lundi 15 décembre 2008

Marcel WANETCH ou le désespoir Par Sophie V

1 – Le cauchemar


La vitesse les grisait, ils riaient. Les filles à l’arrière étaient silencieuses, nerveuses, mais les garçons insouciants et heureux. Soudain la voiture se met à partir de travers, à faire des zigzags, et rouler sur ce qui semble être d’énormes pierres. Un pneu éclate. A l’intérieur, les passagers sont secoués comme des olives et glaçons dans un shaker. Les hurlements des filles s’élèvent dans l’habitacle soudain devenu étroit… « Freine, vas-y freiiine ! » « J’peux pas, ça répond pas ! » « Merde mais on est où ? » « AAAAHH !!! » « NOOON !!! »

Sur ces hurlements, je me réveille en sursaut, le corps en nage, les muscles tendus, la mâchoire crispée. J’essaie de retrouver mon souffle, figé pendant quelques secondes. Seule ma poitrine se soulevant et s’abaissant au rythme des battements de mon cœur trahit mon état de perturbation. Ce n’était qu’un cauchemar, encore ce maudit cauchemar. L’heure sur la montre autour de mon poignet, cadeau de feu mon oncle Wathë que je ne quitte jamais, me donne 4h14. Mes démons s’accrochent. Jamais je ne m’en débarrasserai, de cela j’en suis certain. J’ai même fini par accepter cette fatalité. Mais l’accepter et vivre avec sont deux choses bien différentes.

Ma chambre, petite et peu fournie, avec sa fenêtre donnant sur la montagne, est un deuxième moi-même. Un corps avec une coquille en béton fermée sur elle-même. La seule fenêtre, comme l’œil du cyclope, donne à son porteur un semblant de vision vers l’extérieur. Mon regard est désormais plus porté vers l’intérieur, dans mon petit monde, depuis que ma belle et tendre Antoinette a quitté ce monde par ma faute. Que de souvenirs, que de ressassements et de tortures inimaginables sur ma conscience !

Je ne peux ôter de ma tête endolorie par la souffrance et la culpabilité cette dernière image que j’ai de ma petite Toinette coincée dans la tôle froissée, et de Maryline, sa sœur, non plus. Si seulement je n’avais pas insisté pour qu’elle m’accompagne, rien de cela ne serait arrivé. Maryline ne serait pas tétraplégique et Antoinette serait encore parmi les vivants. J’ai brisé une famille et, avec elle, mon propre cœur.

Ce maudit jour se déroule dans ma tête comme un film d’horreur, une projection en boucle qui ne s’arrêtera jamais.



2 – Le film



Lui et Antoinette s’étaient retrouvés après les cours comme a l’accoutumée et Maryline, qui, ce jour là avait fini plus tôt, les accompagna. Ils aimaient bien se rendre au parc non loin du lycée pour passer du temps ensemble, échanger des idées, parler de leur futur, se retrouver loin de tous les autres élèves avant le repas du soir. Ce jeudi soir là, Emile, Pierre et lui avaient prévu de « boire un coup » comme ils avaient coutume de la faire chaque vendredi avant de se séparer le week end, histoire de se défouler de la semaine, une semaine qui avait été particulièrement pénible pour Marcel suite à la colle que lui avait donnée le professeur de biologie à cause d’un devoir non rendu.

- Non je ne veux pas venir avec vous. Vous allez boire et fumer et il se fera tard. On n’a pas le droit de sortir la nuit, tu le sais bien.
- Mais non t’inquiètes, je le fais tout le temps et tu vois, il ne m’est rien arrivé.
- Non, c’est trop dangereux. Il y a eu trop d’accidents dus à l’alcool.
- Mais allez Toinette, viens. J’ai tellement envie de partager ça avec toi et puis, tu verras, c’est trop cool.

Il avait réussi à la persuader. Antoinette avait fini par céder et embarqua sa sœur de 2 ans sa cadette.

Une fois le diner terminé, ils sortirent discrètement, car les sorties en semaine sont strictement interdites la nuit. Emile les avait emmenés dans sa 206. Ils avaient trouvé un coin tranquille pour boire et fumer. Ils ne choisissaient jamais les mêmes endroits afin de ne pas attirer l’attention des « poulets ». L’argent n’était pas un problème pour Emile car il était receleur de cannabis. Grâce à cet argent, il pouvait s’acheter de quoi boire pour ses potes et lui.
Après avoir débattu sur le professeur le plus ringard à leurs yeux, ils s’étaient mis à chanter joyeusement. Marcel était heureux car sa dulcinée était avec lui, il en était fier. Il leur avait proposé un verre et un « bonbon », un terme entre eux pour désigner le cannabis. Devant leur refus, il n’avait pas insisté. Il était trop dans son trip pour voir qu’Antoinette n’était pas très à l’aise, et sa sœur non plus.

Ensuite, le black-out total, plus de souvenirs de cette nuit avant l’accident.

Quand il revint à lui, une violente douleur le saisit à la nuque. Ce fut en voyant Antoinette inerte et coincée dans la tôle du véhicule qu’il prit conscience que quelque chose de grave était arrivé. Son esprit confus se remémora des secousses qu’ils ont subies et de la panique qui les a saisis, puis le vide. Depuis combien de temps étaient-ils là ? Il n’en savait rien. Il essaya de se dégager, mais son corps entier lui fit mal. Avec peine, il ouvrit la portière et en sortit. La nuit était noire. La seule source de lumière provenait de la lune décroissante. Emile à son tour bougea. Il eut plus de mal à s’extraire de la 206 qui ne ressemblait plus qu’à un bloc de tôle froissé contre un arbre. Le côté droit de la voiture avait dû percuter le fossé et la 206 avait dû faire quelques tonneaux avant d’être arrêtée par cet arbre.

- Emile, ça va ?
- Oui je crois…Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Antoinette et les autres ont l’air mal !
- Bordel ! Qu’est-ce qu’on a fait?
- Viens m’aider plutôt à les sortir de là.

Ils firent le tour du véhicule, impossible de faire quoi que ce soit pour la portière arrière car celle-ci était bel et bien coincée. Ils essayèrent tant bien que mal d’ouvrir la portière avant, mais ils durent s’avouer vaincus.
Marcel réalisa enfin qu’il fallait appeler les secours. Heureusement qu’Emile avait un portable.

- On doit appeler les secours…
- Non mais t’es fou ? On va se faire choper et moi je risque la taule !
- Attends, mais on n’va pas les laisser comme ça ? Tu vois pas qu’ils sont coincés et que nous ne pouvons rien faire ?

Emile dut accepter. En attendant les secours, Marcel faisait les cent pas, s’approchait des victimes, leur parlait. Seul Pierre poussait quelques gémissements car, à l’arrière, les filles étaient inconscientes. Marcel leur parlait tout de même, promettant à Antoinette qu’il ne referait plus jamais cela, et que, quand elle irait mieux, ils se consacreraient à obtenir leur BAC et tous les deux pourraient continuer des études communes ou complémentaires et monteraient un projet ensemble.

Au bout d’un moment qui lui parut une éternité, des phares apparurent. Un fourgon de la gendarmerie arriva. Ils étaient trois. Ils commencèrent à leur poser des questions tout en inspectant la voiture. L’un d’eux fit une grimace en voyant les blessés. Une ambulance arriva, suivie d’un camion de pompiers. Tout se passa très vite. Ils furent écartés du véhicule. Pompiers et infirmiers s’affairaient autour des victimes. Il avait fallu scier l’arrière de la voiture, extraire les deux jeunes filles. Marcel était fou d’inquiétude. Il se demandait ce qu’il allait dire à leurs parents respectifs?

Au bout d’une heure un quart, on leur annonça qu’Antoinette était morte et que les deux autres passagers étaient grièvement blessés. Il fallait les emmener d’urgence à l’hôpital Gaston-Bourret. Quant à eux deux, on allait les emmener à l’hôpital de Poindimié pour un contrôle de routine. Il voulait voir Antoinette une dernière fois mais les hommes en blouses blanches avaient déjà fermé la portière de l’ambulance.


3 – Histoires d’Amour



Au loin les oiseaux chantent, me tirant de ces souvenirs douloureux.
Aujourd’hui, à 20 ans, je n’ai que le BEPA (Brevet d’Etudes Professionnelles et Agricoles) en poche, je n’ai plus Antoinette mais que des regrets. Cette culpabilité qui me ronge jour et nuit fait désormais partie de moi. Je m’en veux. Je méprise mes trop nombreuses faiblesses. Comment en suis-je arrivé là et pourquoi ? Dans des moments de lucidité, je comprends bien que c’est trop tard, que ce qui est fait ne peut être défait mais cette question éternelle me taraude. Cela va faire deux ans qu’Antoinette est partie, et son visage, ses gestes, ses paroles, sa voix continuent à hanter mes pensées comme si c’était hier. Et ce flux de souvenirs ne fait qu’attiser ma culpabilité, ma peine…

Une vie ratée, c’est tout…Je suis un mec qui vit une vie ratée !

Une enfance somme toute banale, une famille modeste à cheval entre des traditions en perdition et la modernité, une mère qui essaie de faire de son mieux avec les moyens du bord, un père très absent et sans autorité. Heureusement qu’il y a eu tonton Wathë, le mari de tante Marie Réséda, petite sœur de papa, qui a été un vrai père, même plus qu’un père. Un mentor, un modèle, un copain.

L’école primaire à la tribu, le collège à Poya et le lycée à Pouembout, rien d’extraordinaire ! De nature réservée et timide, je n’ai jamais entretenu de liens avec les autres camarades de classe.

Une première expérience sexuelle sur le tard, vers 16 ans. J’étais en première année de BEPA et Leïla Nagato en dernière année au lycée. Un teint chocolat au lait, des cheveux lisses et noirs, des yeux noirs légèrement bridés, des pommettes saillantes et des lèvres pulpeuses avec un petit grain de beauté au-dessus de la commissure gauche : une vraie Déesse orientale. Son ambition est d’être vétérinaire. Je l’imagine bien dans ce métier car c’est une fille vraiment très chouette. Humble et généreuse, douce et délicate, malgré une histoire familiale douloureuse.
Son arrière-grand père s’est installé sur le territoire au début du siècle. Un entrepreneur bosseur, marié avec une fille de Ponérihouen. Ils ont eu des enfants. Pendant la 2ème guerre mondiale, en 1941, quand les japonais ont attaqué Pearl Harbour, tous les japonais du territoire ont été considérés comme ennemis, puis déportés dans les camps en Australie, leurs biens mis sous séquestre et mis aux enchères. Un décret a été signé pour leur interdire le retour sur le territoire, sûrement une influence des personnes ayant récupéré leurs biens. Après la guerre, tous ont été renvoyés au Japon. Le grand-père de Leïla avait à peine deux ans quand son père a dû quitter sa famille. Ils ne l’ont jamais revu. Une famille brisée par la guerre, spoliée par la convoitise de certains, rejetée par son propre peuple, car les nippo-kanak n’étaient considérés ni comme kanak, ni comme français ou japonais.
Leïla parle peu de ses origines car le sujet reste assez tabou et, pour sa famille, la plaie est encore béante.
Notre histoire s’est terminée en même temps que son cursus au lycée. De toute manière, je m’y attendais.

Cette expérience m’a préparé à ce qui allait arriver. Après de nombreuses expériences sans suite, je rencontre Antoinette un an plus tard. Nous suivions les mêmes cours. Elle n’est pas ce que je qualifierai de belle physiquement, légèrement dodue, de taille moyenne, un look plutôt insignifiant. Une fille d’une extrême gentillesse et très attentionnée, avec un cœur gros comme la terre. De nature assez timide, je n’ai pas eu le courage de demander des clarifications supplémentaires au prof de bio. Antoinette a su me comprendre sans que je n’aie eu à m’exprimer. Ça a été comme cela pour tout. Une complicité s’est peu à peu installée entre nous. Les trois mois précédant notre rencontre, notre amitié s’est muée en amour, grandissant jour après jour. Jamais je ne me suis senti aussi proche d’une fille. Avec elle, tout m’était possible. J’ai même réussi à vaincre mon handicap majeur : ma timidité. Il y a des relations où l’on ne se pose pas de questions, on sait qu’on a trouvé chaussure à son pied. Malgré notre jeune âge, nous avions des projets communs et nous savions où nous allions.

Mais c’était sans tenir compte des événements de la vie.

En mai 2006, mon monde a basculé après le décès de mon oncle Wathë, mort suite à une violente crise d’asthme. Il a laissé un grand vide dans ma vie, que même Antoinette ne pouvait combler.



4 – Vénération


Oncle Wathë était un fervent marcheur, et la forêt, sa deuxième maison. Depuis des générations, son clan cultive la terre et ne lui prend que ce qui lui est nécessaire afin d’éviter le « déséquilibre naturel » disait-il. La connaissance des plantes et de ses vertus se passe oralement de génération en génération. Marié par les deux familles, dès leur adolescence, à tante Réséda, la sœur benjamine de mon père, ils ont appris à s’apprécier mutuellement avec le temps. Ne pouvant pas avoir d’enfants, Wathë m’a pris sous sa coupe. Traditionnellement, dans les familles kanak, le père d’un enfant a la responsabilité de le mettre au monde et c’est l’oncle maternel qui est chargé de son éducation et de sa protection. Mais cela n’a pas été le cas pour moi car maman n’a pas de frère.
Je me rappelle ces mercredis après-midi et les weekends, passés à courir derrière oncle Wathë, à le suivre partout où il allait comme une ombre : dans la forêt, dans les montagnes, à la rivière, dans les champs. Oncle Wathë n’était pas comme les autres. Il respectait ce que la nature nous offre, et surtout pensait à « ceux qui vont vivre après lui ». Il croyait aussi à la vie après la mort, et disait : « Si je prends tout maintenant, il ne restera plus rien quand je reviendrai plus tard ».

Dans la famille au sein de la tribu, nous vivions au rythme du cycle végétatif de l’igname. Entre août et septembre ou d’octobre à novembre, selon les variétés : la mise en terre, et de juin à juillet, la récolte. Oncle Wathë ne ratait jamais une occasion de m’emmener avec lui au jardin, où il m’enseignait les rudiments de la culture de cette tubercule ainsi que les espèces et variétés comestibles ou non. Mon oncle me racontait les cérémonies qui se faisaient autour de la récolte. C’est une tradition qui se fait de moins en moins. Moi-même je n’ai pas eu l’occasion d’assister à ces rites. Ces cérémonies sont si spéciales que, pour y assister, il fallait jurer de ne jamais en parler à qui que ce soit en dehors du clan.

Nous habitions dans la même « case » familiale, ma famille, tante Réséda et oncle Wathë. Ma sœur, de 2 ans ma cadette, est plus proche de ses parents biologiques que moi. En fait, on l’appelle case par habitude, mais c’est plus une maison en parpaings. Comme tous les garçons, je recherchais un modèle. Mon père étant rouleur sur les mines de Népoui, et rarement présent, je n’ai donc pas eu d’autres choix que de prendre exemple sur oncle Wathë. Chose que je ne regrette pas. J’ai hélas hérité du côté « effacé » de mon père. Sur un an, il passe environ trois mois en famille. Il est bien plus proche de ses collègues que de sa femme. Pour la petite histoire, il n’a pas choisi sa femme, c’est sa famille qui l’a choisie. Le peu de temps qu’il passe à la maison - si on peut appeler cela sa maison - il ne manifeste aucune autorité, même sur ma sœur. La tradition lui va si bien !

Oncle Wathë a toujours été là pour moi. Pour les moindres soucis, à la moindre détresse, il était présent. Je lui confiais tout ce qui me passait par le cœur ou par la tête. Il était aussi le seul à me comprendre.
Au collège à Poya, j’étais demi-pensionnaire. Le bus venait me chercher chaque matin et me ramenait tous les soirs à la tribu. Oncle Wathë ne pouvait pas trop m’aider pour mes devoirs, mais de temps en temps, demandait à la maîtresse de la tribu de me suivre. Je me rappelle aussi du nombre de fois où je me suis réveillé en pleine nuit. Il a toujours été là. Il aimait aussi me raconter des légendes kanak, c’est une vraie source d’information. J’aimerais un jour retransmettre tout cet enseignement à mes propres enfants, mais hélas, cela n’aura jamais lieu, car je n’imagine pas fonder une famille sans Antoinette.

Et un jour, il a fallu que j’aille au lycée. Il m’a guidé dans mon orientation. Je suis donc allé au Lycée de Pouembout. Les six premiers mois ont été extrêmement difficiles. Plus de repères, plus d’oncle Wathë la semaine. Et puis il y a eu Leïla, heureusement, pour compenser en partie cet énorme vide. Mais malgré cette relation avec Leïla, j’attendais toujours le weekend avec impatience pour rentrer et retrouver ma tribu, mes balades, ma pêche à la rivière ou la chasse avec mon oncle. Sans lui, ma vie n’est qu’un grand vide, sans but réel. Comme une source de lumière dans le noir, il était mon repère, ma référence. Il donnait un sens à mon existence. Certains ont un Dieu, un super-héro, moi j’ai mon oncle Wathë.


5 – Le déclin



Plus rien, je n’avais plus goût à rien. En quittant ce monde, oncle Wathë avait tout pris avec lui. La lumière, la sagesse, la raison.

Ce sentiment d’abandon s’est tout d’abord fait sentir au lycée au travers de mes notes, qui chutaient à pic. Ensuite, ça a été au tour de ma relation avec Antoinette. J’étais de moins en moins tendre avec elle. J’ai commencé à la délaisser.

Je me suis rapproché de deux camarades de classe, Emile et Pierre, qui m’ont proposé un remède pour me faire oublier.

Après une première balade avec eux avant de rentrer à la tribu pour le weekend, où nous avons bu pas mal et fumé, je me suis senti tellement bien à oublier pendant quelques heures ce vide que j’ai voulu le répéter. Rentrer en tribu sans trouver oncle Wathë ne m’enchantait guère.

L’alcool et le cannabis m’aidaient à combler ce vide, même sur une courte durée.

J’avais l’habitude de consulter Antoinette avant de faire quoi que ce soit, mais pas cette fois-ci. J’ai considéré inutile de lui parler de mes virées hebdomadaires.
Ces virées sont devenues le rituel incontournable du weekend.
Antoinette a fini par le découvrir et s’est fâchée. Elle m’a boudé pendant pas plus de dix jours, et a fini par accepter à contrecœur.

L’écart entre Antoinette et moi grandissait. Elle faisait tout son possible pour maintenir notre couple à flot. Elle y croyait, mais moi, je ne croyais plus en grand-chose.

Mes résultats scolaires ne s’amélioraient pas, au contraire. Les profs m’ont donné des avertissements à plusieurs reprises. L’un d’eux a fini pas me donner une colle.
Une colle que je n’ai pas réussi à digérer.



6 – Remodelage difficile


La haine dans son regard me glace le sang, mais la peine qui s’ensuit a contracté mon estomac de douleur. J’accepte la violente gifle que la mère d’Antoinette m’envoie au visage. Je mérite pire que cela. Je ne pourrai oublier ce moment là. L’annonce du décès de sa fille a été difficile. J’ai longtemps cherché mes mots. Finalement, j’ai fini par tout simplement dire « Antoinette est morte par ma faute ». D’abord l’incrédulité, ensuite l’incompréhension, la colère et enfin le désarroi et la peine sur son visage.

La famille d’Antoinette m’a interdit d’assister à ses funérailles.
Maryline est devenue tétraplégique. Je me sens désespérément coupable, malgré les mots sincères qui se veulent encourageants de ma mère « Ce n’était pas toi au volant, arrête de t’en vouloir ! ». Quant à mon père, il me reproche d’avoir déshonoré les Wanetch.

La coutume que ma famille a voulu faire avec la sienne n’a pas eu lieu suite au refus de ses parents. Ma douleur équivaut à la leur, mais ils ne le sauront jamais car ils n’ont pas désiré me revoir, ni m’entendre, ni moi ni ma famille.

Pierre s’en est sorti avec une épaule déboitée et le bras cassé, Emile quelques égratignures et trois ans de prison ferme avec annulation de son permis de conduire.

Depuis cet accident fatal, je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Je ne mangeais plus, je maigrissais à vue d’œil. Ma petite sœur, qui étudie au Lycée La Pérouse à Nouméa, m’a conseillé de voir un psychologue. Il parait qu’il serait mon seul espoir, qu’il m’aiderait à accepter la situation et peut-être même à me pardonner. Je ne vois pas comment ces psy-machins pourraient m’aider à oublier. Même oncle Wathë, s’il était encore là, aurait eu la même réaction. Je n’ai plus remis les pieds au lycée. Trop de souvenirs douloureux, trop difficile de faire face aux camarades de classe et surtout, je n’avais plus la tête à étudier. Mon miroir me montre le reflet d’un inconnu au regard hagard, perdu. Un inconnu qui a brisé une famille entière, et surtout a gâché son propre bonheur pour quelques heures de plaisir égoïste.

A plusieurs reprises, j’ai essayé de me suicider, mais une force occulte m’en empêche.

Je suis retourné à la tribu et depuis j’y suis resté. Ici, je respire plus aisément : les arbres, les falaises et les montagnes ne me reprochent rien, au contraire, ils m’écoutent en silence. Chaque fois que je viens déverser mon chagrin à leurs pieds, je repars régénéré, alors qu’en en parlant à un semblable, je ressens une note de jugement dans leurs paroles et l’accablement me gagne. L’être humain ne sait-il pas faire autrement ?

Très jeune, j’ai eu de la chance d’avoir appris à connaître la forêt et ses états. Plus ça va, plus je me sens communier avec cette nature sauvage et unique. Mes deux endroits préférés sont le mont de l’Aoupinié avec ses forêts de niaoulis et sa forêt humide faite pour les bons marcheurs, et les falaises d’Adio, là où je me sens le plus chez moi. Depuis des années, Gohapin a fait de la préservation de la nature son credo. Mais comme dans chaque tribu, il y a les protecteurs et ceux qui veulent détruire. Chaque année, les feux de brousse ravagent nos forêts, j’aimerais prendre soins de nos atouts majeurs, mais je ne suis pas encore prêt. Peut-être un jour serai-je guide ?

Petit à petit, je me suis détourné des hommes et de leurs bêtises pour me rapprocher de la nature. Chaque jour, que je me promène entre les niaoulis ou les fougères, ou que je me ressource au pied du pic, je me sens revivre tout doucement. Ces falaises taboues dans lesquelles mes ancêtres reposent, me procurent une paix réconfortante.

J’ai réduit le temps passé à la maison familiale où je me sens étouffer. Cette chambre qui est mienne ne me procure aucun sentiment de paix, au contraire ! Etre entre ses quatre murs ne génère que des tourments, et la nuit, des cauchemars. Mon havre de paix se trouve désormais à l’extérieur. Les rencontres avec des homo-sapiens sont extrêmement rares. Lorsque j’en rencontre un, la scène reste gravée dans ma mémoire. Moins je rencontre d’hommes, mieux je me sens.



7 – Découverte macabre


La rivière à chutes se trouve de l’autre côté de la tribu. En passant par les falaises, j’y arriverai plus vite, car le soleil de ce matin est assommant. En m’approchant, je sens comme une odeur de putréfaction. Intrigué, je fais le tour du pic. Là, allongé sur le sol, le corps d’un homme blanc sur le ventre. Je m’approche, l’odeur me donne envie de vomir. Sur la partie visible du visage des milliers d’asticots grouillent. Cette vision d’épouvante me donne un haut-le-cœur.

Je rebrousse chemin et cours vers la tribu pour appeler le 15. Un numéro que je connais bien. A l’autre bout du fil, on me dit d’attendre. Une demi-heure plus tard, les gendarmes arrivent. A leur vue, mon cœur s’est mis à battre violemment. Les forces de l’ordre sont des gens que je préfère éviter. Je fais un effort titanesque pour ne pas trembler et leur relater ma découverte. Ils me demandent de monter dans leur voiture et de les guider vers l’endroit. Je commence à transpirer de nervosité. Mes souvenirs remontent à la surface comme une vague de nausée. J’essaie de me concentrer sur le moment présent. La voix du gendarme m’y fait revenir.

Arrivés sur les lieux, l’un des deux hommes en uniforme, me demande de descendre, chose que je fais docilement. Je me mets sur le côté pendant que les deux hommes devisent. Quelque temps après, une ambulance arrive.

Une éternité plus tard, une autre voiture arrive avec encore deux hommes à bord. L’un d’eux vient vers moi et se présente comme étant le commissaire Davois. Il me pose quelques questions. Toute la scène est une torture pour moi. Pourquoi un interrogatoire encore cette fois ? Que dois-je comprendre de tout cela? Pourquoi les circonstances se répètent-elles ? Le commissaire contourne le pied du pic. Vingt minutes plus tard, je l’aperçois en haut du sommet.

Le sacrilège ! Il a osé alors que lui avais dit que c’était tabou. Oser marcher sur la tombe de mes ancêtres. Si le mort est monté sur le pic sacré et en est tombé, c’est qu’il l’a cherché. Il n’avait pas le droit de grimper dessus. L’esprit de mes ancêtres l’a poussé vers le bas, c’est la seule explication possible !

J’aurais aimé ne jamais avoir trouvé ce corps, car tout le tracas administratif qui suit cette découverte me rend nerveux et me rappelle des moments de ma vie que je préfère ne pas y penser, encore moins revivre. Il a fallu que j’aille avec ces hommes à la brigade de Poya pour faire une déposition. Le commissaire m’a convoqué à cette même brigade pour un interrogatoire que j’ai vécu péniblement. Cette brigade, je l’ai assez vue. Il m’a demandé si je n’avais pas croisé quelqu’un lors de mes balades trois jours avant la découverte. En effet j’ai croisé un homme de race blanche, mais celui-ci portait une casquette rouge qui lui cachait le visage. Il avait un accoutrement de randonneur. C’est vrai qu’il m’a paru bizarre car quand je lui ai dit bonjour, celui-ci m’a répondu sans lever la tête et sans s’arrêter, il semblait plutôt pressé. Sa démarche est légèrement boiteuse. Si je devais le reconnaître, seule sa démarche m’aiderait.

Le commissaire me dit qu’il me contactera s’il a besoin d’autre chose. Deux jours plus tard, il appelle à la tribu pour me donner rendez-vous à la brigade. Il me demande d’assister à l’enterrement qui a lieu le 12 mai au cimetière du 6ème kilomètre afin de tenter de reconnaître la personne que j’avais croisée trois jours avant la découverte. Il organisera une navette pour me conduire et me ramener.

Mais pourquoi le sort s’acharne-t-il sur moi ? Pourquoi cette suite d’événements pour moi??



8 – L’enterrement


Ce jour-là, grand soleil et un ciel bleu d’une pureté rare. J’ai fait l’effort de porter une tenue correcte, c'est-à-dire une chemise, un pantalon et des chaussures fermées autres que des baskets. Cet endroit me remplit d’émotions. Des milliers de gens ont dû venir ici, pleurer leur proche ou des gens qu’ils ont aimés et leur dire un dernier adieu. Pour Antoinette, je n’en avais pas eu le droit.

Le souvenir d’Antoinette me transperce le cœur. Je délire, j’imagine que c’est Antoinette dans ce cercueil. Autour, des gens pleurent. D’autres ont le visage grave mais les yeux secs. Je ne connais personne. Ils sont presque tous blancs, mais j’imagine que c’est la famille d’Antoinette, pleurant leur peine d’avoir perdu un être aimé dans de telles circonstances, son père me soutenant par les épaules, et sa mère me tenant la main.

Au moment de recouvrir de terre le cercueil calé au fond de la fosse, je n’ai pu m’empêcher de verser des larmes.

Je vois alors le visage d’Antoinette flotter au-dessus de la tombe, me regardant et me souriant. Elle pose un baiser dans la paume de sa main et le souffle vers moi. Une sorte de halo de paix recouvre mon corps tout entier. Je me sens soudain soulagé et léger.

Mes ancêtres m’ont entendu. Ceci est un cadeau de leur part.

Une seconde mort Par E Way

Elle était assise nonchalamment sur le cercueil de Germain, se balançant d’avant en arrière, au rythme de la brise qui soufflait et emportait sur son passage les poussières qu’elle poussait dans le néant. Elle s’amusa même à se vautrer contre le chêne massif, en position de crucifiée, jusqu’à ce que la première pelletée de terre traversât son ombre. Visiblement - si l’on peut parler ainsi, considérant que cette scène n’est visible que pour les initiés, gens avertis, ouverts à une autre perception des choses - le personnage prenait un malin plaisir à se mouvoir de la sorte, à sentir cette légèreté, à expérimenter cette apesanteur. Elle, c’était le fantôme de Salonika. Juste avant de mourir, elle était venue consulter le défunt, du moins quand il était encore en vie, et qu’il pouvait se targuer d’être un bon psychiatre. Pour ce que ça allait lui servir dorénavant ! Il y avait quand même une justice en ce bas monde ! Elle guettait à présent le ciel, pour voir si celui dont le corps était enfermé dans la boîte sur laquelle elle trônait allait finalement se montrer. Cela ne manqua pas.

Le narcissisme persiste sans doute après la mort, car il est difficile de résister à la tentation de venir voir une assemblée si nombreuse se déplacer pour soi, à grands fracas de nez mouchés et d’yeux essuyés. Ils pleurent la dépouille de celui dont ils réalisent soudain qu’il était unique, un modèle, un exemple, quelqu’un quoi ! Désormais, ceux autrefois accoutumés à tenir rigueur aux moindres vétilles, ne perçoivent plus que le positif en la personne; Et, s’ils lui reconnaissent des défauts, ils sont tout prêts à admettre qu’il faut relativiser ! Qu’est-ce qui pousse les gens à se déplacer si massivement aux enterrements ? Le dernier devoir ? La corvée dont on se doit redevable à la famille ? Pourquoi des individus qui passent tant de temps à déplacer leurs verres, au cours de soirées futiles où on ne parle que de frivolités, qui disent des choses qu’ils savent déjà pour meubler la conversation, qui s’efforcent de combler le vide qui s’insinue, comme une fissure profonde, menaçant d’ébranler un édifice solide, qui, lézardé, se révèle être, non de la pierre de taille, mais du contreplaqué, pourquoi ces mêmes personnes se déplacent-elles aux enterrements ? L’homme accepterait-il enfin d’être confronté à sa finitude, mis face à sa nature fragile, vulnérable, mortelle ? Comme si cette société qui dissimule, efface, camoufle, oblitère, acceptait de laisser entrevoir, l’espace d’un instant, la vérité des choses, l’essence de la vie, à savoir la mort certaine, inévitable, immuable. Et celui qui habituellement aspire à se divertir pour oublier sa destinée, qui toujours rechigne à appréhender sa nature mortelle en se leurrant, en feignant de disposer de tant de temps qu’il est libre de le gaspiller, est contraint, lors de funérailles, de prendre conscience qu’à lui aussi, les jours sont comptés.

Germain, par exemple, s’il avait su, à combien de cocktails dînatoires ne se serait-il pas rendu ? De combien de conversations superfétatoires se serait-il dispensé ? Quelles rencontres vaines aurait-il évitées ? Mais peut-être qu’au contraire il n’aurait rien changé !? Peut-être qu’on ne change jamais, qu’on ne tire jamais de leçon de rien ? La mort ne serait-elle qu’une répétition de la vie, avec ses erreurs, ses doutes, ses atermoiements, ses hésitations, son incompréhension, son égoïsme ? La mort physique, une continuation de la mort morale ?


Il était là maintenant, mais de l’autre côté. Et non pas sensible à la solennité du moment, mais fier surtout de sa popularité. Du haut de sa position, il comptabilisait ses émules, arborant une danse à la manière d’un paon en virevoltant autour d’eux pour mieux les appréhender. Une voix aigrelette le sortit subitement de sa rêverie.
- Tu crois peut-être qu’ils sont encore de ton monde ? Tu es passé de l’autre côté ! Fini les manières, les mondanités, les faux-semblants. Mieux vaut t’en rendre compte tout de suite et me considérer un peu !
- Pardon, madame, je ne vous avais pas vue ! s’excusa Germain dans un souffle.
- Normal, tu es tout entier au spectacle que provoque ta disparition. Remarque, je te comprends, tu n’as pas dû, de ton vivant, encourager beaucoup de démonstrations de sentiments. Ta froideur naturelle a dû décourager les plus expansifs !
- On se connaît ? questionna Germain, qui avait du mal à remettre le visage de celle qui s’adressait si familièrement à lui, et avec tant d’animosité non dissimulée. Il est vrai que, dans ces conditions, les gens ont nettement moins de consistance, ou d’épaisseur encore. Germain, qui jusque-là n’avait pas eu le temps de formuler des regrets quant à la perte de sa vie, commença à émettre quelques soupirs…
- Tu veux bien cesser de flotter là-haut ? Tu te prends peut-être pour un ange ? Descends donc à mon niveau. Si tu l’avais fait plutôt, je ne serais peut-être pas là !

Si Germain avait pu avoir des sensations, il aurait senti une boule lui nouer la gorge. S’il avait été capable d’émotions, il aurait hésité entre la peur ou la panique. Il sentit le problème poindre, mais difficile de s’esquiver. Où aller dans ce monde qu’il n’avait pas encore exploré ? Visiblement, la femme était là depuis plus longtemps que lui, ce qui lui donnait cette assurance. Pire, elle semblait l’attendre…

- Est-ce que Votre Ombre veut bien s’abaisser à me rejoindre sur le plancher des vaches ? Ah ! Parce que tu croyais désormais que tu allais planer, voleter dans des sphères éthérées ? Allez, regarde-moi de plus près. Ben ça y est, tu me remets ! Quelques hésitations ? Ne bouge pas, je vais te rafraîchir la mémoire comme si un granit frais te traversait le cerveau.

Mais elle n’eut pas besoin de le faire. Soudain, Germain identifia ce langage cru, ces manières familières dans ce personnage au regard fin et au sourire intelligent. Encore une fois, s’il avait pu se sauver, il l’aurait fait. Mais il ne pouvait décemment pas ne pas assister à ses propres funérailles. Il eut tout à coup envie d’être enterré pour la deuxième fois, de se cacher sous terre en rejoignant sa dépouille. Une seule pensée l’obséda désormais. Il se demanda si c’était cela la mort, être confronté à ses erreurs ou ses fautes. Rencontrer ceux à qui on a causé des torts. Réparer. S’il en était encore temps. Ou était-ce d’être livré à soi-même, à sa pure conscience, sans faux-semblants ni mensonges ? Quelque chose de nouveau se passa en lui. Il découvrit un sentiment qu’il avait ressenti à maintes reprises de son vivant, mais qu’il expérimenta pour la première fois dans son nouvel état. La rage. La garce n’allait-elle jamais lui ficher la paix ? Il revit la scène tout entière.


Ce matin-là, Germain avait, comme d’habitude, garé sa voiture devant son cabinet. Comme d’habitude, d’un air las, il en avait franchi le seuil, blasé, mais pas tout à fait insensible à son luxe qui avait fait sa fierté, des années plus tôt, quand il venait d’ouvrir ce pour quoi il avait étudié des années durant. Il avait horreur du mardi. C’était le jour de trois névrosés ennuyeux qui persistaient dans leur mal-être, heureux de s’y enfermer, réfractaires à en sortir. Mieux leur valait une névrose connue et confortable, qu’un nouveau bien-être où ils auraient tout à construire, à commencer par eux-mêmes ! Il fallait qu’il songe un jour à demander, au moins à l’un d’entre eux, de changer de jour à défaut de changer d’état d’esprit ! Si seulement ce jour-là était celui de Sophie Follange, de Cécile Valmont ou encore de Philippe Merteuil. Des vrais cas ceux-là !

Désabusé, soudain vieilli comme une mécanique rouillé dont chaque geste faisait grincer les circuits, se sentant coincé dans ses habitudes comme dans une carcasse déglinguée, Germain se voyait déjà, assis devant la vitre de son bureau, transparente comme la conscience de ses patients, épaisse comme la distance qui les séparait, pressant de son index impérieux le bouton rouge de sa machine à café, qu’il laissait allumée toute la journée, pour en actionner le voyant lumineux afin d’avaler à petites gorgées le liquide brûlant destiné à le réveiller, au rythme de ses papilles, qu’il émoustillait consciencieusement. Les jours de crise, il lui arrivait d’ingurgiter, sans même y penser, des macarons dont la mollesse, la douceur, la rondeur enrobaient les contours d’une journée qui s’avérait difficile. Mais le quotidien local, Les Nouvelles Calédoniennes, était toujours là pour lui permettre de relativiser, par la hardiesse de ses gros titres, l’ennui qui s’emparait de lui. Celui-ci en effet se faisait faussement misérabiliste – « Battue pendant des années par son mari »– ou tristement jubilatoire – « La vie chère, le ras le bol des consommateurs ». Germain prenait alors conscience qu’il n’était pas si mal loti, et s’enfonçait confortablement dans la mollesse du coussin de son fauteuil de haut standing qui grinçait de plaisir.

D’un coup de sonnerie cinglante, il faisait signe à la secrétaire, qu’il avait à peine saluée en entrant, de livrer le premier patient en pâture à sa mauvaise humeur. L’œil torve, la poignée de main ne s’attardant pas – la distance professionnelle était un bon alibi -, il l’invitait à entamer sa litanie.

Malheureusement, ce jour là, il avait affaire à une nouvelle. Il maudit en silence sa secrétaire car elle l’avait privé de cette douce rêverie. Cette absence qu’il pouvait s’autoriser les premières minutes quand il connaissait son patient. En effet, il pouvait rêvasser le temps que ce dernier s’échauffe. Puis il se livrait, tel un petit pain chaud dont Germain pourrait s’emparer, casser la croûte rugueuse pour se saisir de la mie blanche qui ne bénéficiait plus de sa couche protectrice. Le psychiatre la pétrirait, la modèlerait entre ses doigts jusqu’à lui donner une nouvelle consistance. Le petit pain, qui avait perdu en fermeté et en qualité, s’en irait, reconstitué pour un temps, jusqu’au prochain rendez-vous où il faudrait recommencer cette cuisine. Mais aujourd’hui, il lui faudrait établir le contact, être attentif et écouter depuis le début puisqu’il ne savait rien d’elle. Du moins, c’était ce qu’il croyait…

En consultant son registre de rendez-vous, il lui avait semblé que le prénom de la patiente, peu commun, lui était familier. Son impression ne fut pas démentie quand il la vit pénétrer dans son cabinet. Le timbre de la voix, grave et doux à la fois, l’expression madrée, ne lui laissa aucun doute. Pourtant, il fut abasourdi par les stigmates que le temps avait laissés sur elle. Le visage autrefois délicat, aux traits fins et poupins, semblait noyé sous un amas de graisse qui submergeait les contours délicats, effaçait les traits subtils de la face. Elle était maintenant rubiconde, épaisse et brillante, sous l’effet de la chaleur excessive et malgré l’air climatisé. Des petites veines rouges violacées parcouraient les arêtes du nez autrefois fines comme les vaguelettes de l’océan. Mais c’était le corps plus que tout qui choqua Germain. Celui-ci était ravagé par le temps et sans doute par les conduites addictives destinées à compenser les frustrations et le mal-être. Pire, ce qui scandalisa le psychiatre, c’était cette absence de pudeur dans l’exhibition de la déchéance d’une silhouette qui autrefois avait été séduisante. Il y avait là du défi. La dame arborait un décolleté plongeant sur une poitrine opulente, qui rivalisait d’effet avec une robe trop courte sur laquelle elle tirait avec gêne, pour dissimuler des genoux grassouillets, mais qui inlassablement remontait du fait de bourrelets qui empêchaient le tissu de tomber. La matière élastique de la robe bon marché moulait à l’excès ces chairs pendantes et disgracieuses, assénant le coup final à l’allure de la dame.

Elle était là, en face de lui, prête à se livrer tout entière, sans ambages et sans perdre de temps. Il la toisa du regard comme s’il jaugeait une tranche de rumsteck trop saignante, une viande trop forte à laquelle on craint de toucher sous peine d’avoir la nausée. Il ne fallait pas compter sur lui pour trancher la chair épaisse dans le vif, l’effiler, séparer le muscle du nerf pour ingérer cette victuaille grossière. C’était clair, si elle ne faisait aucune allusion à leur passé commun, il ne dirait rien. Parce qu’on était mardi et qu’il n’avait pas envie. Mais pour des raisons plus complexes encore. Parce qu’il avait honte. Parce qu’il se méprisait d’avoir fréquenté une créature si vile, si enlaidie, si démolie. D’avoir baisé ces lèvres qui aujourd’hui disparaissaient sous la graisse, d’avoir touché ce corps autrefois désirable, qui aujourd’hui ressemblait à une statue de Botero. Il l’observa du coin de l’œil, évalua sa taille grasse, coincée dans une ceinture qui scindait en deux sa corpulence et la laissait s’épancher de part et d’autre. D’ailleurs, le geste machinal qu’elle avait de remonter sa ceinture pour faire passer en dessous le pli de gras qui enrobait son estomac ne lui échappa pas, comme si elle voulait faire descendre sa graisse jusque sous ses semelles pour l’écraser de ses talons. Ses petites cuisses replètes étaient posées l’une sur l’autre dans une attitude qui se voulait décontractée, posée. La robe serrée comprimait la culotte de cheval accentuée par la position assise, le surplus de chair s’étalant sur la chaise dure. Mais, ce qui surprenait le plus dans cette silhouette, c’était le contraste entre la cheville fine qui se parachevait par un pied mignon et coquet, qui trahissait une beauté ancienne, et le mollet rond et grossier. Sous la vitre du bureau, il se laissa hypnotiser par la danse des genoux ronds qui bougeaient davantage avec l’embarras croissant de leur propriétaire. Les mains, petites, volubiles, étaient parcourues par un mouvement nerveux qui secouait la graisse jusqu’à l’épaule comme une onde parcourant un océan de matière.

Mais, ce qui par-dessus tout indisposait Germain, accroissant le malaise qui s’était emparé de lui dès l’apparition de la patiente, c’était l’ébauche de sourire complice qu’il devinait sous ces joues boursouflées; le regard qui perçait sous les lourdes paupières était celui d’une créature qui l’avait percé à jour, et semblait lui dire : « On se connaît, n’est-ce pas ? Faut pas nous la faire à nous ! On en a fait de belles ! ». Malgré lui, une complicité s’instaurait entre eux deux. Tout ce qu’il avait bâti, ce cabinet qu’il avait monté, avait tout à coup moins de réalité. Par sa seule présence et malgré tous ses efforts à lui pour établir une distance entre cette créature venue d’un autre monde, elle faisait ressurgir un passé qu’il croyait enfoui, lui redonnait naissance. Comme si l’homme important qu’il était devenu s’effaçait devant le minable qu’il avait été. Comme si Germain, l’adulte, le psychiatre, disparaissait derrière l’adolescent mal dans sa peau. Cette femme abolissait le temps, les frontières et annulait sa position actuelle en un clin d’œil pour le jeter à ce qu’il avait été, ce qu’il était en réalité. Au fur et à mesure qu’on évolue, on perd de vue les gens qui ont été témoins de notre nullité passée; on ne s’entoure que de ceux capables de nous évaluer à notre vraie valeur, celle qu’on s’est octroyée par nos efforts, si artificielle soit-elle, puisqu’il s’agit de notre valeur sociale. Un plongeon dans le passé suffit à annuler des années de labeur qui deviennent tout à coup vaines et s’évanouissent en un clin d’œil. Tandis qu’il ressassait ces idées, Germain réalisa que c’était lui, le psychanalyste, qu’on perçait à jour ! De façon paradoxale et caricaturale, il se sentait psychanalysé. La bouche, fine, trahissait une intelligence certaine; le regard, sous ses airs frustres, laissait deviner une acuité d’analyse. Elle était là, en face de lui, et le scrutait. Du moins, c’est ce qu’il sembla à Germain qui, à son tour, croisait et décroisait les jambes sous la vitre du bureau. Et si l’œil de la patiente le lorgnait d’un air rieur, amusée qu’elle était de la situation et semblant dire « alors, tu ne me remets pas », la bouche restait respectueusement silencieuse, en attente d’une réaction. Le coin des lèvres, creusé par les sillons profonds des rides tournées vers le bas, était figé dans une expression de tristesse, d’amertume et d’expectative.

Germain posa sa tasse de café. Naturellement, il avait omis de lui en proposer. A sa lassitude, qui s’était muée en curiosité, succéda une froideur hautaine, calculée, préméditée. Surtout, ne pas lui montrer que je l’ai reconnue. Non, je suis stupide, elle sait bien que je l’ai reconnue. Alors, lui montrer qu’il est hors de question que, dans ce cabinet, je fasse comme si on se connaissait. Je la traite comme une patiente, ni plus ni moins; plutôt moins d’ailleurs Il faut que je la décourage. Des fois qu’elle aurait envie de se repointer. Non mais, il ne faut pas croire. Faut pas confondre Mère Térésa et le psy. Je ne vais pas m’occuper de tous ceux que j’ai connus. On n’en finirait pas comme ça. Et puis pour qui se prend-elle avec ses airs de « on se connaît ! » ? Qui est-elle venue voir d’abord, le psy ou l’homme ? Quand j’y pense, comment ai-je pu ? Bon, j’étais jeune… Et puis, surtout, elle était différente, songea-t-il, sans réprimer un air de mépris, sans dissimuler un mouvement de recul qui n’échappa pas à sa patiente. Comment peut-on se laisser aller de la sorte ? se dit-il, non sans se redresser dans son siège d’un air digne.

Rien n’échappa à la pauvre femme. Elle qui s’excusait d’exister, s’excusa de sa démarche. Sans mot dire. Seuls ses yeux suppliants, les seuls qui ressemblaient à ce qu’elle avait été par le passé, l’imploraient, dignement. Ne te méprends pas, semblait-elle dire de ses yeux qui avaient été beaux. Je ne suis pas là pour te jeter le passé, notre passé à la figure ! Certes, c’est la femme qui se déplace, mais pour te conter sa détresse actuelle, qui n’a rien à voir avec celle d’autrefois ! La pauvre était de plus en plus gênée, mal à l’aise, humiliée. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, la rendant plus désagréable à la vue encore; elle aurait souhaité rallonger sa robe pour annuler ses rondeurs disgracieuses, cacher son décolleté qui, dans cette intimité, cette promiscuité même, pouvait être interprété comme une avance. Elle posa à plat sa main sur la vitre impeccable. Elle ne fit que laisser une trace, à sa grande confusion. Elle baissa les yeux sans parvenir à dissimuler le trouble qui pouvait se lire sur son visage, la rougeur qui colorait ses joues.

Le psychiatre s’en sortit avec professionnalisme. Il écouta d’un air froid la voix chevrotante qui trébuchait sur chaque confidence, qui lui sortait de la bouche comme si elle accouchait. Fort heureusement elle ne sortit que des platitudes et ne révéla rien de ce qui justifiait sa venue. Elle avait compris la volonté apparente du thérapeute de ne voir en elle qu’une patiente quelconque; elle devint cette fois complice de son silence. Et lui, satisfait de voir qu’elle avait compris et que rien ne s’ébauchait, ne l’encouragea pas, la laissant se débattre comme une loche dans un filet sous l’œil du pêcheur qui guette les pulsations du poisson pour déterminer quand il n’y a plus de vie. Elle déblatéra quelques généralités, se gardant bien de toute connivence, et souriait l’air de dire, « au fond, je ne sais pas pourquoi je suis venue ».

C’est soulagé qu’il lui serra finalement la main, du bout des doigts pour éviter le contact avec cette grosse main moite ornée de bagues voyantes, peut-être aussi pour ne pas se compromettre. Il la conduisit protocolairement vers la porte, referma celle-ci sur elle et sur un passé qu’il voulait oublier. Soulagé de s’être libéré de ce poids, il était certain d’avoir été suffisamment clair pour ne pas l’avoir encouragée à reprendre rendez-vous.

De retour dans l’antre de son cabinet, il consulta sa montre et s’aperçut qu’il avait éconduit sa patiente dix minutes avant le temps officiel, haussa les épaules, prit avec détermination un macaron rond, puis le reposa avec dégoût en songeant à la ligne qu’il devait garder, vu son rang et sa position dans la société. Il déplia le journal et n’eut le courage que de parcourir les petites annonces. Tiens, il lui faudrait changer le deck de sa terrasse.

Le lendemain, à la même heure, il observerait le même rituel. Il garerait sa voiture, saluerait, sans la voir, sa secrétaire, glisserait une capsule dans sa machine à café, puis lirait les gros titres des Nouvelles pour se sentir à l’abri. Ce jour-là pourtant, son gobelet lui échappa des mains. Le liquide fumant se répandit sur la vitre impeccable du bureau, souillant le registre des rendez-vous. Chancelant, il se laissa choir sur son fauteuil qui accusa le coup en grinçant bruyamment. Il rejeta la tête en arrière, songea à la rencontre de la veille, ce premier amour qui l’avait laissé rêveur si longtemps et qu’il avait retrouvé avec une telle violence dans les traits défigurés et le corps déformé de la femme qui s’était présentée à lui pas plus tard que la veille. Il regarda de plus près la photo du journal. Elle était naturellement flatteuse et présentait Madame Ka à son avantage. Il reconnut encore les yeux charmants, la bouche intelligente. Puis il lut :

« Suicide d’une femme de quarante ans dans son appartement.
La victime, selon ses proches, souffrait d’un état dépressif. Pourtant, la douleur se mêle à la surprise, puisque la victime semblait avoir décidé de se battre. Qu’est-ce qui l’a faite basculer ? »

Bon ça n’était pas tout ça. Il lui fallait accueillir son prochain patient. Il fallait qu’il prenne sur lui. C’était dur mais bon. Il se souvint avec un sentiment désagréable qu’elle lui avait toujours fait des histoires. Un macaron ?



Monsieur, la cérémonie est finie depuis longtemps. Il vous faut partir. Puis-je vous demander votre nom ? Vous avez eu l’air bien choqué par la disparition de Monsieur Mourot…

- Monsieur Ka, je m’appelle Monsieur Ka. Rassurez-vous, je vais bien, même très bien.

Et l’individu s’éloigna sous le regard du jardinier qui, à son tour, semblait observer une scène qui se déroulait sous ses yeux de rêves, tandis que, sous ses yeux de chair, il n’y avait plus rien d’autre que le vide, avec au milieu un rectangle de terre fraîchement remuée.

Le danseur par Anne M

C’est dans la presse que je suis tombé sur le nom de mon ami danseur. Je m'apprêtais à aller voir son premier spectacle et fis quelques recherches pour savoir dans quel hôtel il était. Je finis par le retrouver à la sortie d'une répétition ; il parut très rassuré de me retrouver (nous n'avions pas communiqué depuis longtemps mais il était au courant de mon séjour ici par une amie commune) .Très vite il me fit part de la perte d'un ami qui vivait sur le Territoire et me demanda de l'accompagner à l'enterrement qui avait lieu le lendemain. J'acceptais immédiatement, tant le son de sa voix était soudain faible et ému. Je ne l'avais jamais connu aussi désemparé.


Le lendemain, à l'heure fixée, je passai le prendre à son hôtel et c'est un peu en avance que nous arrivâmes au cimetière. Peu de gens se trouvaient là. Il s'est approché du lieu d'inhumation fraîchement creusé et a demandé quelque chose aux gens qui travaillaient autour puis s'est éloigné des tombes.
Restée en retrait, je restais un soutien disponible s'il en exprimait le besoin tout en guettant à loisir l’arrivée des autres personnes. C'est dans ce lieu que je le découvris sous un autre aspect, non pas vieilli mais débordant de ses vies. Et, dans cet espace si particulier de pierres tombales, même vêtu d'un pantalon sombre, d'une chemise grise, d'un pull noir négligemment posé sur ses épaules, il scintillait sous le soleil. Sa chevelure noire, très courte, mettait en valeur sa silhouette aérienne et son regard profond, mais aussi son teint olivâtre qui laissait deviner son origine de Chine du nord. Il était grand, droit, bien ancré dans le sol et pourtant ne semblait pas tenir en place.
C'était ainsi, lorsqu'il était enfant, capable de rêver de longs moments, sans prendre garde au va-et-vient autour de lui, puis tel un lutin, il disparaissait dans quelque activité plus attractive, comme le racontait sa mère. Ainsi, très tôt, il avait fallu canaliser son énergie, démesurée et imprévisible.
Comme sa famille habitait loin de la capitale, il avait été mis en pension dans une école militaire où, enfant de cadre du Parti, il recevrait une bonne éducation. Ses deux frères étaient restés près des parents et, lui, avait subi la discipline, les études, les rigueurs, les sanctions, beaucoup de choses dont il ne parlait pas et qui lui arrachaient un sourire quand on l'interrogeait. C'était peut-être à cause de cela qu'il irradiait de lui cette force tranquille, équilibrée, harmonieuse et qu'on le remarquait. Il avait aussi ce besoin impératif de marcher et se déplaçait majestueusement, souple comme un chat, attentif à tout, très réservé. Une telle attitude provenait sans doute de sa faculté à s'adapter à toute circonstance, mais aussi de sa volonté farouche de réaliser ses rêves. Car, dans l'armée, il avait su faire ce qu'il fallait pour être repéré et mériter d'être placé dans un milieu artistique très élitiste : l’Académie militaire de danse de Pékin où il était devenu premier danseur.
Je venais d'arriver dans cette même ville depuis 5 mois lorsque j'entendis parler de lui par une collègue - amie belge qui venait de le découvrir dans un spectacle à l'Académie, proche du lieu où nous étions logées. Elle était allée le féliciter dans les loges et ne tarissait pas d'éloges à tel point qu'elle se promettait de tout faire pour le revoir. Ceci me fit sourire tout d'abord parce qu'elle n'était pas vraiment branchée "danse" et tout à coup ce fut un véritable déclic, un engouement extraordinaire. Alors que j'avais moi-même pratiqué danse et théâtre, elle voulait tout m'expliquer. C'est ainsi qu'elle m'entraîna à un cours de danses traditionnelles des minorités, à l'Institut d'Arts, proche de notre lieu de vie et de travail, puis à différents spectacles. Je ne rencontrai Sylvain, le danseur, que beaucoup plus tard, je dirais même après que leur relation ne fut vraiment bien définie. Ma fille, elle-même danseuse, vint me voir à cette époque et nous ne pûmes le rencontrer, comme si ma collègue craignît de le présenter à d'autres femmes. Je compris ainsi très vite qu'elle se l'était annexé.
C'était juste au moment de Tian An Men. Lui, comme tous les jeunes chinois de cette époque, souhaitait ardemment sortir de son pays et le seul moyen était de se marier à une occidentale. Elle était célibataire et très amoureuse de lui, le reste ne fut qu’une formalité. En même temps, il présenta le concours d'entrée chez Béjart après avoir démissionné de l'Académie. Tout alla bien pour lui ; il fut pris, reçut une bourse et partit le premier en Belgique. Elle eut ainsi la sensation de l'avoir sauvé de la répression qui suivit dans ce pays, mais elle ne savait pas que finalement commençait pour eux une vie de couple en éclipse. Elle obtint un poste en Suisse où elle eut deux enfants, mais sans doute bien loin de son amoureux et de l’idéal qu'elle avait projeté en lui.

C'est à cette époque qu'il rencontra Germain Mourot, dans un bar, à la sortie d'un spectacle. Celui-ci avait vu les ballets et avait remarqué Sylvain ; il le retrouva en train de fêter avec quelques collègues la fin de leur prestation. Sa femme, occupée en S par son travail, et les enfants ne s'étaient pas déplacés. Il menait donc une vie de célibataire simple et travailleuse car la compétition qui régnait au sein de l'école était forte.

Sylvain était un excellent danseur classique avec une énergie fulgurante, habitué à la pratique des arts martiaux. Il donnait l'impression de voler en dansant mais n'avait aucun sens de danse contemporaine créative. Sa longue habitude à imiter le maître, comme on la pratique en Chine, l'inhibait. Il se trouvait démuni dans les improvisations et à l'image de l'albatros, empêtré dans ses ailes, il n'arrivait pas à sortir des formes codifiées, figées de la danse classique. Il ne parvenait pas à lâcher prise dans ce corps formaté. Il lui fallut beaucoup d'efforts, d'abandons, de remises en questions pour y arriver.

Germain comprit très vite qu'il pouvait l'aider et lui proposa de passer le voir. Ce qu'il fit dès le lendemain. Il lui proposa quelques exercices de détente pour le mettre sur la voie et faire ressurgir sa créativité. Au cours de leurs différentes rencontres, ils échangèrent des conseils contre des places de spectacles, car Sylvain n’avait jamais envisagé ce genre de démarche. Germain l'avait compris, il en était très éloigné. Ainsi se noua entre eux des échanges amicaux autour de leur correspondance et des visites de Germain lorsqu’il passait en Europe. Pour Sylvain il n'y avait pas d'explication : il avait trouvé quelqu'un qui lui faisait du bien, le guidait dans sa découverte de l’acte de création en Occident. Germain avait décelé chez lui une fragilité : une sensibilité à vif, retenue et difficile à exprimer ; il lui semblait à la fois puissant et surhumain dans ses prestations et si perdu lorsqu'il avait à faire passer une émotion à raconter par des gestes, à communiquer une histoire au public. Pour cela Germain aimait à dénouer chez lui les blocages de l'enfance qui réapparaissaient à l'âge adulte et il allait ainsi le conduire du ressenti asiatique au ressenti occidental.

Sylvain ne parla pas à sa femme de ses problèmes, ne voulant pas ajouter aux difficultés qu'elle avait à assumer tout le reste. Il ne parla pas davantage de Germain. Pour avoir plus d'indépendance dès sa sortie de l'école, il créa sa propre compagnie et créa plusieurs spectacles où il continua de danser. Il fit des tournées en Europe, en Chine et c'est comme cela qu'il vint à Nouméa avec son solo "La danse du feu".

Quand Germain était en Nouvelle-Calédonie, ils communiquaient par courriel, rarement par téléphone. Cette fois, il avait annoncé sa venue et se faisait une joie de retrouver son vieil ami et l'univers dans lequel il vivait le plus souvent.
Avant son départ de Belgique, il n'avait pas réussi à le joindre ; arrivé ici, il chercha à lui téléphoner et tomba sur quelqu'un qui lui annonça la triste nouvelle. Il fut sonné sur le coup et réalisa qu'il allait falloir danser sans pouvoir le revoir, dans le dénuement le plus complet. Il se rendrait à son enterrement le lendemain et comprit que son spectacle n'était pas le véritable but de sa venue ici, mais plutôt l'adieu à l'ami qui l'avait tant soutenu depuis leur rencontre.

LARMES DE PIERRE par Fred C

Article paru dans « La Nouvelle République du Centre » Juillet 1985.
Tragique collision d’un train corail avec un camion à un passage à niveau sur la commune de St Pierre du Vouvray. Le bilan est de 10 morts et plus de 60 personnes blessées, dont certaines très gravement. Les voitures du train ont été éparpillées de manière incroyable (certaines à 90° de la voie), en raison de la configuration du train. Il s’agissait en effet d’un train réversible, c'est-à-dire que la locomotive poussait le train : celle-ci continua de pousser alors que l’avant du train était déjà entré en collision. Les blessés ont été transportés à l’hôpital de Tours où une cellule d’assistance psychologique a été constituée pour venir en aide aux familles des victimes. Le préfet et le directeur de la SNCF ont tenu à adresser leurs condoléances à toutes les familles; ne doutons pas qu’un tel accident donnera lieu à une enquête et que des mesures seront prises pour tâcher à l’avenir d’éviter que ce genre de catastrophe ne se reproduise.
Nous avons une pensée toute particulière pour notre confrère et ami Pierre Chabert, qui perd dans cette tragédie sa jeune femme et sa petite fille de 5 ans et qui reste seul avec un bébé de 10 mois. Nous lui adressons nos très sincères condoléances et l’assurons de notre profond soutien.

* * *

Lettre à mes parents, 5 Juillet 1988
Chers papa et maman
Merci de votre carte d’anniversaire et de votre affection, vous savez trouver les mots qui réconfortent. J’ai cette année l’âge de Jésus quand il a affronté son destin. Est-ce un signe ? Comme vous avez pu vous en rendre compte, je ne peux me remettre de l’accident. C’est pourquoi, malgré vos attentions constantes et la présence de mon petit Baptiste qui est pour le moment ma seule raison de vivre, j’ai décidé de partir vers d’autres horizons pour tenter de nous bâtir une nouvelle vie
Je vous ai souvent parlé d’un de mes amis, originaire de Nouvelle Calédonie ; j’ai pu grâce à lui suivre et mieux comprendre les évènements qui s’y sont déroulés depuis 4 ans. La signature il y a quelques jours des « Accords de Matignon » me laisse à penser qu’il y a pour moi là-bas une opportunité d’un nouveau départ. Ce pays semble avoir compris que l’on peut sortir d’une guerre civile et ethnique par le dialogue et j’aimerais pouvoir vivre au plus près cette « reconstruction ». Bien sûr, vous allez me dire qu’il est inconscient de ma part d’entraîner Baptiste dans cette aventure et c’est donc pour cela que je voudrais vous demander de bien vouloir vous occuper de lui pendant ces prochaines semaines, le temps pour moi de faire le point là-bas, de m’y installer professionnellement et d’organiser sa venue. Il sera bientôt en âge d’aller à l’école et comme, en Calédonie, les années scolaires sont décalées, je pourrais certainement venir le chercher en fin d’année pour une rentrée en février de l’année prochaine. Bien sûr, si cela m’est possible, je reviendrai d’ici là pour ne pas rester trop longtemps sans le voir et vous « décharger » un peu de cette responsabilité que je vous impose. Mais je sais qu’il sera bien avec vous car il vous adore et j’espère qu’il comprendra ma décision quand il sera grand. Vous allez sans doute trouver que ce départ est rapide, ne vous en inquiétez pas, cela fait maintenant juste trois ans, que Françoise et Pauline nous ont quittés et je n’en peux plus. Je me rends compte que je fais beaucoup trop lourdement peser mon chagrin sur Baptiste et pour son bien il me faut changer de vie. Nous avons le droit tous les deux à une seconde chance. Il est bien évident que si les conditions sont incertaines et qu’il n’y a pas de place pour nous deux là-bas, je ne prendrai pas le risque de nous y installer et reviendrai alors ici. Je viendrai avec Baptiste à Châteauroux dés que possible discuter de tout cela avec vous, en espérant vivement que vous serez d’accord avec ce projet qui vous demande, j’en suis conscient, beaucoup de participation et de responsabilité. Pourriez-vous d’ici là me faire part de votre réaction ? Puis-je envisager de vous laisser Baptiste lors de notre prochaine venue ? Merci d’avance de votre compréhension, on se téléphone.
A très vite, avec toute mon affection, Pierre.



Carte à mes parents, 27 Février 1989

Bon Anniversaire maman chérie
Nous pensons tous les 2 très fort à toi et vous nous manquez déjà beaucoup papa et toi.
Ici, c’est la rentrée et il fait très chaud! Si vous aviez pu voir votre petit-fils ! Un mélange de fierté et de crainte devant son nouvel environnement. Sa maîtresse est toute jeune et semble bien gentille. Tout va bien depuis notre dernier appel, Baptiste a des copains dans la résidence et Pascaline s’occupe très bien de lui. Ce week-end elle nous a invités dans sa famille qui habite dans une tribu de la chaîne, nous avons « fait coutume » sous les yeux émerveillés de Baptiste. Tout cela lui fera de beaux souvenirs …
Nous t’embrassons très fort ainsi que papa bien sûr, transmets nos baisers à tous ceux qui t’entourent en cette belle journée. Pierre et Baptiste

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Avis de décès – La Nouvelle République du Centre - 2 décembre 1998
Edmée Chabert sa femme, ses enfants, Luc, Pierre et Claire, ses petits enfants ainsi que sa sœur et toute sa famille, ont la douleur de vous faire part du décès de Paul Chabert, survenu le 30 novembre 1998 dans sa 73ème année.
Les obsèques auront lieu le 3 décembre à 15h en la Cathédrale St André de Châteauroux et l’inhumation au cimetière de Ste maure.

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Article paru dans « les Nouvelles Calédoniennes » Juin 2008
Ce mardi, au cimetière du 6ème km, on enterrait Germain Mourot, mort brutalement dans sa 60ième année. De nombreux calédoniens, personnalités du monde politique et de la société civile, amis et anonymes, entouraient ses proches pour un dernier adieu à cet homme qui, de par son métier de psychanalyste et son tempérament compassionnel aura toujours cherché à redonner courage aux estropiés de la vie. Germain Mourot était né sur le Caillou en 1948 et après être parti faire ses études en métropole, avait choisi de revenir s’installer à Nouméa, où il exerçait depuis 1978 son métier de thérapeute.
On pouvait ressentir dans l’assistance beaucoup de tristesse et de douleur mais aussi beaucoup d’incompréhension. Comment, en effet, imaginer une mort violente pour cet homme à l’écoute des autres ? Comment expliquer la découverte macabre de son corps au pied d’une des falaises de Gohapin? Mais quelle qu’en soit la cause, accident tragique, acte désespéré ou acte criminel, la présence dans l’assistance du Commissaire Davois démontre, s’il en était besoin, que l’enquête continue et nous espérons que sa famille et ses proches pourront avoir enfin les réponses qu’ils attendent, même si celles-ci n’atténuent en rien la douleur de perdre un être cher.
Toute la rédaction adresse ses sincères condoléances à la famille du défunt.
P. Chabert.


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Lettre adressée au « Chien Bleu » juin 2008 :
« Mort d’un psy ». L’autre jour, sur notre beau caillou un psychanalyste est mort de façon brutale et encore inexpliquée. Paix à son âme. Etonnant tout de même, me direz-vous, que la vie sur cette île « si proche du paradis » nécessite la présence de psy ; et ils sont nombreux ces psy-quelque-chose! Quoique, comme l’a écrit si judicieusement un de mes collègues en écriture : « avec un tel slogan … on devrait se méfier ! ». De même, ADG écrivait « si la Calédonie pouvait être l’île la plus proche du paradis comme disaient les Japonais, elle pouvait aussi être un impitoyable purgatoire d’ennuis, de non-dits, de trous existentiels. » Ceci expliquerait en partie la part belle donnée à ces thérapeutes de tous poils, qui, contrairement à tous les membres du monde médical, n’ont aucune obligation de résultats ! A savoir maintenant si ce monsieur y est bien arrivé, au paradis ? Et pourra - t’il enfin avoir l’âme en paix, car l’on sait bien que pour être psy, il faut l’avoir très perturbée … l’âme !
Il semble donc qu’à force de côtoyer des patients plus ou moins déboussolés, à force de vouloir leur faire croire que la vie mérite d’être vécue, il peut ainsi arriver que l’on se retrouve gisant au pied d’une falaise ! Etait-il torturé au point de mettre fin à ses jours ou bien l’aurait-on un (tout petit) peu poussé ? Savait-il trop de choses sur les mœurs de nos « people » qui se retrouvent dans les soirées branchées de la Baie des Citrons (ou d’ailleurs)? Sa dette au Casino commençait-elle à devenir trop importante pour pouvoir être remboursée, malgré le prix exorbitant des séances de psychothérapie? Bien sûr, notre commissaire fouineur local (et ses hommes !) est sur les dents mais, comme à son habitude, il ne semble pas prêt à accepter de nous tenir informés des avancements de l’enquête. Nous ne savons rien encore des résultats de l’autopsie – dossier classé confidentiel – et selon ce que découvrira la police on risque fort de rester sur un « décès brutal » inexpliqué. Le « caillou » est assez friand de ce genre de conclusion, d’autant plus quand cela touche une personnalité du gotha nouméen qui s’était regroupé autour de la famille lors des obsèques et donnait l’impression de se serrer les coudes. Que va-t-on encore nous cacher ? Affaire à suivre, donc.
PiR2

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Lettre à mon fils- Mai 2008

Cher Baptiste

Envie pour la première fois de t’appeler Jean-Baptiste, prénom qu’aimait tant ta maman et qu’elle avait à l’origine choisi pour toi. C’est moi qui alors en ai décidé autrement ! De quel droit ?! Je m’en veux aujourd’hui de ne pas lui avoir fait ce cadeau, ce plaisir ; je devais être alors un horrible macho ! Si j’avais su ! C’est toujours ce que l’on dit quand il est trop tard. Et pourtant si tu savais comme j’ai aimé ta maman ; elle et ta sœur me manquent depuis 23 ans. Tu les as remplacées, nous avons fait notre vie tous les deux et maintenant que tu vis loin de moi, je prends conscience du fardeau que je t’ai fait porter …
Mon cher fils, est-ce l’enterrement auquel je viens d’assister ou bien le faire-part que je viens de recevoir qui me fait prendre la plume ? Cela fait si longtemps que je ne t’ai pas écrit une « vraie » lettre ! Les courriels sont pratiques et sécurisants et les appels « skype » nous gardent en contact mais parfois les mots ont besoin d’être formés à la main, posés sur papier et postés ; ils me semblent ainsi plus pensés, plus mûris, plus intimes aussi.
L’enterrement dont je fais mention, ne concerne personne de notre entourage ; Il s’agit de celui d’un psychanalyste local que l’on a découvert gisant au pied d’une falaise. Je ne le connaissais pas personnellement, mais je suis allé aux obsèques pour écrire l’article dans les « nouvelles ». Les paroles exprimées par ses proches m’ont rappelé que j’avais rencontré un psy après l’accident qui a coûté la vie à ta maman et à ta sœur. A l’époque, mamie avait pensé que cela m’aiderait mais j’avais trop de douleur et de colère en moi pour écouter ou même pour seulement entendre les mots sensés me redonner goût à la vie. Je me suis rendu compte aujourd’hui que cet homme, alors, aurait pu m’apporter une aide, un soutien - peut-être –
De retour de la cérémonie, m’attendait dans la boite aux lettres le faire-part de la naissance de NOEMIE, la troisième petite fille de ta tante Martine.
Tu ne dois avoir aucun souvenir de la sœur de ta maman ni même de tout ce côté de la famille et c’est aussi pour cela que j’ai eu besoin de t’écrire. Après la mort de Françoise et de Pauline je ne savais plus quoi faire, je me suis recroquevillé, refermé sur ma souffrance et malgré la volonté sincère de chercher à te préserver, je t’ai entraîné dans mon enfermement. Je n’ai pas su faire le deuil et ne t’ai pas permis de faire le tien quand tu es arrivé à l’âge de pouvoir le faire.
Je voudrais aujourd’hui m’excuser pour les décisions que j’ai prises sans te demander ton avis. Je t’ai entraîné dans ma fuite en Calédonie, j’ai mis de la distance avec nos racines, j’ai coupé les ponts avec la famille de ta maman ; c’était trop dur pour moi, mais, croyant bien faire, je n’ai pas su me mettre à ta place et n’ai pas compris comme tu pouvais souffrir de cet éloignement, du désert relationnel dans lequel je t’imposais de vivre.

Par ces quelques mots je te demande de bien vouloir me pardonner mon égoïsme. Malgré tout cela tu as grandi, tu as fait ton chemin, un chemin dont je suis tellement fier ! C’est à toi d’être fier, non à moi
Car tout le mérite t’en revient. Je me souviens, entre autres, du jour où tu as obtenu la mention « Très Bien » au Bac, à 18 ans à peine ; je n’étais pas peu fier de rédiger l’article du journal : j’ai eu beaucoup de mal à ne pas écrire que « mon fils » faisait partie des 8 lauréats de cette année 2002 ! Combien de fois t’ai-je admiré sur la plage de la Côte Blanche, quand tu arrivais vainqueur de tes régates, d’abord « d’optimistes » puis de 407, moi qui n’ai jamais eu le pied marin. Tu as toujours su ce que tu voulais faire, tu ne t’es jamais plaint, tu as poussé à mes côtés sans me poser jamais le moindre souci. Je ne me rendais pas compte de ta force de caractère, on aurait dit que je pensais être le seul à souffrir de l’absence de ta maman et de ta sœur. Depuis 3 ans, tu as choisi la Nouvelle-Zélande, je comprends que le « Caillou » t’ait semblé trop petit, trop tranquille, trop peu inventif pour envisager d’y passer le reste de ta vie. Sache qu’à aucun moment je ne t’en ai voulu de ta décision, même si ton absence m’est douloureuse.
Mon cher fils, je n’ai plus à t’imposer mes humeurs, et j’espère que ma dernière décision ne te causera ni déception ni chagrin.
Je viens de décider de rentrer en Frônce, comme l’on dit ici ! Eh oui, il est bien temps, me diras-tu, de prendre conscience de mes racines ! Plus rien ne me retient ici ; ta grand-mère se fait vieille et vit seule depuis la mort de papy, j’ai envie de passer les prochaines années près d’elle et de retrouver les membres de notre famille que j’ai laissés tomber il y a 20 ans. Je suis le vieil oncle de 5 neveux et nièces que je connais à peine, je suis même grand-oncle ! Promis je t’enverrai plein de photos, il est grand temps que je te concocte de vrais albums photos ! On appelle ça du « scrapbooking » maintenant !
J’ai conscience cette fois de t’abandonner et de mettre 20000 kms entre nous alors que tu es encore tout jeune. Je ne supporte plus d’être moi-même à 20000 kms de mes racines, racines que je pensais avoir laissées derrière moi.
Je refais le chemin inverse, ce ne sera certainement pas facile mais j’en ressens le réel besoin. J’espère que tu pourras régulièrement venir nous voir et nous raconter ta vie. Ne m’en veux pas, j’espère avoir néanmoins été un bon père, et sache que si tu as le moindre problème … j’arrive !
Avant de décider de vendre la maison je voudrais savoir si elle t’intéresse et si tu souhaites la garder comme pied-à-terre pour tes vacances ? Sinon je pense la vendre et acheter un terrain à bâtir dans les environs de Châteauroux. Je pense pouvoir travailler pour diverses maisons d’édition avec lesquelles j’ai gardé des contacts professionnels et il me vient l’envie d’écrire … pour de vrai ! Peut-être pour mes futurs petits-enfants ?...
J’espère pouvoir quitter le « Caillou » avant la fin de l’année et bien évidement ferai un stop à Auckland pour passer quelques jours avec toi.
Cher Baptiste, sois sûr de tout mon amour, même si je suis trop bourru pour l’exprimer, je t’embrasse du fond du cœur et te souhaite une vie belle et heureuse.
Papa


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Réponse de Baptiste - Juin 2008

Cher papa
Inutile de te dire combien ta lettre m’a ému et à plus d’un titre !
D’abord pourquoi voudrais-tu que je t’en veuille ? Malgré la douleur, le chagrin et la colère contre l’insupportable, tu as toujours été présent pour moi. Sans être très câlin, tu as été attentif et attentionné. Bien sûr je t’en voulais quand j’étais petit de ne pas pouvoir aller chez papi et mamie plus souvent pour les vacances, mais je crois sincèrement que le choix de venir en Calédonie a été une bonne chose pour toi comme pour moi. J’ai eu une enfance tellement douce et tranquille dans un décor de rêve. Parfois, j’avais l’impression que maman et ma sœur me manquaient, mais je crois que c’était surtout parce que je sentais ton chagrin et ta solitude. Tous mes copains avaient une maman, parfois ils n’avaient pas de papa ; j’ai appris à vivre sans elles : c’était certainement plus facile pour moi qui les avais si peu connues. A ce propos je dois sincèrement te remercier de n’avoir pas voulu remplacer maman. Les quelques amies que je t’ai connues ont toujours été discrètes et gentilles avec moi, mais je crois que je n’aurais pas vu d’un très bon œil qu’elles s’installent « chez nous » !
C’est ce Caillou qui m’a donné le goût de la mer et de la voile et qui m’a permis de connaître l’Australie et la Nouvelle Zélande où tu m’as fait séjourner à plusieurs reprises pour apprendre l’anglais. . Merci à toi : cela aurait quand même été moins facile à Châteauroux !

Quand à ta décision de rentrer en Frônce, non seulement je m’en doutais mais en plus je dois te dire que ça tombe très bien ! Car, moi aussi, j’ai une nouvelle pour toi : j’ai rencontré une jeune fille au cours de mon stage et ça été le coup de foudre ! Elle s’appelle Stacy, elle a 2 ans de plus que moi et nous avons très envie de monter un projet ensemble : d’abord professionnel … et ensuite … quizas, quizas ???
Bref, voila de quoi il s’agit : les parents de Stacy vivent sur la côte Est de l’Ile du nord dans la région d’ Hawkes Bay où ils possèdent une exploitation viticole. Tu te souviens de ces Chardonnay blancs délicieux et de la ville art-déco de Napier que nous avons tant aimée? Il n’y a pas de hasard décidément ! Et bien, comme ils ont besoin d’élargir leur production (avec du Syrah et du Merlot) et leur commercialisation internationale, je leur ai proposé de m’en occuper avec leur fille et je cherche un correspondant en Europe. Ton retour ne peut donc mieux tomber et si tu en es d’accord on pourrait ainsi travailler ensemble : ce n’est pas demain la veille que tu vas te mettre à la retraite ! Et pour ton futur bouquin … ça t’ouvre des horizons ! Qu’en penses-tu ?
Outre l’intérêt de ce projet qui nous passionne, Stacy et moi, cela nous donnerait en plus la possibilité de venir souvent te voir en France et de renouer ainsi les liens familiaux qui me manquent aussi, je te l’avoue.

En ce qui concerne la maison, j’en ai parlé à Charles et Jenny (mes … futurs ? … beaux-parents ? …) et ils m’ont proposé de te l’acheter pour en faire un pied-à terre pour la famille (eux, nous et toi bien sûr !) car ils aiment beaucoup la Calédonie. Quand je te dis que ta lettre ne pouvait mieux tomber !
Tu vois qu’il ne faut jamais désespérer ! Nous avons été malmenés, bousculés, cassés par la vie ou plutôt par la mort, mais tu as su nous préserver tous les deux. Tu nous as construit une coquille protectrice, tu n’as jamais baissé les bras. Nous nous en sommes sortis et vois comme aujourd’hui une famille se reconstitue : j’ai trouvé mon âme sœur comme tu avais trouvé la tienne ; Dieu, s’il existe, ne permettra pas que se reproduise la même catastrophe ; alors je t’en prie, retourne vers tes racines comme tu le souhaites sans t’inquiéter de moi. Ma vie est belle grâce à toi, là-haut maman et Pauline le savent et sont fières de toi. Quant à nous, Stacy et moi, nous te donnerons de beaux petits-enfants à qui tu pourras apprendre l’art de la photographie et le la sculpture ; tu pourras leur écrire des livres pour enfants que nous leur lirons le soir avant qu’ils ne s’endorment ; ils t’emmèneront même faire du dériveur sur l’étang de La Gabrière ; nous leur apprendrons les vins, les cépages et les parfums ; ils seront bilingues, voyageront à travers le monde et même si tout n’est pas si rose, la vie continuera contre vents et marées.
D’ici là … Je vais proposer à Stacy qu’on vienne te voir à Nouméa avant ton départ, nous discuterons de tout cela et parlerons de la maison, je suis sure que Stacy va l’adorer et souhaitera qu’elle « reste dans la famille » !
Merci encore, cher papa, de tes mots et de l’émotion qu’ils provoquent, je te téléphone pour te dire quand nous pouvons venir, je t’embrasse très fort.
(Jean)Baptiste



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Carte postale « cœur de Voh » à ma mère – Fin Juin 2008

Maman chérie
Le temps n’est plus aux télégrammes, aussi cette carte totalement calédonienne pour t’annoncer mon arrivée très prochaine. Mon retour sera, cette fois, définitif car je compte m’installer à tes côtés. Ce n’est pas une blague et je préférais te l’écrire avant de te le dire par téléphone. Baptiste est au courant, je te dirai tout très bientôt ; le temps pour moi d’organiser mon départ et je serai de retour pour la fin de l’été. Je t’embrasse très fort, ton fils prodigue.
Pierre

Léa Delamare, profession : coiffeuse. Par BV

Tandis que Léa s’affairait à ouvrir le volet métallique cachant son antre aux regards des passants, la radio qu’elle avait laissée allumée dans sa Citroën C2 distillait, sur Radio Rythme Bleu, l’avis météo suivant :
« Ceci est un message enregistré à six heures locales -
Il concerne la progression de la dépression tropicale forte «Léon» centrée à une centaine de kilomètres au large du Vanuatu, qui progresse sur une trajectoire de sud-sud-est qui ne devrait pas inquiéter la Nouvelle Calédonie.
L’alerte de niveau un est maintenue jusqu’à nouvel avis. »

Léa jeta un regard à sa montre avant d’éteindre la radio et de fermer sa voiture d’une pression quasi machinale sur sa clef : six heures cinquante… Madeleine ne devrait pas tarder à arriver.

Comme une bonne partie des personnes âgées, Madeleine était du genre impatient : levée très tôt, elle ressentait un impérieux besoin d’en finir vite et bien avec sa toilette. Ensuite, elle allait prendre son petit déjeuner avec les autres pensionnaires de l’ACAPA, le centre pour retraités situé faubourg Blanchot.
Une fois par semaine, elle se faisait conduire chez Léa, où cette dernière se faisait un réel plaisir de bichonner cette petite vieille attachante et coquette de 83 printemps…
Tout en pensant à elle, Léa pénétra dans son salon, salua ses quelques plantes vertes d’un léger coup d’arrosoir sur la tête, et mit en marche son climatiseur : la chaleur humide qui régnait en ce 5 mai était difficilement supportable, «Léon» n’y étant certainement pas étranger !
Léa effectua quelques préparations en vue de l’arrivée de sa cliente et jeta un coup d’œil, somme toute assez satisfait, à la décoration de ce qu’elle se plaisait à appeler «son intérieur».
L’harmonie qui respirait de la double peinture saumon et verte des murs, rehaussée par un mobile de Kookabura dans les mêmes tons - ce fameux pic-vert australien au cri si particulier et au bec puissant – l’aidait à se sentir bien sur son lieu de travail.
Léa se sentait «bien dans ses baskets» comme disaient certains de ses jeunes clients ! Sans doute, sa vie heureuse et sans histoires était-elle pour beaucoup dans ce ressenti.
Léa avait 63 ans et était mariée depuis 38 ans à un agent de maîtrise travaillant à l’usine de Doniambo. Elle était la mère de quatre beaux enfants, deux filles et deux garçons qui plus est… répartition que d’aucuns lui enviaient…
En outre, son travail la passionnait : elle adorait faire en sorte que ses clients se sentent non seulement rajeunis après leur passage chez elle, mais surtout écoutés, compris et donc aidés.
Ce travail, elle l’avait vraiment débuté voici fort longtemps, quand elle n’avait que trente ans.
Elle s’était mise à son compte ici, route du port Despointes, à N’géa bien après avoir fini ses études au lycée technique de Nouméa, en face du La Pérouse.
Très vite, le petit salon, dans lequel elle appréciait de travailler seule et qu’elle avait appelé «coif’net» s’était rempli de ceux qui allaient devenir ses fidèles, et Madeleine, qui arrivait tout juste, en était la doyenne.
«Vous, qui passez sans me voir»… chantonna Madeleine en franchissant d’un pas traînant le seuil du salon, «sans même me dire bonsoir»…
- Eh, dites donc Madeleine, je vous vois bien, même que je vous dis « bonjour » car nous ne sommes que le matin voyez-vous !
A ces mots, la petite vieille réussit à ébaucher un petit air quelque peu espiègle digne d’une jeune enfant et se laissa conduire jusqu’au bac devant lequel elle s’installa, repliant avec application les deux pans de sa robe bleu-nuit à col blanc.
- Que me racontez-vous aujourd’hui, chère Madeleine ? Vos amis de l’Acapa vont-ils bien et ne vous font-ils pas trop de misères ?
- Oh, si vous saviez ! Ils sont si vieux, si las, si misérables avec toutes leurs douleurs ! Impossible de les faire sourire, alors, je m’ennuie et je chante pour me mettre du baume au cœur, mais ils ne veulent plus m’entendre ! Il faut donc que je fredonne en cachette, que je murmure, tenez, par exemple : «Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres, votre beau discours, mon cœur n’est pas las de l’entendre…»
- Continuez, je vous en prie Madeleine, vous avez une si jolie voix!
«Pourvu que, toujours, vous répétiez ces mots suprêmes : je vous aime».
Parvenir à chanter, tête penchée en arrière, pendant le lavage de ses cheveux argentés relevait du prodige pourtant, Madeleine y réussissait à la perfection.
Une fois enrubannée d’une serviette propre de couleur saumon, Madeleine put aller s’asseoir plus confortablement dans un fauteuil afin de passer à l’étape suivante : la mise en plis de ses cheveux mi-longs. C’est à ce moment-là qu’elle confia ses inquiétudes à Léa.
- Léa, j’ai peur !
- Et de quoi donc parbleu ?
- J’ai peur de devenir sénile. Je commence à oublier des mots, des paroles de chansons.
- Allons donc Madeleine, ce genre de choses arrive à tout âge, à vous comme à moi. Il ne faut pas y prêter trop attention.
- Non Léa, je ne suis pas d’accord avec vous. Pour moi, ce problème est primordial et j’ai déjà pris plusieurs fois l’avis d’un spécialiste à ce sujet. Vous savez ce qu’il m’a dit ?
« A votre âge avancé, rien d’étonnant à ça ! Les choses risquent fort de ne pas s’améliorer, alors, il faut «faire avec». La seule aide que je puisse vous apporter est la prescription de quelques médicaments pour calmer votre angoisse.»
Comme si ça allait suffire ! N’importe quoi !
«Etoile des neiges, mon cœur amoureux, s’est pris au piège, de tes grands yeux»…
Oui, les yeux… mais ceux de Madeleine s’étaient noyés de larmes !
- Non Madeleine, dit Léa, il n’y a pas de fatalité pour moi dans ce que vous me racontez et qui vous peine tant. Il est toujours possible de redresser la tête et de contrer même ce qui parait «incontrable» (Léa aimait bien inventer de nouveaux mots !). Commencez par respirer bien fort chère Madeleine, et vous vous sentirez tout de suite mieux, n’est-il pas vrai ?
- Oui, effectivement, ça me fait du bien !
- Concluons un marché vous et moi, d’accord ? Chaque fois que vous viendrez dans ce salon, tôt le matin, vous me chanterez quelques unes de vos chansons a capella, rien que pour moi. Comme ça, ce sera un peu comme si vous étiez en répétition et vous ferez travailler votre mémoire. Si un mot vous manque, ou un début de refrain, j’essaierai de vous aider à le retrouver car vous savez combien j’aime moi aussi pousser la chansonnette. Alors, c’est d’accord ? Chaque semaine ?
Les yeux de Madeleine s’embuèrent de nouveau, mais cette fois, de larmes de joie… et c’est sur un ton très raffermi qu’elle commença : « c’est aujourd’hui dimanche, tiens ma jolie maman, voici des roses blanches, toi qui les aimes tant»… et de conserve, toutes deux reprirent : «va, quand je serai grand, j’achèterai au marchand, toutes ces roses blanches pour ma jolie…»
- Bonjour ! Vous voilà d’humeur très joyeuse toutes les deux, vous avez bien de la chance !
- Ah, c’est vous, dit Léa à l’adresse de la personne qui franchissait le seuil de son salon, Madame Braque ! Mais on dirait que vous êtes en avance ? D’ordinaire, je ne vous vois qu’en fin de matinée mais il n’est que, attendez voir, huit heures trente ! Seriez-vous tombée des marches de votre école ?
- Vous ne croyez pas si bien dire ! Avec ce satané «Léon», voilà que nos chères têtes blondes n’ont pas classe ce matin. Toutes les occasions sont bonnes pour ne pas travailler n’est-ce pas ? Alors, j’ai pensé que vous pourriez me faire mon chignon tout de suite !
Léa sourit extérieurement mais soupira intérieurement…
- Mais bien sûr ! Je suis là pour ça n’est-il pas vrai ? A toute heure du jour et de la nuit, un vrai petit scout !
- Oui, reprit Madame Braque, vous savez bien que mon travail passe avant tout et que je ne peux me permettre d’être en retard ou d’arriver négligée. Donc, puisqu’il n’y a pas moyen que je l’exerce aujourd’hui, autant faire quelque chose d’utile ne trouvez-vous pas ? Ce qui sera fait ne sera plus à faire !
Léa était fort heureusement du genre très conciliant et, très intuitive, elle soupçonnait Madame Braque de se donner beaucoup de mal pour paraître dure et rigide
Cette dernière avait déjà laissé sous-entendre qu’elle s’efforçait d’améliorer l’image qu’elle donnait d’elle-même, de façon pour le moins infructueuse pour l’heure semblait-il.
Léa raccompagna Madeleine, qui chantonnait encore, à la porte où l’attendait le chauffeur du véhicule devant la ramener à l’Acapa. Madame Braque, de son côté, vociférait du fait de la chaleur régnant dans le salon malgré la climatisation, trouvant déjà le temps bien long !
Quant au chauffeur de Madeleine, il était une fois de plus ébahi de constater que, chaque fois qu’il venait la rechercher, elle ressortait métamorphosée en une petite dame souriante et gaie, bien que frêle.
Madeleine se hâta vers le véhicule qui l’attendait car de grosses gouttes tombaient déjà, lesquelles risquaient de mouiller sa belle robe, et de gâcher sa mise en plis impeccable.
- Alors, Madame Braque, pas de couleur aujourd’hui ?
- Non, je n’ai pas le temps, ça attendra bien encore deux semaines au moins non ?
Léa fit une petite moue dubitative mais ne répondit rien. Tant pis si, à la prochaine coloration, les racines n’avaient pas exactement le même ton que le reste.
Là n’était d’ailleurs pas le plus important.
Léa sentait Madame Braque très crispée encore aujourd’hui mais elle savait que, dans un moment, elle irait mieux. C’était toujours comme ça, elle en avait l’habitude !
-Léa, commença Madame Braque, heureusement que vous ne m’avez pas vue ces deux dernières semaines, vous vous seriez moquée de moi, une vraie girafe !
- Et pourquoi donc me serais-je moquée de vous ?
- Une minerve ! Voilà ce que mon médecin a trouvé de mieux pour m’empêcher de bouger, une minerve, allons donc, tout ça parce que je me plaignais à lui de quelques douleurs cervicales ! Mais j’en connais la cause, et vous aussi, n’est-ce pas Léa ? Depuis le temps que nous nous fréquentons …
-Certes oui. Vous êtes toujours aussi remontée après la gent masculine, c’est ça ?
- Dans le mille ! Ras-le-bol de cette engeance ! Ils font comme s’ils étaient de petits enfants ayant encore besoin de téter, d’être câlinés, et, dès que vous avez le dos tourné, ils vont se faire plaindre ailleurs. Vous y comprenez quelque chose vous ?
- Ah, je dois reconnaître que de ce côté-là, je ne suis pas très gâtée, enfin… je veux dire… pas très experte en la matière : j’ai en effet la malchance inouïe d’être tombée visiblement sur le seul homme potable du «Caillou», du moins, si j’en crois vos dires !
- Oh, pour ça, vous pouvez me faire confiance ! J’en connais un rayon ! Entre mon père qui découchait tant qu’il le pouvait et mes trois maris successifs, tous à mettre dans le même panier, enfin, je veux dire, dans le même lit. Pas un pour relever l’autre. On dirait que je les attire !
Bien sûr, je me suis posée maintes fois cette question… et l’ai soumise aussi à mon médecin, lequel n’a rien trouvé de mieux que de me faire passer pour une psychorigide aux yeux de certains membres de mon entourage avec lesquels il s’est entretenu, soi-disant pour m’aider… Tenez Léa, encore un qui mériterait qu’on lui enlève le biberon de la bouche !
Non, finalement, quand je pense à toutes ces années inutilement gaspillées à leurs côtés, passées à me mettre en quatre pour eux, ça me déprime voyez-vous. Il est vrai que j’ai toujours devant moi cette image tenace de mon père infidèle qui m’empêche d’appréhender ces êtres poilus, velus, tortueux, autrement que comme des bêtes !
- Oh, là, vous y allez un peu fort ma pauvre Madame Braque, ne croyez–vous pas ?
Léa pensa : Il va falloir encore que je fasse preuve d’un peu de bon sens, celui qui me caractérise paraît-il. Je dois contrer cette négativité insoutenable de la part d’une personne ayant réussi, tant socialement que dans sa vie privée. Directrice d’école primaire, mère de trois enfants et grand-mère de deux, elle semble pourtant prendre un malin plaisir à se rendre malheureuse en ressassant sans arrêt.
Tandis qu’elle réfléchissait à ce qu’elle allait bien pouvoir lui dire avant de la mettre sous le casque, une forte bourrasque de vent fit se soulever avec violence l’un des pare-soleil de sa devanture.
Léa se dit que le temps ne semblait pas vouloir franchement s’arranger et décida d’allumer sa radio, en sourdine, de façon à écouter les bulletins météo qui ne manqueraient sans doute pas d’être diffusés.
Pour tranquilliser Madame Braque, elle décida de se lancer, avec toute la verve dont elle se sentait capable, dans la diffusion des bienfaits du «vivre au moment présent».
Elle avait lu différents ouvrages traitant de ce sujet et subodorait que là résidait le secret du bonheur. Elle souhaitait faire partager au plus grand nombre de ses clients cette façon saine d’appréhender la vie.
- Ecoutez-moi bien, chère Madame Braque, je vais vous livrer un secret de jouvence dirons-nous, ou «comment être heureux en quelques mots».Nul besoin d’argent, de relations bien placées, de conjoints fortunés ou aux petits soins pour vous, de bonnes situations, ni même d’amis fidèles ou d’enfants aimants… Inutile de souhaiter être reconnue, appréciée…
Pour être vous-même, c'est-à-dire, pour être ce que vous êtes au plus profond de vous-même, il vous suffit tout simplement d’être présente à chaque instant, c’est tout !
- Comment ça, c’est tout ? De quelle recette miracle me parlez-vous là ? Encore l’un de vos propos que je trouve toujours stupides ou saugrenus quand vous mes les catapultez, mais que je fais miens dès que je le peux ensuite ? Quelle femme étrange vous faites tout de même Léa ! Vous auriez dû travailler dans le domaine médical !
- Peut-être, en convint Léa doucement, mais ma vie est ici dans ce salon de coiffure, et maintenant, avec vous ; et c’est ce moment qui m’importe en cet instant le plus au monde, tandis que pluie et vent commencent à devenir de plus en plus bruyants, menaçants, autour de nous.
- Vous vous moquez de moi ma chère Léa, moi, importante à vos yeux ? Mais vous avez bien d’autres chats à fouetter, entre votre mari, vos enfants, vos deux petites filles Marie et Isabelle, vos clients et j’en passe…
- Non, reprit Léa, nullement surprise par la verve négative de sa cliente, je ne me moque pas de vous et vous assure que c’est dans chaque moment de ma vie que je vis pleinement, que je trouve quiétude et bien-être.
A quoi bon ressasser le passé, puisqu’il est passé ? A quoi bon se préoccuper par avance de ce qui sera ?
L’essentiel est l’instant présent, quel qu’il soit.
- Comment ? Vous voulez dire que lorsque j’épluche mes carottes, ou que je corrige mes copies ou que j’écoute ces affreuses informations à la télévision, là se trouve le secret de mon bonheur ?
- Parfaitement, renchérit Léa, c’est ainsi. Quelle que soit l’activité que vous ayez, si vous êtes complètement dans ce que vous faites, vous vous sentirez très vite totalement en harmonie avec ce qui vous entoure, et, oserai-je le dire, avec l’univers tout entier. Vous y puiserez un bienfait insoupçonné.
- Ah, c’est donc ainsi que vous vivez Léa ? C’est pourquoi le moindre quidam qui passe le seuil de votre «chez-vous» se sent tout de suite accueilli, reconnu, aimé même, n’ayons pas peur des mots ?
- Oui, sans doute, admit Léa avec un gracieux sourire débordant de ses bonnes joues de normande, tout en s’appliquant à placer correctement le casque au-dessus du chignon qu’elle venait de confectionner.
A ce moment l’arrivée de Romain et de sa maman coïncida avec l’émission d’un bulletin météo spécial.
Léa augmenta le volume de son poste.
Le jeune Romain n’en perdit pas une miette. Le communiqué disait :
«La trajectoire de Léon s’est complètement modifiée. Léon a, semble–t’il décidé de rebrousser chemin en direction de la Nouvelle-Calédonie. La boucle qu’il vient d’effectuer est impressionnante et laisse présager de fortes pluies et des rafales de vent violent au passage de cette dépression tropicale forte qui vient de se transformer en cyclone.
Il est demandé à la population de se tenir à l’écoute des bulletins suivants et de vérifier que toutes les mesures de sécurité qui s’imposent ont bien été prises.»
Romain, quatorze ans, collégien à Mariotti, jubilait ; ce cyclone était pour lui une aubaine : il n’avait pas classe !
Pendant que, sous son casque, Madame Braque esquissait déjà un sourire de contentement lié, semblait-il, à l’effet rapide et bénéfique des propos tenus par Léa quelques minutes auparavant, Romain s’était précipité sur de nouveaux pots colorés posés sur une étagère, et en lisait à voix haute les noms et les compositions : gel à effet mouillé, c’est quoi, ça, dis, Léa ?
- Ca suffit ! Arrête immédiatement ! lui dit sa mère. Ne commence pas à t’agiter dans tous les sens, Romain, tu es insupportable !
- Enfin, Madame Delamare, faites quelque chose ! Il est toujours comme ça mon fils, quand il arrive chez vous ?
Léa se remémora le nombre de fois où elle avait eu l’occasion de couper les cheveux de cet adolescent… dix ou douze fois peut-être ?
Et c’était chaque fois en l’absence de sa mère, qu’elle découvrait aujourd’hui.
Léa esquissa une petite moue, aussi bien en réponse à la question que lui posait la maman de Romain, que se souvenant des propos durs que celui-ci tenait. A vrai dire, c’était surtout ces derniers temps, quand leurs échanges tournaient autour de sa mère…
Léa ressentait le rôle d’exutoire qui lui était dévolu face à ce jeune homme qui n’en ratait pas une pour déverser ses griefs, sa rancœur, attendant quelque chose qui n’arrivait pas.
Léa ne comprenait pas bien ce jeune qui, avec un langage souvent peu châtié, lui parlait de :
«La vieille qui barrait sans arrêt», «y pigeait que dalle,» «une meuf chiante» quand elle était à la maison, qui ne le laissait pas respirer.
«J’étouffe, lui disait-il souvent, je n’ai plus d’air, elle me pompe, me colle au c…»
C’est ainsi que, parfois, il laissait déborder le trop-plein de hargne qu’il s’efforçait pourtant de retenir, tout en expliquant que son père l’emmenait de temps en temps chez un copain à lui pour, justement, qu’il puisse s’épancher à souhait, mais ce «mec» l’énervait, disait-il à Léa, pire, le faisait ch… et semblait faire empirer les choses, en lui parlant de son hyperactivité, de traitements à prendre, de suivi psychologique, etc.
Léa tenta de ne pas laisser transparaître ses souvenirs quand elle reprit la parole pour s’adresser à la maman de Romain, tandis qu’elle commençait de lui appliquer un shampoing, après avoir réussi, non sans quelques contorsions, à lui faire enfiler une blouse verte.
- Je suis heureuse de faire votre connaissance Madame, depuis le temps que je coiffe votre fils, je n’avais pas eu encore l’occasion de vous saluer.
- Oui, c’est vrai, nous ne nous sommes jamais rencontrées. A croire que je suis passée à côté de tout un tas de personnes gravitant autour de mon fils durant ces dernières années ! Mais ça va changer, c’est moi qui vous le dis ! D’ailleurs, ça a déjà changé depuis quelques semaines : j’ai arrêté de travailler pour me consacrer pleinement à Romain. Vous comprenez, il est si malade que je me dois de faire le maximum pour lui faire recouvrer la santé, et, pour ce faire, il fallait que je sois libérée de mon travail. Voilà qui est chose faite, non sans un pincement au cœur, pensez, après plus de dix ans comme hôtesse de l’air, on ne tire pas un trait comme ça sur sa profession ; mais je suis motivée croyez-moi !
- De plus Romain vous a peut-être dit que son père et moi étions maintenant séparés ? Raison supplémentaire pour que je le reprenne en mains, non ?
Léa commençait à comprendre certaines choses… mais pas tout !
- Romain, gravement malade ? Que voulez-vous dire ? Je n’ai rien remarqué au salon. Pouvez-vous m’en dire un peu plus ?
- Comment, vous n’avez rien remarqué ? Mais ça n’est pas possible, Madame Delamare, vous avez des œillères comme les chevaux de l’hippodrome du Val Plaisance ma parole ! Il n’y a même pas cinq minutes, Romain a failli casser tous vos produits sur l’étagère. Si je n’étais pas intervenue, cela aurait été la cata… enfin, je veux dire : la catastrophe !
Léa se mit à rire de bon cœur.
- Ah, vous voulez parler de la curiosité de Romain pour mes nouveaux produits ? Il est très observateur cet enfant, et a tout de suite remarqué ce qui était nouveau dans le salon. C’est un enfant très vif, très éveillé et très perspicace et… il ne s’appelle pas Léon !!
Bien sûr, à son âge, il n’a pas toujours la bonne façon d’exprimer ce qu’il pense, mais vous pouvez lui faire néanmoins confiance pour vous mettre sur la bonne voie ! Il suffit de l’écouter et de décrypter les mots qu’il prononce.
- Vraiment ? Alors, par exemple Madame Delamare - Puis-je vous appeler «Léa» tout comme le fait mon fils ? Moi, je m’appelle Maud - quand Romain ose me dire que je lui enlève tout son oxygène, c’est vrai ?
- Bien sûr que vous pouvez m’appeler Léa, Maud, ça me fait très plaisir, et pour ce qui est de la remarque de Romain, elle est, sans nul doute, très pertinente.
Peut-être que, dans le souci de bien faire, ôtez-vous à Romain un grand espace de cette liberté que les adolescents recherchent, et dont ils ont tant besoin. Vous savez, avec les quatre enfants que j’ai élevés je pourrais vous en parler des heures !
Ce qui me paraît certain, c’est qu’il vous est nécessaire, à vous et à lui, de renouer des relations sur des bases nouvelles du fait de votre disponibilité actuelle. A vous de fixer des limites, des garde-fous, mais soyez en même temps très tolérante sur tout ce qui va l’aider à se construire…
Romain, ainsi que je vous l’ai dit, est un garçon tout en finesse, au ressenti à fleur de peau. Ce que l’ami de votre ex-conjoint semble prendre pour de l’hyperactivité n’est en fait sans doute que l’expression de ses traits de caractère, et il n’y a pas lieu, me semble-t-il, de vous en inquiéter outre mesure.
Romain, n’ayant pu capter que la fin de la diatribe de Léa, en parut très satisfait et opina de la tête, tel un chien qui s’ébroue ! De l’eau se mit à gicler abondamment sur le sol et Léa, se dépêchant d’intervenir en lui ceignant la tête d’une serviette propre bicolore verte et saumon, fit un petit clin d’œil entendu à Maud, lui prodiguant de ce fait le conseil de ne rien avoir remarqué.
Une fois Romain bien installé pour la coupe de cheveux «hérisson» qu’il affectionnait, un nouvel avis émanant de RRB se fit entendre sur les ondes :
« La trajectoire de Léon est bien confirmée maintenant, il devrait toucher les côtes calédoniennes d’ici quelques heures et affecter en premier lieu les iles Loyauté, principalement Ouvéa, avant de traverser la chaine au nord des Bélep puis de Koumac et ensuite descendre au large de la côte ouest.
Le cyclone Léon s’est creusé à 970 hPa, ce qui laisse présager de vents violents accompagnés de fortes pluies. Soyez très vigilants et restez à l’écoute de RRB en vérifiant que vos postes sont bien équipés de piles en bon état pour le cas où l’électricité viendrait à être coupée.
L’alerte de niveau 2 est déclenchée sur les iles Loyauté et le nord de la grande terre.
Un autre bulletin vous parviendra très prochainement.»
Léa alla rendre compte à Madame Braque des dernières nouvelles météorologiques, celle-ci arborant toujours un petit sourire les yeux baissés sous son casque, et, rasoir en main, s’approcha de Romain.
- Eh bien, tu as l’air satisfait mon garçon ! Est-ce ce temps lourd et pluvieux qui serait à l’origine de ton contentement ?
- Ben oui, y’a pas d’école, chouette ! Surtout que j’ai loupé le cours de français et celui d’histoire ce matin, c’est super !
- Et qu’est-ce que tu aimes alors au collège ?
- Emilie…
Sa mère bondit :
- Emilie ! s’étrangla-t-elle quasiment en épelant ce prénom tout de même pourtant assez facile à prononcer, mais, tu ne m’as jamais parlé d’elle ?
Léa se hâta d’intervenir à l’intention de Maud :
- Espace de liberté, espace de liberté… attention : dégagez ! Espace de liberté en action…
Romain reprit de plus belle comme s’il était au volant d’un gros camion Caterpillar 777 de la SLN :
- Circulez, espace de liberté en action, laissez passer, caterpillar chenille, vouloir se transformer en chrysalide puis en papillon bleu… liberté in-dis-pen-sable !
Maud n’en revenait pas : non seulement son fils parlait anglais… mais surtout, il était capable de façon très humoristique de mettre l’accent sur une plaie ouverte chez lui, chapeau !
Ce fut son tour de regarder Léa d’un air entendu.
Celle-ci fit mine de ne s’apercevoir de rien et alla libérer Madame Braque de son casque, afin de fignoler son chignon.
Madame Braque commença par remercier Léa de son intervention positive, à laquelle elle avait eu tout le loisir de songer, les yeux clos, tandis qu’une douce chaleur l’habitait intérieurement, celle du casque irradiant sa tête…
Par contre, elle montra un réel souci pour son beau chignon, du fait de la pluie qui tombait bien drue maintenant, accompagnée de fortes bourrasques.Léa approcha un grand parapluie de sa cliente et lui conseilla de rentrer au plus vite chez elle, seul moyen de conserver un tant soit peu le bénéfice de son passage chez Coif’net.
Madame Braque sortit rapidement, oubliant même de payer Léa, mais sans omettre par contre de la remercier encore pour le bienfait qu’elle commençait de ressentir et salua d’un joyeux «Au revoir tout le monde» Romain et Maud qui étaient eux aussi sur le départ.
Cette exclamation de Madame Braque toucha plus que tout l’argent du monde Léa (qui pourtant était assez près de ses sous, sans doute son côté normand…), celle-ci étant souvent si préoccupée d’elle-même qu’elle en oubliait de voir les personnes présentes dans le salon !
Pendant tout ce laps de temps, Romain et sa maman avaient entamé une discussion à bâtons rompus dont Léa ne parvenait pas vraiment à saisir tout le contenu tant elle semblait sauter du coq à l’âne, enfin de la chenille au papillon bleu… en passant par Emilie, les voyages, les études, le métier d’hôtesse de l’air, celui de pilote…
Tiens, se dit Léa, Romain aurait-il déjà des projets d’avenir professionnel ?
- Dis donc mon garçon, tu parles de devenir pilote, c’est bien ça ?
- Oui, oui, ça me plairait bien de savoir piloter un gros avion et de voir un peu tout ce que maman a pu regarder par les hublots durant toutes les années qu’elle a passées en l’air.
- Bien sûr, elle ne pouvait pas me voir d’en haut, je suis si petit ! Mais ça n’est pas pour ça qu’elle ne pensait pas à moi tu sais, Léa.Je viens de comprendre beaucoup de trucs en parlant avec maman et je crois qu’on a encore plein de choses à se dire, pas vrai mam ?
- Oui, mon fiston, répondit Maud d’une voix un peu faible qui contrastait singulièrement avec le ton péremptoire qu’elle avait pris en arrivant dans le salon, je crois bien que nous avons un certain retard d’échanges à rattraper tous les deux mais nous avons tout le temps devant nous, n’est-ce pas Léa ?
- Oui, acquiesça cette dernière, même si, pour l’heure, je vous conseille de ne pas trop vous attarder et de vite courir à votre voiture, Léon a l’air de vouloir se fâcher!
- D’accord Léa, nous allons partir. Mais pouvons-nous vous rapporter une petite barquette de nems tout à l’heure ? Vous les aimez beaucoup, m’a dit mon fils.
- D’accord, c’est très gentil à vous, mais maintenant, oust, dehors !
Léa utilisa le même grand parapluie pour raccompagner Romain et Maud à leur voiture, sans se rendre compte qu’un homme venait de rentrer dans le salon, le col rabattu sur le cou et la tête baissée pour se protéger du vent.
Léa sursauta en le découvrant à son retour… tout comme elle découvrit le portable oublié par Madame Braque près du miroir. Décidément, il y avait du laisser-aller dans la rigidité de cette femme !
Le nouveau visiteur se hâta de s’excuser auprès de Léa de lui avoir ainsi fait peur et s’adressa à elle :
- Bonjour ! Permettez-moi de me présenter : je m’appelle Auguste Imbert et je suis arrivé voici peu en Nouvelle Calédonie. Je vais être le nouveau DRH d’une entreprise importante ici et de toutes nouvelles relations m’ont conseillé de me rendre chez vous où, m’a-t-on dit, votre accueil n’a d’égal que votre talent.
Etant habitué à cacher mes cheveux grisonnants, je compte sur votre habileté pour me les teindre régulièrement et vous en remercie par avance. Peut-être pourriez-vous commencer tout de suite bien que je n’aie pas pris rendez-vous ?
(Très policé cet homme, trop peut-être, se dit Léa tout en souriant au nouveau venu, un homme d’une soixantaine d’années, assez rondouillard mais aux très beaux yeux bleus, sans doute porteur de lentilles de contact pour ne pas les masquer... Son allure générale et le ton assez grave de sa voix me rappellent l’un de mes plus fidèles clients, Germain, que je n’ai pas vu depuis quelques jours. D’ailleurs, c’est étrange, je lui ai laissé mardi dernier un message sur son répondeur l’assurant qu’il pouvait passer à 14H mais je ne l’ai pas vu et il ne m’a pas donné signe de vie. Généralement, il ne laisse pourtant pas passer quatre semaines entre deux teintures).
- Je vois qu’on vous a bien renseigné à mon sujet cher Monsieur, reprit Léa. En tous cas, vous l’avez été par des personnes très bienveillantes à mon égard, ce qui est toujours fort agréable à constater.
Vous avez de la chance de venir tout juste maintenant, je ne comptais plus avoir de clients ce matin, car ce temps en décourage plus d’un de mettre un seul cheveu dehors, mais je vois que tel n’est pas votre cas !
- Oh, vous savez, j’en ai vu d’autres car j’ai beaucoup voyagé ; que ce soit en Floride ou en Amérique Centrale, j’ai eu l’occasion d’être confronté à ce type de temps et m’y suis habitué je crois.
L’essentiel dans ce genre de situation est de se tenir bien informé, et à ce propos, je viens d’entendre sur Radio Nouvelle Calédonie dans ma voiture que Léon allait bientôt arriver au nord de la grande terre et entamerait alors une trajectoire sud-sud-est qui allait le faire passer logiquement au large de Bourail.
Léa proposa à son nouveau client de lui appliquer tout de suite la couleur au cas où ce fameux Léon ferait des siennes en arrivant dans le sud du «caillou».
Auguste comprit tout de suite ce à quoi elle faisait allusion :
- Ah oui ! Pour exercer votre métier, mieux vaut avoir de l’électricité n’est-il pas vrai ? La dernière fois que j’ai vécu un cyclone, enfin, un ouragan, je me trouvais à une centaine de kilomètres de Miami : tous les toits de tôle s’envolaient, les branches ployaient ou se rompaient, les rafales de vent dépassaient largement les cent trente kilomètre-heure, c’était, même pour un habitué comme moi, vraiment impressionnant !
Léa sentait intuitivement que, derrière ce flot de paroles, se cachait un intense désir de communiquer.
Elle avait l’habitude avec Germain de voir une simple teinture se transformer en séance thérapeutique, dans laquelle le thérapeute n’était pas forcément celui que l’on croyait…
Tandis qu’Auguste commençait à donner à Léa ses premières impressions sur la Calédonie, et à lui parler de son installation Vallée des Colons, Léa laissa son esprit vagabonder en direction de cet autre homme, un fidèle de plus de trente ans qui, justement, habitait lui aussi Vallée des Colons.
Elle avait connu Germain en 1978, juste au moment où il était rentré en Calédonie après trente ans d’absence du «Caillou», pour des raisons diverses sur lesquelles il ne s’était jamais beaucoup étendu. Elle avait alors 33 ans et était enceinte de son avant-dernier : Franck, qui allait se révéler être un superbe bébé de plus de quatre kilos à la naissance, puis un bambin joyeux, un adolescent au caractère bien trempé et enfin un adulte très équilibré. Il venait de monter une entreprise d’électricité dans la région de Koné où l’avenir s’avérait très prometteur du fait de la fameuse «usine du nord» symbole du rééquilibrage entre les provinces nord et sud, au pied du non moins fameux massif du Koniambo.
Mais de tout ça, Germain n’avait cure, tant son métier de psychanalyste semblait le couper bizarrement des réalités quotidiennes.
Pour lui, tout était «cas», «difficulté gravissime» «problème à entrées et sorties multiples». Tout petit mal-être était porté à son paroxysme comme si, se réjouissant inconsciemment des malheurs des gens en les grossissant à l’aide de sa propre loupe, il exorcisait d’une certaine façon ses propres délires et sa difficulté à «être».
Léa avait très vite vu clair dans le jeu trouble qu’il jouait, et, durant tous ces moments passés ensemble, lesquels, mis bout à bout se chiffraient en mois, (car, à raison d’une couleur par mois, et ce, pendant trente ans, ça en faisait des heures passées en sa compagnie) elle avait su en partie décrypter le personnage, et, non seulement l’avait quelque peu cerné mais aussi l’avait aidé à y voir tout de même un peu plus clair dans sa propre vie.
Ma bonne dame, une couleur, le temps qu’elle prenne, il faut bien compter une quarantaine de minutes, et comme jamais un autre client n’était présent au salon en même temps que Germain (il s’arrangeait toujours pour prendre rendez-vous à un moment où il était certain que Léa n’aurait personne d’autre), elle avait été son oreille, sa confidente durant toutes ces années.
Heureusement qu’elle avait une grande capacité d’écoute et une faculté de compréhension hors du commun, car bien d’autres, à sa place, auraient jeté l’éponge depuis longtemps !
Malgré tout, Germain conservait toujours un jardin secret qui semblait le ronger intérieurement à petit feu et Léa n’avait pu avoir accès, en dépit de tous ses efforts pour l’aider, qu’à la partie émergeant de l’iceberg, laquelle représentait tout de même un sacré gros glaçon !
- Dites donc, chère Madame, votre minuteur a sonné depuis déjà quelques minutes, ne l’auriez-vous pas entendu, tellement vous paraissez boire mes propos ?
A ces mots, Léa refit surface et, pour faire plaisir à son nouveau client, en rajouta un peu :
- Oui, vous ne croyez pas si bien dire, du vrai petit lait !
Elle en profita pour faire passer Auguste au bain de rinçage tandis qu’à l’extérieur, les éléments semblaient se déchaîner…
La radio annonça soudain : «l’alerte deux est déclenchée sur le sud de la Nouvelle-Calédonie. Que chacun rentre chez soi et n’en bouge plus jusqu’à nouvel ordre.»
Léa regarda sa montre : 11H15 déjà ! Comme la matinée avait passé vite !
Elle venait tout juste de finir le shampoing d’Auguste et s’apprêtait à lui faire un rafraîchissement quand une voix céleste se fit entendre : Non, pas possible ! Madeleine revenue ! Et chantant, qui plus est, sur des paroles improvisées : «chaque semaine, j’amène la rengaine que j’aime… qu’on va chanter, travailler, répéter »
- Oh, Léa, je n’ai pas pu attendre, il fallait que je vous revoie pour vous apporter les paroles de «Nuit de Chine» pour que vous commenciez à l’apprendre pour moi. «Quand le soleil se lève à l’horizon à Saigon»… Elle est trop belle !
- Non, vraiment Madeleine, vous n’êtes pas raisonnable, et votre chauffeur encore moins que vous ! Ressortir par un temps pareil, quelle folie !
- Ne grondez pas mon chauffeur ! Je crois que je lui ai mené la vie si dure ces dernières minutes que le pauvre n’a pas pu faire autrement pour avoir la paix que de me reconduire auprès de vous ! Mais, regardez, je ne suis pas seule à revenir vous voir on dirait, fit remarquer Madeleine.
Effectivement, Romain et sa mère, courbés en deux pour donner moins de prise au vent, se tenaient d’une main et, de l’autre, portaient de façon assez cocasse deux barquettes dont il n’était pas difficile de deviner le contenu.
Ils se précipitèrent à l’intérieur du salon, suivis de…
Mais oui, la dame au chignon, qui avait réalisé non seulement l’oubli de son portable, ce qui l’avait contrariée car elle avait souhaité prendre des nouvelles d’amis de Ouégoua et de Poindimié (même si elle savait pertinemment qu’il ne fallait pas encombrer le réseau d’appels), mais aussi avec effarement celui du paiement de sa coiffure ! Du jamais vu chez elle ! Ce qui avait eu le don de raviver certains traits de son caractère tant elle se sentait honteuse d’un tel oubli ! Impensable pour elle d’attendre que Léon soit passé pour venir régler son dû !
- Eh bien, quelle journée ! se dit Léa mi-figue mi-raisin, j’ai maintenant la responsabilité de tout ce petit monde. Il est hors de question que j’en laisse un seul sortir d’ici avant que les éléments ne se soient «renchaînés». Mais non, ça n’est pas possible ? Mais si, c’est Jeanne qui arrive en courant comme une dératée. Que se passe-t-il encore ?
Jeanne, une femme d’une cinquantaine d’années, fit irruption dans le salon et se dépêcha d’expliquer son intrusion inopinée à sa coiffeuse… et aux autres par la même occasion, certains debout près des deux bacs, d’autres assis devant les miroirs, ou devant la caisse…
Le salon avait pris en quelques minutes des allures de foyer d’hébergement !
- Léa, c’est horrible ! On vient de retrouver le corps de Germain.- Quoi ! Que dites-vous Jeanne ? Comment ça le corps ? Mais où ?
- De quel Germain parlez-vous demanda Madeleine ?
- Mais de Germain Mourot le psy…
- Quoi ! s’exclamèrent en chœur les personnes présentes, à l’exception d’Auguste qui attendait patiemment que Léa veuille bien finir de s’occuper de lui…
- Oui, reprit Jeanne, ils l’ont retrouvé en bas de l’une des falaises de Gohapin tout à l’heure. Il paraît que ça faisait au moins trois jours qu’il était là, mort.
- Gohapin ? demanda Madame Braque.
- Oui, vous savez, non loin de Poya, reprit Jeanne, là où il y a aussi des grottes peuplées de « roussettes »,
-Des roussettes ? questionna Germain…
-Des chauves-souris si vous préférez, précisa Léa d’une voix blanche.
-Romain, tout excité par l’évènement, se mit à exprimer tout haut ce qu’il pensait de cette affaire mais il avait tout d’abord besoin d’une mise au point :
- Mam, dis-moi. Le copain de papa chez qui je vais, il s’appelle bien Germain aussi non ?
- Oui, lui répondit sa mère, et même qu’il me semble bien que son nom est Mourot.
- Non, pas possible ! Mais c’est trop choc ! s’exclama Romain, je vais enfin pouvoir être tranquille, débarrassé de ce mec !
- Romain, ça n’est pas très gentil de parler comme ça de quelqu’un qui vient de disparaitre, ne put s’empêcher de dire Léa, très remuée par la nouvelle.
- Oui, sans doute ce jeune garçon est-il un peu raide dans ses propos, mais, sans aller jusqu’à souhaiter sa mort, je dois reconnaître que cette personne, soi-disant psy quelque chose, m’aura fait plus de mal que de bien renchérit Madame Braque d’un ton qui en disait long sur la rancune qu’elle nourrissait à son égard.
- C’était de lui dont je vous parlais tout à l’heure sans savoir que cette dame allait venir nous apprendre son décès.
- Mais, moi aussi je crois bien, intervint Madeleine. Sur le moment, son prénom me disait bien quelque chose mais je n’arrivais pas à me le remettre en mémoire.
Quand je vous disais Léa que je n’allais pas bien ces temps-ci ! Et puis ça vient de me revenir ! Oui, Mourot, c’est bien ça, Mourot Germain, celui qui ne souhaitait me traiter qu’à coups d’antidépresseurs, en voilà un que je ne vais pas regretter non plus !
- Dites donc, on dirait une grand-mère et son petit-fils ! Comme vous y allez tous les deux, Romain, et vous Madeleine! Vous semblez faits pour vous entendre.
- Mais comment est-il mort ? hasarda Auguste, assez surpris du tour que prenait la conversation.
- A ce qu’on m’a dit, expliqua Jeanne, sa tête aurait heurté un gros rocher, mais vu l’état dans lequel on l’a retrouvé, pas facile de recoller les morceaux de ce drame, si je puis me permettre…
- Fort bien, qu’il repose en paix !se contenta de dire Madame Braque en guise d’éloge funèbre !
- A propos, pour l’enterrement, ça va se passer comment ? demanda Auguste.
- D’après ce que j’ai compris, il va y avoir une autopsie car tout ça n’est pas très clair tout de même. Ensuite, Germain sera enterré.
- Oh, se hâta de dire Léa, ce sera sans doute au cimetière du sixième kilomètre ! En effet, il semblait affectionner particulièrement ce lieu. Peut-être s’y trouvait-il une connaissance à lui ? En tous cas, il m’en parlait de temps en temps comme d’un havre de paix où il aimait à venir se recueillir.
- Eh bien, maintenant, il aura tout le loisir de se reposer, pas vrai ? dit Madame Braque sur un ton quelque peu goguenard.
Ce qui était sûr dans tout ça, c’est que ce Monsieur Psy semblait faire une certaine unanimité contre lui.
Léa se hasarda tout de même à demander:
- Irez-vous à son enterrement ?
- Oh, oui, sans doute, ne serait–ce que pour voir quelles seront les personnes présentes, et si elles seront nombreuses, confia la curieuse Madeleine.
- Oui, nous viendrons aussi, dit Maud. Ca n’était pas un mauvais homme malgré tout, n’est-ce pas Madame Braque ?
- Sans doute, sans doute, reconnut cette dernière bon gré mal gré. Paix à son âme, je viendrai aussi quand même, allez !
- Mais avec ce cyclone, la cérémonie risque d’être retardée, vous ne croyez pas ? pensa tout haut Auguste, que Léa avait tout de même consenti à reprendre en mains.
- Ca, pour sûr ! Mais ils sauront bien où mettre le cadavre en attendant, au frais quoi… comme dans les films, dit Romain toujours autant dans son élément.
Léa suggéra de continuer de deviser en mangeant un petit quelque chose vu l’heure, et chacun se retrouva bien vite avec un nem dans la main, accompagné d’une boisson sortie de son petit réfrigérateur.
Elle avait aussi des mandarines et des pommes en réserve, ce qui permit à chacun de se sustenter quelque peu en attendant que le temps devienne un peu plus clément.
Les heures qui suivirent furent assez inattendues, Romain se trouvant une vraie grand-mère en la personne de Madeleine, il parla avec elle comme s’il la connaissait depuis toujours. Madeleine souriante semblait éprouver un plaisir intense à être en sa compagnie.
Quant à Madame Braque, elle était tout sucre tout miel à mesure qu’elle faisait la connaissance d’Auguste, qui lui semblait très différent de tous les hommes qu’elle avait connus jusque là, mais était-ce bien vrai… ?
Léa profita de ces moments de partage dans son salon pour s’entretenir longuement avec Maud afin d’apprendre à mieux la connaître.
Cette femme était d’une grande sensibilité et il n’était pas étonnant que, Romain lui ressemblant, il y ait eu pas mal de frictions entre eux.
Ces dialogues se poursuivirent encore de nombreuses heures, même quand l’électricité se trouva coupée pour de bon et que Léa dut avoir recours aux bougies, toujours mises de côté en prévision d’un tel désagrément.
La nuit semblait vouloir tomber encore plus tôt que d’habitude.
L’aspect surréaliste de la situation que vivait depuis plusieurs heures Coif’net trouva son apogée lorsqu’un phénomène surprenant, bien que prévisible survint.
Tout le salon entra, comme tout ce qui était alentour, dans l’œil du cyclone Léon. Ce fut un moment de calme étonnant qui succéda aux rafales de vent violent et au fracas des gouttes d’eau tombant sur le toit de tôle du garage voisin, moment qui fut mis à profit par tous les occupants de Coif’net pour sortir de ce huis clos dans lequel ils s’étaient retrouvés bien malgré eux, et chacun put constater de visu les dégâts causés par Léon : branches cassées, feuillages au sol, cartons, plastiques, tôles et autres détritus jonchant les routes menant au rond-point de N’Géa. Léon avait déjà effectué un sérieux nettoyage !
Tout ce petit monde serait bien resté dehors un peu plus longtemps si Léa n’avait pris la précaution de faire suivre sa radio à piles, laquelle émit des conseils de prudence liés à cet œil qui pouvait laisser croire que tout était redevenu normal tant le vent s’était calmé, lequel, pourtant, préparait sournoisement, un retour foudroyant qui ne se fit pas attendre.
Fort heureusement, Léa avait fait rentrer tout le monde avant ce nouveau déchaînement naturel.
En quelques minutes, le vent revint en ayant changé d’orientation, plus violent que jamais, et tous se félicitèrent d’avoir une aussi bonne fée près d’eux pour les protéger
Chacun eut alors la même idée : comment remercier Léa de ce qu’elle accomplissait chaque jour auprès d’eux, ses clients/patients, avec tant d’humanité ?
Léa ne comprit pas ce qui se passa ensuite chez elle, tandis qu’elle rinçait son petit matériel et préparait en même temps un café en poudre ou un thé à ceux qui le souhaitaient au moyen d’une bouilloire posée sur le petit réchaud à gaz de sa kitchenette… Elle vit simplement un attroupement autour de Madeleine, et ne put intercepter que des chuchotements inaudibles. Elle se sentait exclue de quelque chose que les autres partageaient visiblement avec grand plaisir.
Par la suite, elle rangea dans un coin de sa tête ce court moment d’exclusion que l’enterrement de Germain vint de toute façon éclipser.
Il eut lieu dans la dignité, ainsi qu’il est convenu de le dire en pareilles circonstances, et nombreux furent ceux venus assister à ces obsèques pour des raisons diverses et variées…
Madeleine, en grande curieuse, commença par se délecter de voir tout un tas de visages connus dans ce lieu dépouillé et austère, et passa de bons moments naviguant de l’un à l’autre en sautillant presque… jusqu’à ce qu’elle éprouve la peur de sa vie, la pauvre ! Elle qui craignait de perdre la tête fut littéralement terrorisée lorsqu’elle se rendit compte que l’homme dont elle s’était rapprochée par hasard lui rappelait de façon saisissante Germain Mourot.
Pensant avec effroi qu’elle commençait vraiment à « débloquer » elle préféra garder pour elle cette apparition inavouable mais dut se faire soigner ensuite pendant plusieurs semaines pour des problèmes digestifs importants et de l’arythmie, dont les causes demeurèrent un mystère pour son médecin traitant.
Une fois l’enterrement passé, la vie reprit son cours chez Coif’net, jusqu’à ce qu’un matin semblable aux autres, clair et ensoleillé, en arrivant sur son lieu de travail à six heures trente, comme à son habitude, Léa levant la tête, vit que son salon de coiffure avait changé de nom pendant la nuit : une superbe inscription de couleur verte, en fer forgé, fixée sur un support de marbre saumon aguichait les futurs clients d’un : AUX BONS SOINS DE LEA... Comprenne qui pourrait !