lundi 15 décembre 2008

De benjamin à Germain en 9 pas dont un faux Par Jean-Michel Boré

1/ Où cela commence lentement, sous le soleil exactement.

Je suis … bien. Le dos bien calé contre le mur de l’aérogare et les jambes sur mon sac de voyage. En partance pour un voyage qui revient toujours à la même date. Et j’attends.
J’attends depuis 2 heures déjà et je vais encore attendre un certain temps. Le temps qu’il faudra pour que le Twin Otter de la VANAIR arrive jusqu’ici. Santo, Vanua Lava en passant par Gaua et Mota Lava.
Même s’il faut attendre quelques jours, comme souvent, je suis prêt et tranquille. Ici, c’est préférable. Cela aide. Un long voyage m’attend. Long comme trois, quatre, cinq, voire six jours.
Mais c’est la vie. C’est ma vie. Un rythme en vaut un autre. L’important c’est la mélodie que l’on y pose. La mienne c’est d’être. Tout au moins essayer d’être. D’être ce que je suis, pas moins pas plus. Juste ce qu’il faut, sous le soleil, exactement.
Je fais partie de ce décor et de ces gens, tout comme cet univers fait partie de moi maintenant.
Cela fait plus de trente ans que je suis arrivé sur ces îles faites de poussières, de cendres et de corail. Plus de trente années à vivre, à être … tout au moins faire mon possible.
A connaître la dimension du temps plus que la dimension de l’espace. Sur une poussière d’île, on en a vite fait le tour. Alors que le temps qui passe, ou plutôt qui ne passe pas, c’est une autre histoire. Prendre un avion, et voilà déjà le temps qui passe plus vite. Comme si ailleurs, le temps glissait plus vite.
Au dessus de la cocoteraie qui entoure la piste, un bruit de moteur monte. Quelques minutes plus tard, un Twin Otter apparaît, survole la piste pour vérifier qu’elle est dégagée et se pose avec rudesse à cause des trous et des bosses.
Effervescence du débarquement, individus, animaux, bagages. Effervescence de l’embarquement, individus, animaux, bagages.
A l’intérieur, l’air humide et suffoquant semble palpable. Enfin, nous décollons.
D’un seul coup d’aile, mon île semble encore plus dérisoire qu’avant.
Le village, la plantation, les fours à copra, la cocoteraie dont je connais chaque parcelle, le récif de corail et en arrière plan, le volcan endormi.
Encore quelques minutes et ce n’est qu’un point sur l’eau. Vue du ciel, elle ressemble à un chapeau mexicain, un sombrero je crois. Un géophysicien de l’ORSTOM qui venait régulièrement dans la région faire des mesures, m’avait expliqué l’origine de ces îles. Comment elles s’étaient formées, comment leur forme renseignait sur leur histoire. Ainsi certaines îles constituées de plateaux, de terrasses étaient sorties de l’océan suite à de puissants séismes qui, à chaque fois, leur faisaient prendre quelques mètres d’altitude supplémentaires.
Mon île, celle où je vis depuis des années, ressemblait donc à un chapeau aux larges bords. Le centre était le vestige d’un volcan. Des fumerolles trahissaient son activité dans les profondeurs. Les larges bords résultaient de platiers coralliens qui s’étaient retrouvés au-dessus de l’eau après que la terre eût tremblé. Le géophysicien parlait de surrection… un mot savant …
Nous avançons dans les nuages maintenant. Dans quelques jours je vais retrouver Germain.
Germain. Mon frère. Né quelques minutes avant moi.
Nous avons soixante ans aujourd’hui et cependant nous ne nous connaissons que depuis, ou plutôt nous nous sommes rencontrés il y a vingt-huit ans.
Soit plus de la moitié de notre existence à nous ignorer.
Tout cela par la bêtise d’une administration qui ne se soucie pas de l’âme des individus qu’elle est chargée de protéger. A la mort de nos parents, nous avions été séparés, renommés. Plus personne n’avait souhaité revenir sur nos origines. Ni nos parents adoptifs, ni l’administration, personne … le hasard. Le Hasard à joué. Un jour, à Port-Moselle.
J’avais quitté le condominium des Nouvelles-Hébrides pour Nouméa. Les propriétaires de la plantation de Malo où j’étais contremaître ayant préféré chercher un pays plus stable.
J’assistais au départ du paquebot mixte « Le Polynésie » pour Sydney lorsque nous nous sommes vus.
Pour l’un comme pour l’autre, ce fût le choc. Le choc d’une vie. L’instant qui explique certains sentiments des années passées et qui transforme les années à venir.
Car combien de fois ne m’est il pas arrivé de percevoir des images ou des sons, de ressentir des émotions de joie ou de tristesse qui ne trouvaient pas leur source dans mon existence?
Sur l’îlot Wala, en face de l’île de Malicolo, j’avais même consulté un « clever man ». Un guérisseur, en fait, pour qu’il m’enlève ce que certains, à qui je m’étais confié, appelaient un « boucan ». Une malédiction jetée par désir de nuire à une personne.
J’avais méprisé la réponse de cet homme : « On ne peut pas enlever ce qui a la même origine que toi ».
Vingt ans plus tard, je comprendrai.
Quel choc ! Quel sentiment étrange, comme si deux images de la même chose se rapprochaient pour n’en faire qu’une. Et puis d’un seul coup, tout était devenu limpide, tout s’expliquait. Pour moi, comme pour Germain.
L’enfance puis l’adolescence vécues avec ce vide, cette absence et en même temps ces instants de vie que je ressentais sans les connaître.
Vingt-huit ans après cette rencontre, l’émotion était toujours vive.


2/Escale à Santo.

Là ou Papy Boeington et ses têtes brûlées se reposaient entre deux bombardements des positions Japonaises aux Iles Salomons.
Luganville. Une nuit à l’Unity Park motel et me voilà de nouveau prêt à continuer ma route vers mon destin.
Comme chaque année, retrouver Germain, mon frère jumeau, pour notre anniversaire ; histoire de signifier que nous savons nous retrouver depuis que nous nous connaissons et cela malgré le fait que nos vies se déroulent dans des lieux si différents.
Le Twin Otter est à l’heure cette fois. Nous nous arrachons de la piste pour nous retrouver rapidement au dessus des baies et lagons des îles au sud de Luganville.
Très vite les nuages nous séparent du sol et nous nous retrouvons dans un univers ouaté.
Je me souviens, je devais avoir huit ans, chez mes parents … adoptifs comme je le comprendrai vingt ans plus tard. Je me souviens. J’étais là, caché dans le feuillage d’un mimosa, à regarder le monde depuis ma cachette, lorsque je sentis la peur m’envahir. Elle se transforma en terreur quelques minutes plus tard. Je tombai presque de ma cachette, tremblant de partout. Sans comprendre ce qui m’arrivait.
Une autre fois, je devais avoir vingt ans, lorsque je fus rempli d’une curieuse allégresse alors que rien dans ma vie routinière ne la justifiait.
Et puis tant d’autres fois où j’avais été traversé de flashs, de visions et de sensations totalement étrangères, sans comprendre quelle âme pouvaient bien me hanter.
Aujourd’hui, j’ai compris. Nous étions liés par un lien invisible, dont nous ignorions tout. Et pourtant, ce canal transportait de l’un à l’autre les émotions les plus vives.


3/ Port-Vila.

C’est déjà la porte vers le monde extérieur. Dans la rue, touristes calédoniens et australiens, expats, businessmen déambulent dans les rues avec les « ni-vats », les habitants du Vanuatu.
Ici, chacun a ses origines, sa culture, mais le soir, autour du feu des nakamals, la douce torpeur du kava estompe les différences et permet aux gens de prendre le temps. Le temps de se poser. D’apprécier le temps qui passe, alors, encore plus doucement. Le temps de se rencontrer, calmement, sans attentes.
Ce n’est pas demain, que ce type de lieu existera à Nouméa. Là-bas, les bars sont bruyants et chacun s’occupe à paraître.
J’avale mon shell de kava, cette demi-noix de coco remplie du jus au goût de terre de cette racine, en regardant les étoiles.
J’y laisse, quelques gouttes que je rends à la terre d’où ce breuvage est venu.
Il faut rendre à la terre, ce qui vient de la terre.
Je suis là, assis parmi une dizaine de personnes. Des mélanésiens pour la plupart. Il y a aussi des volontaires, canadiens ou américains. Je suis là sous la nuit, près du feu et … je suis bien. Dégagé de toute responsabilité, de liens, d’enfants et de compagne aussi.
Je pense à Germain, courant l’une fuyant l’autre. A jamais heureux. La rencontre avec sa femme n’avait pas été joyeuse ... plutôt la rencontre avec la cause du malheur de mon frère.
Elle avait des atouts et savait les utiliser. Elle avait compris qui était Germain dès le début et avait pris possession du terrain, c’est à dire du personnage. Ensuite, elle en avait tout simplement usé. Quand Germain s’en était rendu compte il était bien trop tard. Marié, partageant maison, amis …
Je l’avais senti tout de suite lorsque mon frère me l’avait présentée … mielleuse, se voulant accueillante. Elle était la seule à croire à son manège car ni moi, ni Germain n’étions dupes.
Mais il est trop tard pour lui. Il était dans sa toile… une toile qui le retient fermement.
Que je suis bien sous ce ciel du Pacifique Sud. Des rencontres éphémères, certes superficielles et trop rares, mais loin du calvaire que Germain connaît depuis des années.
Le kava fait son travail. Je me sens tranquille, engourdi. Bien … très bien dans la nuit chaude de Port-Vila.
Demain matin, Air Calin devrait m’amener encore une fois à Tontouta, l’aéroport international où m’attendra Germain.
Demain ... un autre jour, un autre monde.


4/Cette fois c’est du sérieux.

L’Airbus vole en silence au dessus de l’océan qui sépare l’archipel du Vanuatu de celui de la Nouvelle-Calédonie. C’est déjà un autre monde. Hôtesses, ambiance … tout est différent. Normalement, si tout va bien, Germain sera là. Avec le poids d’une nouvelle année, si ce n’est celui des soucis qui le rongent.
Nous sommes jumeaux mais nous ne saurons jamais, ce qu'aurait pu être une enfance complice, sans séparation, à partager la découverte des premières années d’une vie. Nous n’avons pas connu cela. Au début cela m’a révolté, j’avais l’impression d’avoir été volé … puis j’ai accepté … de toute façon c’est trop tard. Accepter est la seule issue.
Aujourd’hui voir Germain avec sa vie de fuites et d’apparences, me rend triste. J’aimerais tant qu’il prenne le temps d’exister pour ce qu’il est. Tout simplement.
Nous commençons notre descente vers la grande terre. Ici, la terre montre ses cicatrices encore saignantes, autant de plaies béantes que de sites d’exploitation minière. Là, c’est la luminosité d’un collier turquoise de l’arrière récif, sur les fonds blancs.
Un choc, celui des roues qui se posent. Je suis en Nouvelle-Calédonie.


5/ Il est là. Je suis là. Je et il … en apparence c’est du pareil au même.

- Bonjour Ben. Tu as fait bon voyage ?
- Juste 3 jours pour arriver ici.
- Comment fais-tu pour ne pas vieillir ?
- Là-bas le temps ne passe pas … il prend son temps … et moi aussi.
- Allez, viens. En route pour le gourbi de Poya. Au programme, balade, pêche, BBQ. Toi et moi. Personne ne sait où je suis. Le seul moment de l’année où j’ose être ce que tu es. Celui que je suis un peu aussi.


6/ Sur la route et arrivée au gourbi.

La RN1, comme ils disent ici, n’en finit pas de s’étaler devant la Land Rover de Germain.
De nous retrouver ainsi, ensemble et à l’écart des autres, rappelle un pèlerinage à la Source. A la mère que nous n’avons pas connue. Cela ne regarde que nous. Et reste le pivot sur lequel toute chose de notre vie s’est articulée jusqu'à ce jour.
- Où en es- tu avec ta femme ? lançai-je.
- On fait comme si … tout allait bien. L’habitude fait le reste. Aucun n’a le courage d’affronter la réalité, répond Germain.
- Mais vous allez où comme ça ? M’énervai-je. A force de faire comme si, on ne se retrouve plus. Enfin, c’est ta vie. Je te souhaite d’en trouver une autre plus proche de ce que tu es. Malheureusement pour toi, il faudrait un miracle.
- Et à mon âge on ne change plus, on continue sur sa lancée … une évidence comme tu le sais, dit Germain. Et toi toujours aussi solitaire sur ton île du Pacifique ?
De nous retrouver, ainsi, c’est comme un cadeau du ciel.


7/ Le gourbi de Poya

Comme Germain aime le nommer. C’est un coin sympa, avec tout le confort pour celui qui arrive des Banks. Bien ventilé avec une pompe et une réserve d’eau. Un mini chauffe-eau solaire et une terrasse donnant sur les collines, à l’ouest. Le premier voisin à dix minutes par la route …
- Ca te dit une balade aux roches de Gohapin ? me propose Germain.
- Là où nous sommes allés il y a 2 ans ?
- Les mêmes roches mais un autre chemin que j’ai découvert. Un ancien passage avant que ces roches ne deviennent … tabou. Interdites aux étrangers. Les Kanaks y mettaient leurs morts jadis, avant l’arrivée des missionnaires. Aujourd’hui, il ne reste que le mystère du passé. Alors ça te dit, Ben ?
- On y go Bro, lançai-je par jeu.
Un jeu dont je n’aurais jamais imaginé la chute …


8/ Voilà ce qui arrive lorsque l’on ne respecte pas les tabous.

Le chemin serpente, tout d’abord spacieux puis une falaise se plante en travers, comme sortie du corps de la terre. A partir de là, cela s’apparente plus à de l’escalade. Germain transpire fortement. Quant à moi, je m’efforce de ne pas me blesser en glissant maladroitement.
Au bout de 20 minutes, nous arrivons à une plate forme. La vallée se déploie devant nous. A peine arrivé, mon frère allume une cigarette après m’en avoir proposé une que je refuse. J’avais pensé qu’avec le temps, il se serait détaché de ce besoin. Apparemment les années ne lui avaient pas permis de prendre du recul face à cette drogue.
Je contemple la brousse de cette région de Nouvelle-Calédonie. Quelle peine, quelle douleur avais-je ressenties les premières fois où j’étais venu ici. Cette nature souffrait pour exister. Le manque d’eau, le feu, les espèces invasives, tous ces fardeaux que Ma Nature ne connait pas, aux Banks, avec quatre-vingt-dix pour cent d’humidité, loin des routes maritimes et de leur cortège d’espèces exotiques.
Ici, le déséquilibre était devenu un état normal. Il y a cent cinquante ans peut-être, la situation était meilleure. Et encore les Maoris de Nouvelle-Zélande n’avaient pas attendu l’arrivée des premiers européens pour faire disparaître le Kiwi géant, le Moa !!!
Je suis dans mes pensées … sur le déséquilibre de la nature et celui de mon cher frère … et je ne vois pas venir le mien. C’est vraiment trop c… ai-je pensé quand je me suis vu partir. Tout cela, à cause de ce pas de travers …


9/ Epilogue et remise à neuf.

Ce matin- là, le soleil, tendrement, inonde les collines du cimetière du 6ème kilomètre.
Un groupe avance. Ils sont venus nombreux pour suivre ce qu’ils pensent être… le cercueil de Germain Mourot.
Après discussion avec le commissaire en charge de l’enquête et pour éviter de compliquer la situation, il était resté à l’écart.
Car, pour que ma mort ne soit pas inutile, depuis l’autre côté du miroir, je lui avais suggéré de prendre mon identité. De partir vivre une nouvelle vie, la mienne, à Vanua Lava. De laisser derrière lui, la cause de ses souffrances : cette femme, qu’il avait fait l’erreur d’épouser, ses clients névrosés, ses relations superficielles.
L’expérience de se retrouver vraiment au contact d’une Nature qui n’accepte pas ce qui fait semblant d’être, l’attirant; et ma mort étant comme la sienne, il n’hésita pas longtemps.
Pour ce faire, il n’eût qu’à échanger nos identités, prendre mes papiers, récupérer mes bagages puis redescendre sur Nouméa. Il voulait récupérer quelques documents pour ne pas les laisser derrière lui.

Il venait de se glisser dans ma peau, celle de son double.

Continue mon frère. Je t’aime et te protègerai de là où Je suis maintenant. Jusqu’au moment où nous nous retrouverons définitivement.

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