait toute la pièce.
Et pourtant, il aurait pu avoir le sentiment d’avoir réussi tous les volets de sa vie. Ses amis soulignaient ses succès, son mariage, il y a vingt ans avec la fille du porte-parole de la chefferie de Jozip, ou ses nombreux patients, ayant réappris à aimer et à travailler. Mais, il ne pouvait se laver les dents sans y penser. Il devenait alors maelstrom, non pas de remords, mais de justification et de colère contre tous les donneurs de leçon. Et pire, au centre de tout cela, il ressentait, sans même se l’avouer, concentré dans une tête d’épingle, un immense amour pour celle qui avait traversé sept jours de sa vie.
La petite cuillère écrasait quelques grains de sucre perdus au fond de la tasse.
Et voilà, que Germain disparaissait à son tour, suite à une malencontreuse chute d’une falaise près de Poya. Son trouble intérieur n’en fut que plus fort. Il mesurait maintenant, par delà et malgré leur différence, l’estime qu’il portait à Germain. Ils avaient tant partagé… Il ne pourrait jamais lui crier sa révolte pour n’avoir pu lui pardonner. Cette impuissance désormais irréversible à s’expliquer auprès de lui avait tôt fait de ranimer la braise de sa rancœur, et il savait qu’il y avait de nombreuses brindilles tout autour.
Sa langue, posée sur le bord de la tasse, se rentra vivement. Il s’était encore brulé.
Aller à l’enterrement de Germain, s’était imposé à lui comme un impératif. Il avait la conviction que quelque chose d’essentiel se jouait ou allait, de façon imminente, se jouer pour lui. La délivrance du regard de Germain, de ce fardeau qu’il traînait depuis des années et que même la psychanalyse n’avait pu soulager.
Cette psychanalyse à qui il avait confié sa vie ne lui avait finalement appris que deux ou trois choses. Il était maître dans l’art de ne pas se laisser polluer par la névrose d’autrui. Des années d’association d’idées sans censure lui avaient également appris à développer sa vivacité, son ressort à toujours rebondir, à s’extirper de toutes les prises de ses adversaires. C’était déjà énorme, mais tellement insuffisant.
De surcroît, la psychanalyse lui avait, de façon durable, donné un sentiment de maîtrise, cet abri spacieux et douillet qu’il n’avait cessé de conforter et d’endurcir tout au long de sa vie. En fait, il en venait parfois à penser que sa propre névrose était devenu très souple, autonome, bien plus forte aujourd’hui.
Son égo avait acquis une telle rapidité dans ses autojustifications qu’il avait conquis quelque chose ressemblant à de la liberté. Il était terriblement aliéné à cette liberté. Même s’il ne cessait de le nier aujourd’hui, lui qui ne se voulait dupe de rien, il y avait quelque chose de pourri en son royaume. Parfois, son nez se plissait à la recherche de cette indéfinissable odeur. Il souffla fortement sur sa tasse et aspira une gorgée.
Le café, même avait un drôle de gout, ce matin.
Il se mit en route une heure avant le début de la cérémonie. Les habituels bouchons aux Portes de Fer l’avaient amené à se changer les idées en écoutant Robert Canal sur Radio Rythme Bleue. La constance de sa bonne humeur radiophonique semblait ne jamais tarir. C’est au début des informations présentées par Nathalie Germain … qu’il coupa d’un geste nerveux l’autoradio.
Il remonta les allées entre les tombes jusqu’à celle indiquée par le jardinier. Il ne semblait pas très clair ce jeune homme, faut dire, le boulot doit pas être drôle tous les jours.
Il ne fut pas étonné par le nombre important de personnes. La popularité de Germain était flagrante. Il préféra être à l’écart pour observer.
Le diacre de la cathédrale avait même fait le déplacement jusqu’au cimetière, lui qui d’habitude n’accompagne les défunts et leur famille que lors de la cérémonie à l’église. Emu, il s’apprêtait à prononcer l’éloge funèbre de celui qu’il semblait connaître. Le vent ne permit à distance de n’entendre que quelques mots : « Jésus guérisseur », « l’Amour cherche l’homme » ou encore « il a fait fructifier ses talents ». Gregory ne put s’empêcher de faire du mauvais esprit se demandant si on allait enterrer Germain avec son divan. Il avait bien fait de rester en retrait, il sentait qu’il aurait fallu d’un rien pour être ému à son tour.
Il se mit à détailler les vivants alentour. Le lent travail de la dérision reprit et s’imposa comme le sens même de sa venue aujourd’hui. C’était son travail de deuil. Celui qui correspondait à la nature de sa division intérieure que rien n’avait pu totalement combler.
Une femme mélanésienne sur une colline à gauche attira son attention. Elle semblait mastiquer, peut-être des racines de Kava. Son application ne l’empêchait pas de rester concentrée sur la présente cérémonie. Il s’agissait peut-être d’une Parque océane préparant le breuvage des morts avant la grande traversée.
Dans la foule, il reconnut pèle mêle, la coiffeuse de sa femme, le pompiste de la VDE et quelques patientes à lui. C’était aussi cela Nouméa. Vivre ensemble, il n’y avait pas vraiment le choix.
Les employés des pompes funèbres générales faisaient précautionneusement descendre le cercueil. Dès qu’il disparut, le premier cercle autour du trou eut un sursaut de sanglots sonores. Il était temps pour Grégory de partir.




24.° tableau : La rencontre au bord du fleuve



Gregory sortant du commissariat pour l’enquête sur le décès de M. Mourot était d’humeur maussade. « Quel sale type ce commissaire ! Non mais pour qui il se prenait avec ses airs moralisateurs comme s’il n’en avait pas dû lui aussi, accumuler des inimitiés et des rancœurs. »
Depuis le matin, il savait qu’il devait retourner au cimetière. Ce lieu ne sied pas à la foule. Elle faisait écran, pleine de sa sensibilité écorchée, entre lui et Germain. Enfin, le souvenir qu’il avait de Germain, car pas plus aujourd’hui qu’hier, ne croyait-il à ces billevesées d’âme et de poursuite de la vie d’ici-bas, outre-tombe. La seule poursuite qui le préoccupait à l’instant était ce nœud qui lui comprimait la poitrine.
Il resta quelques moments, atterré devant la tombe. Comme pour chacune des stèles de l’allée était inscrit le dernier tag « Germain Mourot – 1948 – 2008 », mais il avait été gravé juste en dessous une phrase étonnante : « La Vie n’est jamais si noire qu’on croit … ». Qu’est-ce cela pouvait bien signifier ? Il se pencha à moitié, peut-être pour vérifier que l’inscription n’allait pas disparaitre.
Mireille l’observait du haut d’un if. Morte depuis huit ans, c'est-à-dire il y a un instant, elle se sentait bien, flottant au dessus du cimetière. Elle avait été déjà là avec Grégory depuis sa première venue du matin, traversée par ses pensées à lui. Elle se sentait reconnaissante pour chacune qu’elle prenait pour un cadeau à déballer. Elle vit alors au creux de son plexus ce nœud rougeoyant, et eut l’écart du chaton qui contourne le tison.
Tant de souffrances et de blessures semblaient là, brûler sans se consumer. L’enfant blessé, enfermé au fond de lui, criait encore. Sa voix en résonnant suivait des modulations toujours plus complexes. Elle reprenait le désespoir de l’adolescent, ténor de la recherche d’identité. Elle vibrait de l’angoisse de l’adulte, alto souvent altissima, déchirée entre la peur de ne pas être à la hauteur du défi ou la réprobation véhémente de limiter par trop son ambition. La partition des basses entonnait l’anxiété de l’homme vieillissant devant tant de remords et tant de regrets. Ce chœur n’était pourtant que les solistes d’une formation vocale qui s’étendait à perte de vue. Elle y reconnaissant avec les yeux de Gregory tant de patients, tant d’amantes et tant d’amis souffrants. Cette polyphonie sonnait comme une symphonie composée par Jérôme Bosch et orchestré par Escher.
Mireille n’eut pas réellement de tristesse pour ces souffrances qu’elle savait désormais bâties sur du vent. Mais une immense compassion l’envahit, néanmoins. L’océan déferlait sur le récif à fleur d’eau et déroula une vague immense qui s’arrondissait en rouleau. D’un même mouvement, elle posa sa main pleine d’un amour infini sur l’épaule de celui qui l’avait jadis droguée. Il ne ressentit qu’un tout petit pincement dans le ventricule droit. Gregory s’effondra avec un sourire de reconnaissance.
Germain avait déjà dû partir là-bas et au-delà. Plus rien ne retenait Mireille. Elle se laissait désormais, enfin confiante, porter par l’amour. Elle fut rapidement de l’autre côté.
Gregory stupéfait observait à ses pied son corps inerte. Il ne savait quoi penser. Cela ne l’intéressait d’ailleurs plus beaucoup de penser. Il sentait. Il sentait pour la première fois. Quelle paix à recevoir ! C’est donc cela l’Amour ! C’est effectivement incroyable !
Le camion des jardiniers remontait l’allée. Le chauffeur pestait : « cette andouille d’Ulysse s’est trompée en indiquant au graveur la devise à graver sur la pierre tombale de Germain Mourot ». Il avait fallu à la hâte en graver une autre en début d’après midi. Tout occupé qu’ils étaient à descendre la nouvelle stèle du Camion, ils ne virent pas le corps recroquevillé en fœtus au pied de l’if.
Un des jardinier claironna « Elle n’est finalement pas si lourde que ça ! ». Grégory, juste au dessus d’eux, les encourageait. Il découvrit alors la nouvelle phrase gravée sur la pierre tombale, portée à bout de bras par les employés du cimetière.
Il ne fut bientôt plus que lecture. Il marqua un temps d’arrêt au milieu de l’épitaphe puis sa lecture reprit toute seule avec une accélération inimaginable. Sa reconnaissance fit exploser son cœur dilaté dans un éclair qui remonta jusqu’aux confins de sa vie. Chaque rencontre, chaque relation palpitait alors d’une vie nouvelle. Même la notion de pardon n’avait plus de raison d’être dans cette pulsation qui renouvelait la surface de la terre.
Ulysse passa son chiffon sur le marbre. Un rayon de soleil illumina l’inscription en lettres d’or: «Heureux les affligés, Ils seront consolés ».

Fin de la nouvelle

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