lundi 15 décembre 2008

L’énigmatique Germain Par PP

La photo représente une très jeune femme tenant dans ses bras un enfant nu. Elle a l’air triste. Quelque chose de mystérieux et de surréaliste émane d’elle. Ses longs cheveux enveloppent ses épaules et retombent sur le corps de l’enfant qui semble plongé dans un sommeil profond. Il a les bras croisés sur sa poitrine, ses petits poings serrés, les doigts de pieds en éventail. Son visage potelé est éclairé par un sourire enchanteur. Que fait cette photo dans le sac de Sonia ? Qui peut bien être cette femme ? Est-ce quelqu’un de sa famille ? Sa mère ? Sa grand-mère ? Et l’enfant, qui peut-il bien être ? Pourquoi ne lui en a-t-elle jamais parlé ? Un flot de questions se bouscule dans la tête de Robert. La photo exerce sur lui une attraction indicible qui, peu à peu, se transforme en un malaise profond.
Il est tout occupé à mettre de l’ordre dans sa tête quand la porte de la chambre s’ouvre brutalement, laissant apparaître sur son seuil la silhouette élégante de Sonia. Son arrivée soudaine provoque chez lui une inexplicable crise d’angoisse. à cause du contre-jour, il ne distingue pas son visage mais il la connaît bien. Il est sûr de sa réaction : une fois l’effet de surprise dissipé, ses traits se durciront et elle laissera éclater sa colère. Qu’est- ce qu’il lui a pris d’aller fouiller dans son sac ? Elle lui a pourtant dit à plusieurs reprises que c’est une attitude qu’elle ne tolère pas. Elle lui a même raconté par le passé que, dans les sacs des femmes, il y a parfois des jardins secrets où il n’est pas bon de s’aventurer sans y avoir été invité.
Curieusement, Sonia n’a toujours pas bougé. D’habitude si prompte à entrer dans des colères noires, elle reste silencieuse. Elle ne le regarde pas. Elle fixe la photo avec insistance.
C’est l’été. La canicule est à son comble et pourtant, dans cette chambre surchauffée, lui, il a froid… Il ne le sait pas encore mais cette photo ancienne renferme un secret, un secret lourd de conséquences, et bien qu’il ne réalise pas bien ce qui est en train de lui arriver, il commence instinctivement à comprendre qu’il va regretter amèrement sa curiosité. Puis tout s’accélère : sa femme, ou plutôt celle qu’il avait prise pour sa femme, s’avance vers lui. Son visage, qu’il ne voyait pas l’instant d’avant à cause du contre-jour, lui apparaît maintenant avec une netteté qui le glace tout entier. Celui-ci n’est plus qu’un amas informe de chairs en lambeaux dans lesquelles grouillent des milliers d’asticots. A la place des yeux, il n’y a que deux trous purulents, et son nez a complètement disparu au milieu d’une bouillie de viande putréfiée. Continuant d’avancer dans sa direction, la femme tend sa main en décomposition vers lui, ou, plus précisément, vers la photo mystérieuse qu’il tient du bout des doigts. Il cède alors à la panique et se met à hurler de terreur.

Il se réveille en sursaut. Son corps est trempé de sueur. Il tremble de tous ses membres, et les battements de son cœur sont si forts qu’il peut les entendre résonner dans la pièce. Assis sur son lit, la lumière de sa lampe de chevet précipitamment allumée, il tente de retrouver son calme. Connerie de cauchemars ! Ils se sont mis à hanter ses nuits depuis un peu plus d’un an, quelques jours seulement après le décès de Germain. Au début, c’était de façon sporadique puis, avec le temps, c’est devenu de plus en plus fréquent, à tel point qu’aujourd’hui, il finit par appréhender le moment où il doit aller se coucher. C’est toujours le même scénario, les mêmes images, les mêmes personnes. Ces cauchemars sont tellement réels qu’il a l’impression d’y participer vraiment, et la peur qu’ils déclenchent en lui devient si forte qu’il n’est pas impossible qu’un jour son cœur finisse par le lâcher.
Il suppose qu’il y a un lien avec la mort de Germain, mais sans pouvoir dire lequel. La dernière fois qu’il en a discuté avec quelqu’un, c’était avec un soi-disant ami médecin qui n’a rien trouvé de mieux que de lui proposer un internement préventif à l’hôpital psychiatrique de Nouville. Depuis, il n’ose plus en parler. Son pouls a maintenant retrouvé un rythme normal et l’angoisse, qui lui serre encore la poitrine, se dissipe lentement. Son regard se pose alors sur les photos qui ornent le mur de sa chambre, collées là par ses soins un jour où la solitude et la peine lui pesaient plus qu’à l’accoutumée. Que des photos de Sonia ! Instinctivement, il repense à l’accident, à tous ses rêves de bonheurs envolés, à tous ses projets non réalisés, et un sentiment de tristesse s’empare de lui. Pourquoi a-t-il accepté sa mutation en Nouvelle-Calédonie ? Rien de tout cela ne serait arrivé s’il l’avait refusée.

Pourtant, au début, tout avait si bien commencé ! En arrivant sur le territoire, il avait obtenu un poste de professeur d’histoire au lycée La Pérouse ; son travail le passionnait autant que les multiples activités de loisirs auxquelles il s’adonnait avec passion. Même Sonia, qui avait accepté à contrecœur de l’accompagner, s’accordait à dire que finalement, ce n’était pas si mal que ça. Et, cerise sur le gâteau, peu après leur arrivée à Nouméa, alors qu’ils essayaient vainement d’y parvenir depuis plusieurs mois, elle était enfin tombée enceinte. Ils vivaient un vrai conte de fée. La grossesse se déroulait bien, et rien ne semblait pouvoir altérer leur bonheur, du moins jusqu’à ce jour du moi d’août, le lundi 15 août 1981 très exactement, où tout avait basculé. Sonia était en ville pour des examens de routine lorsqu’un 4X4, conduit par un jeune homme ivre et sans permis, la faucha sur un passage clouté, pendant qu’elle traversait à pieds l’avenue Foch, les tuant tous les deux, … elle et le bébé.
L’évocation de ce tragique épisode de sa vie le plonge momentanément dans une profonde colère. Il en veut alors à la terre entière, à la vie, au destin, et surtout à lui car il se sent responsable de l’avoir entraînée jusqu’ici. Des idées noires lui traversent l’esprit, et il doit faire un gros effort sur lui-même pour les chasser de sa tête. Il profite d’un moment de lucidité retrouvée pour mettre un terme à ses pensées et à ses idées suicidaires. Il jette un regard rapide sur le réveil qui lui indique quatre heures du matin, quatre heures six exactement. Il n’a dormi que trois heures et, bien que ce soit encore tôt, il décide de se lever. De toute façon il n’a plus sommeil et, franchement, il n’a pas envie de connaître la fin de son cauchemar. Il met le café à chauffer, se fait couler un bain et attend sur la terrasse l’arrivée rituelle de l’astre solaire. Il aime cette heure particulière où la nuit se fait lentement absorber par le jour jusqu’à disparaître totalement, marquant ainsi la fin d’un cycle et le début d’un autre.
En avalant une première gorgée de son café brûlant, il repense à ce mystérieux appel téléphonique de la veille. Le commissaire Davois lui a proposé, sans trop lui laisser le choix, de le rencontrer cet après-midi vers seize heures au cimetière du sixième kilomètre. Il n’a pas voulu lui en dire plus au téléphone. Il se rappelle bien du commissaire Davois. C’est lui qui, un an auparavant, l’avait contacté pour lui annoncer la mort de Germain. C’était le 6 mai au soir. La première phrase qu’il lui avait dite en préambule fut : « On a retrouvé le cadavre d’un homme il y a quelques heures. Au premier abord, il semblerait que son décès soit dû à une chute dont l’origine accidentelle ou criminelle n’a pas encore été définie. J’aurais quelques questions à vous poser sur cette personne. Il s’agit d’un certain Germain Mourot. Connaissez-vous cet homme ? »
Robert avait espéré qu’il ne s’agissait pas de celui qui, au fil du temps, était devenu son meilleur ami. Malheureusement, la description que le commissaire lui en avait fait, plus les informations relevées sur la carte d’identité de la victime, ne laissaient aucun doute quant à la personne : il s’agissait bien de lui.
Apprendre de cette façon le décès de Germain lui avait fait l’effet d’un coup de massue. Il avait eu beaucoup de mal à retenir ses larmes, et l’intonation de sa voix au téléphone trahissait sa profonde émotion. Le commissaire lui avait posé quelques questions auxquelles il s’était efforcé de répondre le plus précisément possible. Quand avez-vous vu Germain pour la dernière fois ? Vous a-t-il fait part récemment de difficultés ou de problèmes particuliers ? Quelles étaient vos relations avec lui ?…
Quand il eut fini de l’interroger, Robert, lui avait demandé pourquoi on l’avait appelé, lui, spécialement, pourquoi il lui avait posé ces questions et comment il avait obtenu son numéro de téléphone classé en liste rouge. Le commissaire lui avait gentiment répondu qu’en visitant la propriété de Germain, il avait trouvé, dans une sacoche lui appartenant, un carnet de notes sur lequel étaient inscrits son nom et son numéro de téléphone portable, suivis d’un mot écrit à son intention et daté de la veille de l’accident : « Rappeler d’urgence Robert, lui seul pourra m’aider ».
Robert ne comprenait pas.
- L’aider à quoi faire, commissaire ?
- Je n’en sais rien, il ne le dit pas sur son mot. Je comptais un peu sur vous pour m’éclairer mais, apparemment, vous n’en savez rien non plus. Si par hasard un indice vous revenait en mémoire sur le type d’aide dont Germain avait besoin, je vous saurais gré de bien vouloir me recontacter au 55 66 77.

Puis, avant de raccrocher, après l’avoir remercié de sa collaboration, il l’avait informé que le corps de Germain serait inhumé au cimetière du sixième dans cinq jours.
Quelques heures après avoir raccroché, Robert n’arrivait toujours pas à le croire : Germain mort, ça lui semblait impossible. La funeste nouvelle rapportée par le commissaire l’avait plongé dans une profonde déprime, qu’il avait du mal à contrôler. Toutefois, grâce à l’appel du commissaire, Robert avait été informé suffisamment tôt de la date d’inhumation. Il avait ainsi pu s’organiser pour y assister en personne.
Le jour des obsèques de Germain, peu de gens s’étaient déplacés. Robert ne les connaissait pas, mais apparemment ils avaient tous partagé un moment plus ou moins long de la vie de Germain. Certains étaient très tristes, d’autres moins. Il y en avait même quelques-uns qui semblaient heureux d’assister à sa mise en terre. Robert comprit ce jour-là que Germain ne devait pas avoir que des amis sincères mais, de toute façon, connaissant le personnage, sûr que là où il était maintenant, il devait s’en foutre royalement.
Un peu plus tard, il avait repéré un homme qui assistait de loin à la cérémonie en cherchant à ne pas se faire remarquer, un peu comme lui, mais du côté opposé au sien. Sûrement quelqu’un qui voulait rendre un dernier hommage à Germain sans avoir à se farcir cette bande d’hypocrites dont la peine n’avait pas l’air bien sincère. Il était trop éloigné pour le distinguer avec précision, mais il ressemblait étrangement à Germain. Il s’était même fait la réflexion : On dirait son fantôme ou son sosie ! Curieusement, le commissaire Davois faisait partie du cortège. Robert en avait profité après l’enterrement pour discuter un peu avec lui. Il avait ainsi appris que l’enquête semblait s’orienter vers un accident mais que le commissaire, lui, n’en était pas convaincu du tout ; certains faits concernant la mort de Germain le laissaient perplexe mais, faute de preuves tangibles, il avait dû se résigner à classer l’affaire. Robert n’avait plus jamais entendu parler de lui, jusqu’à hier, lorsque le commissaire l’avait appelé de nouveau pour lui donner ce mystérieux rendez-vous. Il avait eu alors un curieux pressentiment, comme si le passé allait se réveiller.
Pour le moment, il était confortablement installé sur les coussins du transat, sirotant avec délectation les dernières gouttes de son café et concentrant toute son attention sur la magie qui était en train de s’opérer devant ses yeux. Un spectacle fascinant, où le monde passait en l’espace d’un instant de l’obscurité à la lumière.
La journée s’était écoulée relativement vite. Il était près de quinze heures trente quand il arriva devant les grilles du cimetière. Depuis la mort de Germain, il n’y était retourné que deux ou trois fois pour accompagner de vieilles connaissances vers leur dernière demeure. Mais il n’était jamais venu se recueillir sur la tombe de Germain, non pas parce qu’il l’avait oublié, bien au contraire - il ne se passait pas une semaine sans qu’il ne pense à lui - c’était juste qu’il n’aimait pas les cimetières, il ne s’y sentait pas à l’aise.
Comme il était un peu en avance, il s’était rendu directement sur la tombe de Germain, dans le carré VIP. Ca faisait un an environ qu’il n’y était pas revenu ; rien n’avait changé. Les sépultures étaient toujours aussi parfaitement alignées dans leurs carrés respectifs, séparées les unes des autres par de larges allées goudronnées. Des points d’eau étaient disséminés de-ci de-là avec des poubelles sur pieds incitant les visiteurs à laisser les lieux propres. La pelouse bien verte venait d’être tondue. Le silence profond, troublé brièvement par le passage d’un avion ou par le piaillement de quelques merles Moluques, rendait l’atmosphère lourde et solennelle.
Il était exactement à la même place que celle du jour de l’inhumation, en haut de la petite colline, prudemment abrité du soleil par le même arbre, un majestueux bancoulier dont les longues branches feuillues formaient un écran protecteur à l’agressivité du soleil. Ça s’était passé il y a un an et rien n’avait changé. En faisant un petit effort d’imagination il aurait pu remonter le temps et revivre la scène exactement à l’identique.
Pendant qu’il se laissait aller au recueillement et à la méditation, les souvenirs de sa première rencontre avec Germain remontaient doucement du fond de sa mémoire, en même temps d’ailleurs que ceux qui l’avaient tant fait souffrir à l’époque. Suite au décès de sa femme, Robert avait perdu l’envie de vivre. Les dépressions, les séjours à l’hôpital et les tentatives de suicides se succédaient à un rythme inquiétant. Pendant cette période, rester seul à la maison lui était très difficile, il avait besoin de voir du monde, de sortir souvent et surtout de ne pas penser.
Au cours d’une de ses incursions dans le centre ville, alors qu’il errait dans les rues désertes du quartier chinois à la recherche d’un lieu public encore ouvert, son attention fut attirée par l’enseigne d’un bar dont la lumière blanchâtre scintillait dans la nuit. Elle lui avait fait penser à un phare, guidant les pas des noctambules désœuvrés vers leur lieu de ralliement. Un peu comme le phare guide les marins vers le port. Sans se poser plus de questions, il s’était dirigé d’un pas décidé vers la lumière qui brillait à proximité de la place des cocotiers. « Le sans soucis », c’était le nom du bar. En entrant dans l’établissement, comme le marin qui entre dans le port, il s’était soudainement senti soulagé, protégé de la tempête qui sévissait dans sa tête.
Sûrement à cause de l’heure avancée, il n’y avait plus beaucoup de monde à l’intérieur. Autour d’une table basse, quatre personnes complètement ivres discutaient entre elles de manière assez animée. Au fond de la salle, un couple flirtait à l’abri des regards sur une banquette de velours rouge, pendant que deux autres dansaient un slow langoureux sur la petite piste de danse et qu’au comptoir un homme d’une soixantaine d’années, genre vieux beau, était complètement absorbé par la contemplation d’un verre vide, qu’il fixait d’un regard tout aussi dénué de vie. Robert s’était assis à côté de lui, sur un tabouret en bois et avait commandé un bourbon sans glace à une barmaid très charmante. D’ordinaire, celle-ci ne l’aurait pas laissé indifférent, mais, ce jour-là, il n’avait pas la tête à jouer au séducteur, des milliers de pensées se bousculaient dans son crâne et il fallait avant tout qu’il y mît de l’ordre. Il en était à son troisième bourbon quand il sentit le regard de son voisin se poser sur lui avec insistance. Il n’y avait pas prêté attention jusqu’ici mais en fait ça faisait quelques minutes qu’il l’observait à son insu. Au moment où il en prit conscience, alors qu’il allait lui en faire le reproche, celui-ci lui adressa la parole.
- Excusez mon attitude. Je vous observe depuis un moment mais ne vous méprenez pas, ce n’est que de la déformation professionnelle. Je suis psychanalyste et vous semblez avoir un sacré problème, est-ce que je me trompe ?
Il n’avait pas spécialement envie de parler, mais cet homme avait vu juste et, de plus, il émanait de lui une force, une énergie qui inspiraient confiance.
- Mettons les choses au clair pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté monsieur, je ne suis pas du tout attiré par les hommes !
La réponse ne s’était pas fait attendre :
- Moi non plus, je vous rassure ! Je ne suis pas entrain de vous draguer, c’est juste que vous n’avez pas l’air d’aller bien et que, si vous le désirez, je peux vous aider. Je suis le docteur Mourot, et vous êtes ?
- Robert Delacre !
- Enchanté de vous connaître, monsieur Robert, vous prenez un verre ?
- Après tout, pourquoi pas ? Je prendrai bien volontiers un bourbon sans glace !
Il s’adressa à la barmaid sur un ton familier :
- Deux bourbons sans glace ma chérie, tu les mets sur mon compte, s’il te plaît !
- Ce devait être un habitué car elle lui avait répondu en l’appelant par son prénom.
- Pas de problèmes ! Je te sers ça de suite Germain !
Leur goût commun pour le bourbon sans glace les avait rapidement rapprochés et quelques tournées plus tard, ils s’entendaient comme larrons en foire. Le vrombissement d’un ATR 42 de la compagnie Air Calédonie, en approche sur l’aérodrome de Magenta, le sortit de ses élucubrations au moment même où le commissaire Davois passait la grille d’entrée en lui faisant de grands signes amicaux de la main.
- Bonjour, monsieur Robert.
- Bonjour commissaire.
- Je vous remercie d’avoir accepté de me retrouver ici. Je sais que l’endroit peut vous paraître curieux pour un rendez-vous, mais vous allez vite comprendre pourquoi je tenais à ce que notre rencontre ait lieu ici !
- Je n’en doute pas commissaire.
- Voici les faits : il y a quelques jours, le jardinier du cimetière a fait une curieuse découverte. La tombe de Germain a servi de théâtre à un rituel pour le moins étrange. Sept feux ont été allumés autour de la sépulture. Entre chacun des feux, sept « vrais » crânes humains sous lesquels se trouvaient les photos de sept personnes, toutes selon notre enquête bien connues de Germain. Sur la dalle du caveau, sept bougies entouraient une bouteille de bourbon encore pleine, sous laquelle se trouvaient deux autres photos volontairement collées ensemble. Nous en avons identifiée une, mais nous n’avons aucun élément concernant la deuxième. De plus, sept traces de sang convergeaient des crânes vers la bouteille. D’après les analyses effectuées, il s’agit de sang humain. Cette mise en scène macabre fait appel à un rituel ésotérique qui a, de toute évidence, un lien avec la mort de Germain.
- Tout ceci est effectivement très curieux, mais en quoi suis-je concerné par cette affaire ?
- Où étiez-vous lundi dernier entre vingt heures et six heures du matin ?
- Lundi soir ? Vous voulez dire à l’heure où de mauvais plaisantins ont élaboré cette mise en scène ? Vous ne pensez tout de même pas que j’ai quelque chose à voir avec cette profanation ?
- Pour le moment je ne pense rien Monsieur Robert, je vous demande simplement de répondre à ma question.
- J’étais chez moi en compagnie d’une charmante personne si vous voyez ce que je veux dire ! Elle pourra vous le confirmer. Mais tout ça est ridicule. Qu’est ce qui peut bien vous faire penser que je puisse être impliqué de près ou de loin dans cette affaire ?
Davois était pensif. Il ne l’avait pas quitté des yeux depuis le début de leur conversation, sûrement à la recherche d’une réaction de culpabilité.
- La photo que nous avons identifiée sous la bouteille de Jack Daniels est la vôtre Monsieur Robert ?
- Ma photo ? Mais pourquoi ma photo ? Qu’est- ce que cette histoire ?
- C’est ce que je cherche à savoir ! Quelles étaient vos relations avec Germain ?
- Au début, une relation, patient-médecin. Je l’ai connu à Nouméa par hasard, dans un bar qui s’appelait le « sans souci ». Je n’allais pas bien du tout. On a sympathisé au cours de cette soirée, il m’a donné sa carte, et on s’est revus quelques jours plus tard dans son cabinet du centre ville, pas très loin de la place des Cocotiers. Il était meublé avec goût et raffinement, un lieu à l’image de son propriétaire : complexe. Dès la première séance je me suis senti beaucoup mieux. La thérapie à duré deux mois environ, à raison de deux séances d’une heure par semaine. Ma vie était un vrai enfer avant de le connaître. Grâce à lui, j’ai réussi à revivre normalement, à faire le deuil de ma femme et à redonner un sens à ma vie.
- Est- ce qu’à votre connaissance Germain avait des ennemis ?
- Ce que je sais, c’est qu’à part quelques proches, moi et son chat, il n’avait pas beaucoup d’amis. Ce n’est pas qu’il haïssait les gens, c’est plutôt qu’il n’avait pas d’affinités avec eux, ce qui était d’ailleurs paradoxal pour un psychanalyste. Par contre, il ne les laissait pas indifférents. Il avait un don qu’il mettait volontiers à leur service : il savait les écouter, les rassurer, leur redonner confiance. C’était un excellent médecin de l’âme. Il entretenait avec ses confrères, ses patients, ses voisins, sa famille, des relations limitées au strict minimum, ce qui en frustrait plus d’un c’est vrai, mais de là à en faire des ennemis, je ne crois pas.
Le commissaire était contrarié. En venant ici, il était sûr de confondre le coupable qu’il imaginait en la personne de Robert. Mais au fur et à mesure du déroulement de son interrogatoire, il devenait de plus en plus évident que celui-ci n’y était pour rien. Toutefois, son instinct et son flair de vieil enquêteur ne l’avaient jamais trompé : si Robert n’était pas le coupable, il avait sûrement un rôle clef dans cette affaire.
- Il est tombé de la falaise de Gohapin, dans la région de Poya, un lieu plutôt inhospitalier. Est- ce que vous savez ce qu’il y faisait ?
- Non, absolument pas ! Je ne sais même pas où ça se trouve.
Progressivement, la nuit prenait sa revanche sur le combat qu’elle avait perdu ce matin, et peu à peu l’obscurité absorbait à son tour la lumière du jour. Dans un instant, la nuit serait la seule à régner sur Nouméa. C’est le moment que le commissaire choisit pour prendre congé de Robert.
- Il se fait tard, je vous remercie pour votre coopération. Si j’ai d’autres questions, je me permettrai de vous contacter. J’espère que ça ne vous dérange pas ? A bientôt Monsieur Robert !
Le commissaire lui avait proposé de repartir avec lui mais Robert avait décliné son offre. Il avait formulé le souhait, malgré l’atmosphère lugubre qui s’installait autour de lui, de rester encore un peu ici afin de se recueillir sur la tombe de son ami. Il avait ressenti le besoin pressant de se retrouver seul avec Germain. Après avoir été guéri par lui, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde, aussi complices que deux frères, vraiment très proches l’un de l’autre.
Il était entièrement plongé dans son recueillement quand une voix derrière lui le fit sursauter.
- Excusez-moi de vous avoir fait peur, mais tout à l’heure j’ai oublié de vous faire voir la photo collée à la vôtre et ça m’aiderait si, d’aventure, vous reconnaissiez la femme et l’enfant qui sont dessus !
C’était le commissaire. Il lui tendait une photo en l’éclairant avec le puissant faisceau lumineux de sa maglite. Une nuit d’encre avait totalement enveloppé les lieux et seule la lumière de sa lampe permettait d’y voir quelque chose. Robert s’avança vers le cliché et reçut un énorme choc en y découvrant le portrait de la femme et de l’enfant qui hantait ses cauchemars. L’obscurité avait masqué sa réaction d’épouvante. Il avait blêmi d’un coup. Son visage s’était crispé. Son cœur s’était emballé. Il en eut des sueurs froides.
- Alors Monsieur Robert, cette personne vous rappelle-t-elle quelqu’un ?
Robert ne l’avait pas entendu. Il était abasourdi. Dans sa tête tout s’était embrouillé. Qu’est- ce qui se passait ? Comment était-ce possible ? Qui était cette femme ? Pourquoi était-il associé à cette histoire ? Tout cela commençait à le dépasser. Des frissons parcoururent son dos. Il venait de réaliser qu’il était dans un cimetière en pleine nuit et que ses cauchemars devenaient réalité. Il eut l’impression macabre que les caveaux allaient s’ouvrir pour laisser sortir des hordes de morts vivants quand, au même moment, il sentit une main se poser sur son épaule. C’était celle en décomposition de la femme, c’était son cauchemar qui devenait réalité. Il hurlait de terreur mais aucun son ne sortait de sa bouche. Il tentait de fuir mais ses jambes restaient immobiles, complètement paralysées. L’émotion était trop forte, il en perdit connaissance.
Quand il rouvrit les yeux, il était allongé sur une civière dans une ambulance qui filait à vive allure. La sirène hurlante et la lumière bleutée du gyrophare participaient à créer une atmosphère irréelle.
- Ne bougez pas, on est bientôt arrivés. Vous avez fait un malaise. Votre cœur a même cessé de battre tout à l’heure dans le cimetière. Heureusement que le gardien de la morgue était là, c’est un ancien infirmier hospitalier. Il vous a sauvé la vie en pratiquant un massage cardiaque. Vous lui devez une fière chandelle ! Sans lui, vous auriez rejoint votre ami Germain plus tôt que prévu !
C’était le commissaire Davois qui lui parlait. Il entendait vaguement ses paroles mais ne le distinguait pas très bien. Sans lui répondre, il referma les yeux. Il était trop fatigué pour l’instant mais, plus tard, il faudrait qu’ils aient une vraie discussion.
Il sortit de l’hôpital quelques jours plus tard. Jusqu’ici, aucune réponse n’avait pu lui être apportée, ni pourquoi il avait été choisi, lui et pas un autre, ni quel lien le rattachait à cette femme sur la photo, ni pourquoi ses cauchemars avaient commencé la veille de la mort de Germain. Ce qui était sûr, c’était qu’il avait failli mourir sans comprendre pourquoi, et que s’il devait mourir un jour, ce ne serait pas à cause de cauchemars dont il ignorerait tout de la cause et du sens !
Sa première initiative fut de harceler le commissaire jusqu'à ce qu’il lui remette tous les éléments du dossier Germain, du moins tous ceux en sa possession. Curieusement il n’eut pas à insister outre mesure, celui-ci se montra tout de suite très coopératif. Grâce aux éléments du dossier, il put rencontrer des témoins importants dans l’affaire Germain. L’un d’entre eux lui fit des confidences qui n’apparaissaient pas sur le rapport de police, notamment que Germain entretenait depuis plusieurs mois une relation sibylline avec une vieille mélanésienne de Poya.
A peine prit-il connaissance de cette information qu'il eut l’étrange certitude, l’intime conviction qu’un lien existait entre cette femme mélanésienne et celle sur la photo. Le témoin qui lui avait révélé cette liaison secrète lui avait aussi donné le nom d’un vieil homme natif du coin, un monsieur Bouaoua. Il s’agissait, selon lui, d’un personnage énigmatique, très respecté et surtout énormément craint de la population locale. Robert se souvient du brusque changement de comportement et de l’air inquiet qui s’était emparé de l’homme lorsqu’il lui avait tenu ces propos : « Ce monsieur Bouaoua a des dons surnaturels, des pouvoirs occultes qu’il peut utiliser aussi bien pour guérir que pour faire souffrir. Il est capable de deviner le passé, le présent et le futur, c’est une sorte de sorcier ou de marabout. Il peut vous aider mais soyez vigilant, il y a beaucoup de mauvaises rumeurs qui circulent à son sujet ! »

Le lendemain de cette révélation, il part très tôt de Nouméa, direction Poya. Quand il y arrive en début d’après-midi, le village est complètement désert, aucune âme qui vive à des lieues à la ronde. L’heure de la sieste sûrement. Il s’arrête pour refaire son plein à la station Shell, un des seuls commerces qui n’ait pas le rideau baissé. Pendant que le pompiste, un jeune javanais qu’il a dû réveiller quelques instants plus tôt, remplit son réservoir presque vide, il en profite pour essayer d’obtenir quelques renseignements sur ce fameux Bouaoua. Mais il a beau faire, celui-ci n’est pas plus motivé pour servir de l’essence que pour discuter avec un zoreille ; à croire qu’il ne comprend pas le Français. A force d’insister, il finit par lui indiquer sans grand enthousiasme la direction à suivre pour se rendre chez le vieux.

Lorsque Robert s’engage sur le chemin indiqué par le pompiste, il sent pendant un bref instant une présence autour de lui, une sensation indéfinissable, une impression malsaine. Pourtant il est seul. Il continue malgré tout d’avancer en s’enfonçant dans le sous bois. Le chemin devient de plus en plus étroit, la végétation de plus en plus luxuriante et la lumière de plus en plus faible, les rayons du soleil peinant à traverser l’épaisseur de la canopée. Une forte odeur d’humidité se mêle à celle des multiples essences naturelles de fleurs, d’arbres et de plantes. Le profond silence de la forêt est régulièrement brisé par les cris stridents de volatiles fantômes ou encore par le réement stressant du cerf en mal de compagnie. Tous ses sens sont en éveil : l’odorat, l’ouïe, le toucher, le goût, la vue. Même son sixième est sollicité. Il pressent que quelque chose va arriver. Au bout d’une petite demi-heure de marche, il finit par arriver dans une clairière. La case de Bouaoua s’y trouve ainsi qu’un homme en train de fumer une cigarette. Il est assis dans l’herbe, adossé à un banian. De larges volutes de fumée sortent de sa bouche. Robert reconnaît sans difficulté l’odeur caractéristique du cannabis.
- Bonjour ! Vous êtes bien Monsieur Bouaoua ?
- Oui, c’est moi.
- Je me présente : Robert Delacre. Je suis un grand ami de Monsieur Germain, l’homme qui a été retrouvé mort au pied de la falaise de Gohapin il y a plusieurs mois. Je cherche des informations sur ce qui lui est arrivé.
- Qu’est- ce qui vous fait croire que je pourrais en avoir Mr Robert ?
- On m’a parlé de vous. On m’a dit que vous étiez au courant de tout ce qui se passait dans la commune, même des choses les plus secrètes.
Bouaoua était un vieux Kanak à qui on ne donnait pas d’âge, de taille moyenne, les cheveux crépus, très maigre avec une particularité qui ne pouvait pas passer inaperçue et qui contrastait avec la couleur ébène de sa peau : des yeux d’un bleu turquoise, d’une profondeur abyssale, qui vous mettaient instinctivement mal à l’aise et au fond desquels on percevait de façon palpable la présence d’une force capable d’aspirer votre âme. Après avoir pris une profonde inspiration, Robert poursuivit.
- J’ai besoin de votre aide. Depuis quelque temps, il m’arrive des choses étranges dont je ne saisis pas le sens. Peut-être que, grâce à vos dons, vous, vous saurez me les expliquer.
D’un geste amical de la main, le vieux lui fait signe de s’asseoir dans l’herbe et l’exhorte à lui raconter son histoire.
Robert s’exécute de bonne grâce en prenant soin de ne rien omettre. Le vieux l’écoute attentivement, presque solennellement, se contentant de hocher la tête par intermittence. Robert, trop concentré sur la narration de son histoire, ne s’aperçoit pas du changement d’attitude de son interlocuteur. Le vieil homme vient de reconnaître le sceau du destin : l’homme assis en face de lui est celui qu’il attendait depuis si longtemps.
A la fin de son récit, Robert lui tend la fameuse photo en guettant la réaction du vieil homme. Celui-ci la scrute dans les moindres détails puis, en marmonnant quelques explications farfelues et inaudibles, se lève et l’invite à le suivre.
- Nous vous attendions jeune homme ! La femme qui est sur cette photo s’appelle Maniconda. Elle a des secrets à vous dévoiler qui apporteront les réponses aux questions que vous vous posez. Le monde des esprits est un monde fantastique, Monsieur Robert, dans lequel tout est possible.
Ces paroles laissent Robert plus que perplexe ; toutefois, il n’en laisse rien paraître. En arrivant près de la case du vieux, il aperçoit une vieille mélanésienne confortablement installée dans un rocking-chair datant de l’époque coloniale. Ses longs cheveux blancs flottant légèrement sur ses épaules, sa peau aussi ridée que celle d’un éléphant, ses doigts osseux aux ongles noirs et ses yeux vitreux rongés par la cataracte donnent l’impression qu’elle a plus de cent ans.
- Linette ! L’homme que nous attendions vient d’arriver.
- Je suis contente que vous ayez réussi à nous retrouver, Robert. Ça fait très longtemps que j’attends ce moment. Je suis désolée des désagréments que ça a pu vous causer. Germain est la cause de tout ça. Il portait sur ses épaules un lourd fardeau, un secret, qui ne devait être connu de personne. Un secret sur lequel il m’avait fait promettre de garder le silence. Pour des raisons qui vous dépassent, ce secret, je vais vous le révéler aujourd’hui.
- Qu’est- ce qui vous a fait changer d’avis ? Pourquoi m’avez-vous choisi ? Pour rompre votre promesse ?
- Ce n’est pas nous. C’est Maniconda qui vous a choisi. C’est elle qui est sur la photo avec son enfant. C’est elle qui a causé la mort de Germain.
- Mais qu’est- ce que c’est que cette histoire ? De quoi parlez-vous ? Ecoutez, j’ai perdu suffisamment de temps, il faut que je rencontre cette femme au plus vite. Pouvez- vous m’aider à la retrouver ?
- C’est pour ça que je vous ai fait venir ici, pour vous mettre en relation avec elle. Mais pas comme vous le pensez. Maniconda est morte depuis trente trois ans… En disant ces mots, elle fixa Robert droit dans les yeux.
- Ca vous paraît incroyable n’est- ce pas ? Il faudra pourtant vous y habituer. C’est elle qui vous a choisi. Pourquoi vous ? Je n’en sais rien, elle n’a pas voulu me le dire.
- Mais….
- S’il vous plaît, Robert, à partir de maintenant vous allez m’écouter sans poser de questions !
La fermeté du ton employé par Linette force instantanément Robert à se taire.
- Il y a plus de trente ans, Maniconda et Germain ont eu une liaison ensemble. Elle était jeune étudiante à la faculté de Nouville, et lui était en vacances chez des amis. Lorsqu’il a appris qu’elle était accidentellement tombée enceinte, Germain a paniqué. Sans prévenir personne, il est reparti en France comme un voleur, l’abandonnant lâchement avec ses problèmes. A l’époque, je travaillais chez les parents de Maniconda comme femme de ménage. Elle ne voulait ni avorter, ni en parler à sa famille. La pauvre fille était complètement désemparée. Sachant que j’avais déjà pratiqué des accouchements, elle a fait des pieds et des mains pour que je l’aide à enfanter en secret. A tort ou à raison, j’ai fini par accepter. Elle a fait croire à ses parents qu’elle avait réussi un concours qui lui offrait la possibilité de suivre une formation spécifique à la langue anglaise dans une université australienne, tous frais payés pendant un an. La maîtrise de cette langue étant essentielle pour la réalisation de ses projets futurs. Ses parents ont accueilli la nouvelle avec beaucoup d’enthousiasme et tous les faux documents que Maniconda leur avait montrés étaient si bien imités qu’ils ne se sont doutés de rien. Le jour du départ, elle avait refusé qu’ils l’accompagnent à Tontouta, prétextant qu’un taxi de luxe avait été spécialement mis à sa disposition par les organisateurs du concours. Le fameux taxi l’avait déposée à l’aéroport où nous l’attendions pour la conduire chez nous. Elle a passé ici, dans le secret le plus total, les sept derniers mois de sa grossesse. Le jour de la naissance, rien ne s’est déroulé correctement. L’enfant arrivait par le siège et, au moment le plus critique, une coupure d’électricité nous a privés de lumière. C’était le pire accouchement que je n’aie jamais connu. Finalement, non sans mal, l’enfant est venu au monde : un joli bébé de sexe masculin avec un magnifique visage potelé éclairé par un sourire enchanteur. Elle l’a serré sur son ventre et m’a dit : Il s’appellera Nourkaïdo ! Dans la langue de ses ancêtres, ce nom voulait dire : fruit de l’amour. Elle était épuisée mais heureuse, heureuse comme elle ne l’avait jamais été.
- Malheureusement, il y a eu des complications dues à une hémorragie interne. Nous avons fait le maximum pour la sauver, mais en vain. Quelques heures après avoir donné naissance à son enfant, Maniconda est morte dans mes bras.
Robert était abasourdi par ces révélations. Il écoutait la vieille dame sans dire un mot tellement son témoignage était poignant.
- Le lendemain, on ne savait plus quoi faire. Tout le monde croyait Maniconda en Australie et, en dehors de Germain, personne à part nous ne savait pour sa grossesse. Le bébé était tellement attachant, nous étions jeunes, nous n’avions pas d’enfants. Sans réfléchir aux conséquences, la décision de faire croire qu’il s’agissait du nôtre s’est rapidement imposée à nous. Nous avons fait disparaître le corps de Maniconda en l’enterrant sur la falaise de Gohapin, dans un endroit tabou où personne n’ose s’aventurer.
- Le temps a passé. Germain a terminé ses études en France et, quatre ans plus tard, son diplôme de psychanalyste en poche, il est revenu prendre des vacances en Calédonie. C’est au moment de son retour que les phénomènes dépassant le rationnel sont apparus et que Maniconda s’est manifestée. Dès le premier contact avec elle, j’ai compris que je ne pourrais pas garder Théo plus longtemps. Maniconda voulait que l’enfant retrouve son père. Je devais dire la vérité à Germain, lui annoncer qu’il avait un fils, et le convaincre de le reprendre. Ça a été très dur. Nous nous étions attachés au petit. Nous l’avions élevé comme notre propre fils depuis quatre ans. Ce qu’elle nous demandait était quelque chose de terrible, mais comment lutter contre la volonté d’un esprit ? Nous étions bien placés pour savoir que c’était impossible.
La vieille avait marqué une pause ; son récit réveillait en elle une blessure enfouie au plus profond de son être, une blessure qui ne s’était jamais refermée et qui la faisait toujours autant souffrir. Elle but une gorgée de thé puis, après avoir longuement regardé dans la direction de Gohapin, elle reprit son récit.
- Nous avions alors repris contact avec Germain et nous lui avions dit toute la vérité. Quelque temps après, il vint chercher son fils en nous annonçant son intention de le reconnaître. Il récupéra les affaires du petit et ils partirent ensemble pour Paris. Depuis, on n’a plus jamais eu de nouvelles d’eux, du moins jusqu’à l’année dernière, trente ans après son départ, et quelques mois seulement avant l’accident. Il était revenu en Nouvelle-Calédonie, officiellement pour y ouvrir un cabinet de psychanalyste, officieusement pour solliciter notre aide, une aide qu’il ne parvenait pas à trouver le courage de nous demander. Il avait trop peur de notre réaction. En attendant de trouver ce courage, il passait ses journées à traiter avec succès ses patients, traîner dans les bars et se saouler au bourbon. C’est d’ailleurs comme ça que vous avez fait sa connaissance il me semble ?
- Oui, effectivement. Je comprends mieux maintenant le désarroi et la peine qui l’habitaient à l’époque ! Mais que s’est-il passé après ?
- Un jour, il a réussi à surmonter sa peur et il est venu chez moi. Il était au bout du rouleau, rongé par le remord et hanté par Maniconda. Ce jour-là, il m’a raconté la misère de sa vie, tout ce qu’il avait fait et pourquoi il l’avait fait. Il était pathétique, vraiment pas fier de lui et il y avait de quoi. Germain avait trompé tout le monde. Il avait bien emmené l’enfant à Paris, mais ce n’était pas pour vivre avec lui, c’était pour l’abandonner dans une famille défavorisée qui avait accepté de l’élever en échange d’une pension alimentaire substantielle. Il pensait que l’histoire s’arrêterait là, mais c’était sans compter sur la présence métaphysique de Maniconda. Elle lui a tellement pourri la vie que, quelques années plus tard, il n’eut plus d’autre alternative que de récupérer son enfant. Malheureusement pour lui, les parents adoptifs avaient entre-temps déménagé sans laisser d’adresse. Il eut beau remuer ciel et terre, il ne les retrouva jamais. Nous étions le seul espoir qu’il lui restait. La pression que Maniconda exerçait sur lui était de plus en plus forte. S’il ne trouvait pas rapidement une solution, il savait qu’il n’y survivrait pas. Sur le moment j’ai été complètement sonnée. Il avait emporté le seul enfant que je n’aurais jamais pu avoir. Il l’avait abandonné comme une vieille chaussette à l’autre bout de la planète et il me demandait de l’aide pour échapper à une malédiction que je trouvais encore trop douce pour le forfait qu’il avait commis. Comment pouvait- il espérer que je puisse l’aider ? C’était au-dessus de mes forces. Pas un seul mot n’a pu sortir de ma bouche. Il a compris tout seul que je ne ferais plus rien pour lui. Ce jour-là, il a cessé de lutter. Il a abdiqué. Il est allé vers la dernière personne qui aurait pu le libérer de son mal, celle qui en était à l’origine, celle qui le torturait depuis si longtemps : la pauvre Maniconda ou, plus précisément, son esprit. Il s’est rendu sans appréhension sur la falaise de Gohapin pour se recueillir là où nous l’avions inhumée en secret trente ans auparavant. Je savais qu’il n’aurait pas dû y aller, mais il n’avait plus d’autres choix. C’était son destin et il avait rendez-vous avec lui. Je n’ai jamais su ce qui s’était passé là-bas entre Maniconda et lui. C’est en lisant Les Nouvelles que j’ai appris son décès quelques jours plus tard. Il n’a eu que ce qu’il méritait !
- Cette histoire est incroyable ! Mais pourquoi y suis-je mêlé ? Quel rôle est-ce que je joue dans ce drame ? Pourquoi fallait-il que je vienne ici et que vous me racontiez cette triste histoire ?
- Je ne sais pas Robert. Il n’y a que Maniconda qui peut répondre à vos questions. C’est elle qui est à l’origine de tout ce qui est arrivé. Je vous ai dit ce qu’elle voulait que je vous dise ; le reste, c’est elle qui vous le dévoilera. Ce soir vous passerez la nuit sur la falaise de Gohapin, elle vous y attendra et demain tout sera terminé. Demain vous saurez tout ce qu’elle aura voulu que vous sachiez. Allez-y sans crainte, je vous promets que si votre cœur est pur, il ne vous arrivera rien.
- Vous en avez de bonnes, vous ! Comment est-ce que je fais pour savoir si mon cœur est pur, moi ? Et leur fils, qu’est- il devenu ?
- Vous le saurez sûrement ce soir. En attendant je vous ai préparé un excellent bougna de roussette, c’est ma spécialité. Allez, suivez-moi. On va passer à table Robert !

Après le repas, avec une certaine anxiété qu’il avait un mal fou à dissimuler, Robert est allé à la rencontre de son destin. Il s’est rendu sur la falaise de Gohapin pour rejoindre celle que les Bouaoua avaient inhumée là, en secret, trente ans plus tôt. Il aurait préféré que la vieille l’accompagnât, mais celle-ci lui avait dit qu’il devait y aller seul.

Le lendemain, quand Robert revient à la case des Bouaoua, il est devenu un autre homme, plus serein, plus reposé. Il ne parle à personne de ce qui s’est passé sur la falaise durant cette fameuse nuit, et ni Linette, ni le vieux ne lui posent la moindre question. Ils lui ont toutefois préparé un petit-déjeuner qu’il engloutit comme s’il n’avait rien mangé depuis plusieurs jours. Puis il prend congé de la famille Bouaoua en les remerciant du fond du cœur pour l’aide qu’ils lui ont apportée. En embrassant une dernière fois la vieille, il lui murmure à l’oreille : « Le petit va bien. Vous allez avoir de ses nouvelles dans peu de temps » et il reprend le chemin en sens inverse pour rejoindre sa voiture qu’il a laissée sur le parking de la station Shell de Poya. Le javanais est là, toujours dans le même état d’apathie. Heureux les simples d’esprit… Cette pensée qui traverse l’esprit de Robert provoque chez lui un fou-rire incontrôlable qui laisse le pompiste perplexe. En passant devant lui, Robert l’entend marmonner : il est bizarre ce zoreille ! Sans tenir compte de ce propos, Robert monte dans sa voiture et reprend la direction de Nouméa. Pendant qu’il roule, il se remémore les événements de ces derniers jours jusqu’à sa nuit sur la falaise de Gohapin. Quelle histoire incroyable quand même ! Maintenant qu’il connait la suite, il est pressé de faire ce que Maniconda lui a demandé.

Le paysage défile devant lui à un rythme régulier. Il passe devant le fort Téremba. En traversant la Foa, son passage devant le pont Sainte Marguerite réveille en lui la nostalgie d’une époque révolue qu’il laisse derrière lui lorsqu’il attaque la longue ligne droite de Oua Tom. Puis viennent Boulouparis, Tomo, Tontouta avec son aéroport international, le col de la pirogue, Païta, la SAV express, Nakutakoin et son club ULM de l’APNC, Koutio et enfin Nouméa dont les lumières illuminent déjà l’horizon comme un bastion de résistance que le jour oppose encore à la nuit qui, bientôt, règnera en maître sur toute la Calédonie.

Il est temps qu’il arrive. La fatigue est très forte. Il a du mal à garder les yeux ouverts. Des crampes dans les jambes commencent à le faire souffrir. La voiture à peine garée devant son immeuble, il monte directement dans son appartement où, sans prendre le temps de se dévêtir, il s’affale sur le lit, laissant le sommeil s’emparer instantanément de son corps. Quand il se réveille, la journée est déjà bien avancée, il a dormi près de vingt-quatre heures d’affilée. Le réveil indique 17 heures 15. Ca fait longtemps qu’il n’a pas passé une nuit aussi sereine, aussi calme, aussi exempte de tout cauchemar. Il se sent régénéré, prêt à poursuivre sa mission.
Tout à coup, sans comprendre pourquoi, il éprouve le besoin de sortir, de marcher, de voir du monde. Il enfile sa veste de cuir, prend ses clefs sur la table, et quitte son appartement devenu trop petit pour lui. En sortant de l’immeuble, il se dirige d’un pas vif vers sa voiture garée sur le trottoir d’en face. Une fois devant elle, il se ravise. En fait, il n’a pas envie de rouler. Il a besoin de marcher. Il range les clefs de l’auto dans sa poche et, sans objectif précis, se dirige vers le centre ville, laissant ses pas le guider.

L’air est frais, c’est l’hiver. Il ne regrette pas d’avoir mis un pull sous sa veste. C’est agréable d’avoir chaud quand il fait froid. Il vient de passer devant le commissariat central et s’apprête à traverser l’avenue Henri Lafleur pour remonter la rue Sébastopol jusqu’à la place des cocotiers. A cette heure de la journée la circulation est dense, c’est la sortie des bureaux. Les masses laborieuses rejoignent leur domicile après une journée de travail plus ou moins inintéressante. Au volant de leurs autos, ils ont tous le même visage renfrogné et pensif. « La vie moderne permet à l’homme de vivre mieux ! ». En regardant tous ces gens englués dans les embouteillages, s’énerver au volant de leurs véhicules qui crachent en toute impunité d’énormes quantités de gaz carbonique, Robert se demande qui a bien pu dire une connerie pareille ?

Quelques minutes plus tard, il arrive au kiosque à musique, vestige des temps anciens, à l’architecture typique de l’époque colonialiste. Si ses souvenirs sont bons, il a été construit par le service des ponts et chaussées vers 1879 en utilisant les ouvriers de la transportation. Robert aime cette place Feuillet, surtout depuis qu’elle a été réaménagée en lieu d’animation. Les spectateurs peuvent s’assoir sur des gradins en forme de demi-cercle directement creusés dans le sol. De là, ils peuvent assister gratuitement aux nombreux concerts et spectacles qui y sont donnés à partir de son élément central : le kiosque à musique. D’ailleurs ce soir, un concert semble avoir été programmé. Plusieurs personnes s’activent à installer la sono et effectuent les derniers réglages. Les musiciens ne vont sûrement pas tarder à jouer. Il y a déjà beaucoup de monde assis sur les gradins. Profitant de l’aubaine, Robert s’assoit sur l’une des rares places encore libres et apprend par son voisin qu’il s’agit du Big Jazz Band, un groupe venu de la New Orléans.

La nuit est tombée depuis peu quand les premières notes de musique se mettent à résonner dans l’air. En connaisseur averti, Robert comprend dès les premiers accords qu’il va assister à un concert de qualité. Une heure et demie plus tard, son impression est vérifiée : les musiciens sont vraiment très bons. Le tonnerre d’applaudissements qui salue la fin de leur prestation en est la démonstration vivante. Le spectacle à peine terminé, la foule se met en mouvement dans une précipitation effrénée que Robert a du mal à comprendre. Il se demande ce que les gens peuvent bien avoir de si important à faire pour justifier un tel empressement à quitter les lieux. Lui préfère prendre son temps. Il reste assis encore un peu, prolongeant ainsi le moment de bonheur que lui ont offert les artistes. La musique a réveillé sa bonne humeur. Il a maintenant envie de s’amuser. En réfléchissant où il pourrait aller finir sa soirée, le souvenir du Sans souci lui revient en mémoire. Voilà bien longtemps qu’il n’y a plus mis les pieds. Le bar n’étant pas loin, il décide d’y aller. Pour ça, il emprunte l’allée piétonne qui traverse la place des cocotiers, profitant au passage de la magnificence du jardin public, planté d’une multitude de fleurs, de plantes exotiques et de fabuleux flamboyants. En chemin, il marque une pause devant la fontaine céleste pour admirer le chef-d’œuvre monumental qui trône majestueusement au milieu de la place Courbet. C’est le gouverneur Laffon qui en fut l’initiateur dans les années 1890 et elle fut sculptée par Paul Mahoux, qui la termina en 1895. La fontaine porte le nom de celle qui a servi de modèle à l’artiste, une certaine Céleste Mohamed, à peine âgée de dix-sept ans à l’époque. Robert se fait la réflexion que ce Paul Mahoux devait être loin de se douter que, cent ans plus tard, sa sculpture serait inscrite à l’inventaire des monuments historiques et servirait de point 0, à partir duquel seront calculées toutes les distances kilométriques de l’île. Après s’être un peu attardé autour de la fontaine, il reprend son chemin vers le bar, dont il distingue l’enseigne allumée. Il ne lui reste plus qu’à traverser l’avenue Foch et il y est. Une fois à l’intérieur, il s’assied sur un tabouret du bar et, pour son plus grand plaisir, constate que c’est toujours la même barmaid, celle qui ne l’avait pas laissé indifférent lors de sa dernière visite. Elle le reconnait sans aucune hésitation.
- Bonjour « l’ami à Germain » ! Je vous sers un Jack Daniels sans glace ?
- Exactement ! On peut dire que vous avez une sacrée mémoire Madame !
- Madame, ça fait un peu pompeux ! Ici tout le monde m’appelle Maricka !
- Va pour Maricka et par la même occasion, vous pouvez m’appeler Robert ! Je trouve aussi que « l’ami à Germain » ça fait un peu pompeux.
- Ok Robert! Voilà ton verre !

Elle lui sert sa consommation et reprend son activité avec une énergie débordante. On sent qu’elle est dans son élément et qu’elle aime son métier. Robert comprend que pour l’instant, elle a trop de travail pour taper la discute avec lui. Il concentre donc son intérêt sur une jeune métisse aux yeux verts qui vient de s’installer sur le tabouret voisin du sien. Il n’a pas de mal à engager la conversation avec sa voisine de tabouret. Celle-ci est très sympathique. Elle répond avec naturel aux manœuvres d’approche de Robert. Ce n’est pas une beauté fatale mais elle a beaucoup de charme et pétille de vie. C’est exactement ce dont il a besoin en ce moment : quelqu’un avec qui il puisse faire la fête sans se compliquer la vie. Il lui offre un verre qu’elle boit d’un trait avant de s’élancer sur la piste de danse en l’entraînant par la main dans une salsa endiablée. Au bout d’une demi-heure à se déhancher au milieu des danseurs, Robert retourne s’asseoir, laissant la jeune fille continuer seule.
- Je commence à me faire vieux, dit- il à la barmaid en essuyant son front couvert de sueur du revers de sa main.
- Tu ne te défends pas trop mal pour un vieux à ce que je vois, lui répond-t-elle en riant.
Mélanie est venue le rejoindre un peu plus tard. Ils ont recommandé deux verres de Jack et ont discuté de tout et de rien, alternant les séances de danse, les conversations déjantées, les crises de fou-rire et les séries de shooter à boire cul sec. Il apprécie beaucoup la compagnie de Mélanie, même s’il a du mal à la suivre dans ses excentricités. L’arrivée d’un groupe d’amis à elle n’arrange pas les choses, l’ambiance festive en est décuplée.
En quittant son appartement, il avait simplement voulu se changer les idées mais il était loin de penser qu’il le ferait à ce point là. Après un sublime concert, voilà qu’il baigne dans une totale in-sou-cian-ce, tout d’un coup, depuis longtemps, il n’a plus de soucis. Il se met à rire de bon cœur, sans retenue ni modération. Affalé sur le comptoir, la tête posée sur ses bras qui lui servaient de coussin, il s’adresse à Maricka la barmaid :
- Maaariica je, je, j’ai con, comp, compris pou, pour pourquoi, t t ton bar, s’s’s’as’appele, le Sans Soucis….
- Eh bien mon Robert, je crois que tu en tiens une bonne ! Et vu tes grosses difficultés d’élocution, je crois que tu devrais arrêter de boire ! Tu devrais aller t’allonger sur la banquette avant de tomber par terre. Mélanie te ramènera chez toi tout à l’heure si tu veux.
Tout en lui parlant, elle prend le bras de Robert, le met sur son épaule et l’accompagne en le soutenant pour qu’il ne tombe pas jusqu’à la banquette en mousse où il s’affaisse de tout son long en s’endormant comme une masse.
La pression d’une main le secouant légèrement par l’épaule le tire du sommeil dans lequel il avait sombré quelque temps auparavant. Au moment où il ouvre les yeux, il entend la voix d’une femme qui lui dit :
- Il faut vous réveiller Monsieur, nous allons atterrir dans quelques minutes, veuillez attacher votre ceinture et relever votre tablette s’il vous plaît.
Elle s’adresse ensuite à la personne assise sur le siège devant lui en lui donnant les mêmes consignes. Curieuse cette serveuse ! Elle est habillée et parle comme une hôtesse de l’air. Robert est toujours dans le cirage, sûrement l’effet de l’alcool. En tournant la tête à droite, il se retrouve nez à nez avec son épouse qui le regarde avec des yeux remplis d’excitation et de bonheur. Elle vient de lui prendre la main et la serre très fort dans les siennes.
- C’est formidable chéri ! Regarde par le hublot. On voit le lagon. C’est encore plus beau que sur les prospectus ! Je suis sûre qu’on va vivre ici des expériences inoubliables. Comme je suis contente que tu aies accepté ce poste en Nouvelle-Calédonie, Robert !
Il ne répond pas. La situation le dépasse totalement. Quand il s’est endormi tout à l’heure, il était sur la banquette du Sans souci en compagnie d’une femme qui était loin de ressembler à Sonia. Maintenant, il se retrouve dans un avion de ligne en compagnie du sosie de son épouse avec une méchante gueule de bois en prime.
- Excusez-moi Madame, mais je ne me rappelle pas du tout ce qui s’est passé hier soir, ni comment on s’est rencontrés, ni ce que je fais dans cet avion. Je crois que j’ai un peu trop abusé du Bourbon.
- Robert, tu délires ou quoi ? Hier soir on survolait avec à peu près trois cents autres passagers l’immensité de l’océan Pacifique et, apparemment, tu as un peu trop abusé du Bourbon. Tu aurais dû m’écouter quand je te disais d’arrêter de boire, mon petit sucre d’amour. Si tu as mal au crâne en ce moment, c’est bien fait pour toi !
- Mon petit sucre d’amour ? Pourquoi m’avez-vous appelé comme ça ? Il n’y a que Sonia qui utilise ce surnom quand elle me parle !
- Robert, l’altitude ne te réussit pas ! Tu as l’air bizarre ! Ca ne va pas ?

Robert est stupéfait. Ca ne peut pas être elle. C’est impossible, elle est morte. Non, c’est un cauchemar. Il va se réveiller. Il ne comprend plus rien. Il est en sueur, son regard est devenu hagard, la couleur de son visage a viré au blanc. Sonia s’inquiète et appelle l’hôtesse.

- Mademoiselle, mon mari a un problème, il ne se sent pas bien. Pourriez-vous l’aider s’il vous plait ?
Celle-ci prend rapidement les choses en mains.
- Ca ressemble à une crise d’angoisse, peut- être due au stress du voyage. Vous allez vous détendre, ne plus bouger, respirer calmement et ça devrait passer comme c’est venu. Mais si vous voulez, pour plus de sécurité, on peut demander à une équipe médicale d’intervenir dés que l’avion se sera posé.
- Peu à peu Robert se calme. Il réalise qu’il vient de se réveiller, qu’il n’a fait qu’un mauvais rêve et, surtout, que ni sa femme ni Germain ne sont morts. Il s’adresse alors à l’hôtesse et à sa femme sur un ton plus rassurant.
- Non, ce ne sera pas nécessaire. Tout va bien aller maintenant. J’ai fait un cauchemar qui semblait plus vrai que nature. Je suis désolé pour les désagréments que j’ai pu vous causer.
- Si j’avais su que le fait d’aller en Nouvelle-Calédonie te mettrait dans cet état, j’aurais écouté ton demi-frère Nourkaïdo qui m’a toujours déconseillé de faire ce voyage. Il m’a raconté tellement d’histoires étranges sur cette terre qui l’a vu naître. J’espère qu’il n’avait pas raison !
- Mais non, ne t’inquiète pas. Nourkaïdo dit n’importe quoi ! Ca fait trente ans que mes parents l’ont adopté et, crois- moi, il a toujours été un peu spécial. J’ai juste fait un mauvais rêve, mais c’est fini maintenant. Tu verras, la Calédonie c’est génial et, de plus, tout le monde dit que c’est le pays des enfants.
- Oui, je sais. Même ton ami Germain le psychanalyste dit que c’est une très bonne idée que notre futur bébé naisse sur cette île. D’ailleurs, en parlant de Germain, j’aurais été contente de le voir en débarquant à Tontouta. Dommage qu’il ait dû se rendre d’urgence dans cette commune de Pattaya ou de Poya, je ne sais plus. Bah, tant pis, ce n’est que partie remise ! Tiens, regarde. Dans le journal Les Nouvelles ils parlent de ton futur lycée : le « La Pérouse » et tu as vu, juste en-dessous, la publicité sur ce bar. Il a l’air sympa non ? Avec un nom pareil il faut à tout prix qu’on aille y boire un verre !
- Fais voir, c’est lequel ?
- Celui là : le Sans souci
- ………….

Robert était resté sans voix. Au même moment, l’avion atterrissait sur la piste de Tontouta.

Fin (peut-être….)

Eh bien non ce n’était pas encore fini….

Il y a dix jours à peine, avec Sonia, ils étaient encore dans l’avion, et aujourd’hui ils sont là, dans ce cimetière du sixième kilomètre. Cimetière dans lequel il n’était jamais allé, et qui pourtant en ce moment lui est si familier. Identique à celui qu’il avait vu dans son rêve quelques jours auparavant : le même cimetière, la même tombe, le même bancoulier, la même atmosphère. Dans ce rêve qui avait tout d’un rêve prémonitoire, il y avait vécu une grande partie de la vie de Germain et, de façon plus inquiétante, une bonne partie de sa vie future en Nouvelle-Calédonie. Le commissaire Davois lui avait remis quelques jours avant l’enterrement un courrier trouvé dans une sacoche sur la propriété de Germain qui lui était destiné. Lors de sa rencontre avec le commissaire, bien qu’il eut l’étrange certitude d’avoir déjà vécu la scène, il n’en laissa rien paraître. Robert avait décidé de ne parler à personne de son rêve, ni à Davois, ni à quiconque. Dans ce courrier, Germain lui demandait d’expliquer à son demi-frère Nourkaïdo, qu’il regrettait ce qu’il avait fait et plus encore ce qu’il n’avait pas fait. Il comprenait bien que rien ne pourrait excuser ses actes, mais il voulait à tout prix que Nourkaïdo connaisse la vérité sur ses origines, sa mère, et tout ce qui n’était pas écrit dans cette lettre. Il n’avait pas eu le temps de la terminer car elle se terminait par une phrase inachevée : « seul Robert peut m’aider à…. »
Alors qu’il savait parfaitement de quel type d’aide Germain avait besoin, il feignit de ne pas comprendre le sens de cette lettre, ni la raison pour laquelle Germain l’avait écrite. Ainsi ce courrier resterait un mystère pour tout le monde et un secret entre Germain et lui. Personne d’autre n’avait à savoir.
Robert serrait Sonia contre lui pendant que les employés des pompes funèbres laissaient glisser doucement le cercueil en chêne vers le fond du caveau. Discrètement, sans chercher à se faire remarquer, il s’était mêlé au cortège. A la différence de son rêve, beaucoup d’autres personnes s’étaient déplacées pour rendre un dernier hommage à ce pauvre Germain. Il attendit patiemment la fin de la cérémonie, jusqu’à ce que tout le monde soit parti. Une fois seul, il s’approcha de la sépulture fraichement scellée, lui récita une prière pour la paix de son âme :

- Ne t’inquiète plus mon ami Germain, tu peux maintenant reposer en paix ! Sonia et moi avons décidé de ne pas prendre le risque de rester plus longtemps en Calédonie. J’ai déjà fait enregistrer les billets. Nous repartons demain matin pour Paris. D’ici quelques jours, nous serons de retour à la maison. J’en profiterai alors pour tout expliquer à Nourkaïdo. Il comprendra j’en suis sûr et, avec le temps, il te pardonnera peut-être. Allez adieu Germain et merci !

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