lundi 15 décembre 2008

Journal d’un estropié Par Eric H

Nouméa, 09 mai 2008

Il m’arrive d’oublier, de plus en plus. Peut-être suis-je devenu fou !? Mon médecin dit que c’est un tohu-bohu insensé dans ma tête, que j’ai une tumeur incurable grosse comme une tête d’épingle. Je vous épargne son emphase vomitive, ça me met hors de moi. A l’annonce du diagnostic, il s’est approché de moi dans sa blouse immaculée, la chevelure d’un blond catastrophique, le regard philanthrope. Visiblement, il était rassuré, satisfait même : ma maladie était clairement identifiée, bien répertoriée dans son encyclopédie médicale. Il a accroché son regard au mien, me l’a pour ainsi dire tendu comme une perche à un noyé, et a déclaré en termes pompeux, d’une voix feutrée et rassurante, que j’étais condamné à mort, piégé, fait comme un rat.
Pour la conscience, la sienne évidemment, il m’a prescrit des rafales d’antibiotiques, des pilules en tous genres, des grains multicolores sous toutes leurs formes, jusqu’à la nausée. J’ai tout ingurgité, consciencieusement, jour après jour, les pires de ma vie : l’horreur totale. Je n’avalais quasiment plus que ça : nausée garantie toute la journée. Mon sang n’a fait qu’un tour lorsque j’ai constaté que c’était le silence radio entre mes jambes. J’ai senti qu’il y avait comme une boule qui se formait dans ma gorge, une boule qui devenait grosse comme une montgolfière. J’avais un mal de chien à refouler ma colère. J’aurais hurlé à m’en arracher les cordes vocales. Ils ont voulu rajouter quelques cachets pour arranger ça. J’ai tout arrêté sur un coup de tête, sans rien dire. De toute façon, ce qui m’apaise le mieux, ce sont les mots. C’est bio.
Dans mon entourage, personne ne sait que c’est un champ de bataille dans ma tête. Je saucissonne mon langage, je barricade les mots comme dans une véritable forteresse. Je consacre une bonne part de mon énergie à demeurer un véritable bastion. Oui, je déploie une telle énergie qu’il me semble parfois que je pourrais illuminer une centrale électrique à moi tout seul. Il faut que je fasse très attention car je suis bourré de mots et les pores de ma peau sont devenus des passages secrets. Je sais, c’est dingue mais les mots s’y infiltrent à mon insu, m’assaillent, m’absorbent, me siphonnent comme l’eau des latrines. Ca rentre par une oreille et ça reste dedans. Peut-être suis-je réellement siphonné finalement? Peut-être Germain s’intéressait-il à moi pour cette raison ?
Après la biopsie, mon médecin m’a éclaboussé de recommandations doctorales. J’ai une maladie écrite et incurable et je ne suis pas suffisamment je-n’en-peux-plus-je-vais-mourir-compatissez-s’il-vous-plaît-n’oubliez-pas-de-venir-nombreux-à-mon-enterrement à son sens. Je ne comprends pas tout et je me fais parfois l’effet d’un simplet, vraiment pas de taille à l’affronter. Il faut dire que mon toubib vit dans un pays appelé toubib. Il voit bien que je n’arrive pas à me concentrer, que c’est Hiroshima dans ma tête. Il pourrait aérer son univers. Non, pensez-vous ! Un déni : c’est écrit dans ses livres, assurément en caractère gras si j’en crois la récurrence du propos. Je devrais manifester plus d’intérêt à ma propre mort. Comme si ça ne suffisait pas d’être mort d’inquiétude. Et comme la douleur autorise tout, il s’est mis en tête de me faire consulter un psy.
Lors de notre dernière rencontre, j’étais taraudé par l’envie de fuir comme un voleur. Pour m’ennuyer, je m’ennuyais ferme, ça oui, au-delà de l’exprimable. Au bout d’une heure passée à écouter les mêmes inepties, les mêmes principes à deux sous, nos relations sont devenues si compromises que j’ai décidé de le railler. A la bonne franquette. Je me suis dit que si on ne peut plus ni rire ni rêver, on est mort de toute façon. Et puis quel charlatan tout de même ! Je n’en suis pas rendu à avaler des lames de rasoir pour justifier d’une psychanalyse. J’ai dit non tout de go, sans agressivité… ou presque. J’ai juste claqué la porte. On ne me disséquera pas comme un rat de laboratoire. J’ai beau être frappé comme une tequila, ce ne sont tout de même pas des éclats d’obus que j’ai dans la tête !

Au fait, il faut tout de même que je vous dise qui est Germain. C’est un psychanalyste. Je sais… à croire que le monde devient fou. Il va bientôt y avoir plus de psys que de feux rouges ! Quoi qu’il en soit, ça m’a fichu un sacré coup au cœur quand j’ai appris la nouvelle. Je me suis dit qu’il était probablement écrit quelque part que je devais mourir d’une overdose de psys. Il faut bien mourir de quelque chose me direz-vous... Depuis, je suis obnubilé par l’envie de détaler. Je me suis entiché d’un besoin irrépressible de me fermer aux autres, de me claquemurer en moi-même, de fermer la porte à double tour et de rester seul avec mon cerveau phagocyté. Chaque individu a le droit de choisir ; j’ai choisi et qu’on ne vienne pas m’emmerder ou j’éclabousse tout le monde !
Trêve de jérémiades, c’est Germain qui a frappé à ma porte ce soir-là. Il a souri sans conviction, comme pour masquer une inquiétude, visiblement préoccupé, avec pour signe particulier un petit rat décalqué sur son épaule. C’est connu, la nuit tous les rats sont gris. J’étais abasourdi par les médicaments et plusieurs nuits d’insomnies consécutives, mais je ne pouvais décemment pas lui demander de faire demi-tour ou de fermer son maudit clapet. Le mieux que j’avais à faire était probablement de jeter mon intégrité aux orties, de m’épuiser à l’écouter, de me laisser glisser dans mon fauteuil et de laisser les choses aller. De toute façon, je ne peux pas m’offrir le luxe de passer mes journées à macérer dans du formol. Et n’allez surtout pas croire que je cherche à me justifier en vous racontant tout ça ! La preuve : ce n’est pas mon psychanalyste. En fait, je suis écrivain public, c’est tout.
Je n’ai jamais su pourquoi mais j’ai très vite compris qu’il connaissait l’importance des mots, qu’il avait assimilé qu’ils avaient le pouvoir d’en soigner d’autres. J’ai indiqué le canapé du menton et je l’ai écouté, intarissable, parler une bonne heure en me disant que j’étais décidément béni des Dieux. A n’en pas douter, la guigne s’était définitivement abattue sur moi ! Ca flairait le bon sens. J’ai sorti mon plus beau sourire et je me suis dit qu’il fallait impérativement que je me décide à me porter acquéreur d’un pistolet semi-automatique. Cela devenait nécessaire et urgent, la priorité des priorités. Pour le reste, je me contentais de le zieuter, imperturbable, d’acquiescer de temps en temps de ma tête malade et de prendre quelques notes dans mon calepin. Un vrai psy à ma façon. On largue bien des bombes atomiques pour faire cesser les massacres…
Par la suite, j’ai passé moult soirées à rédiger des lettres pour lui, la plupart pleines de rancunes et de haine, parfois de simples petits mots jouissifs à l’intention des maris trompés, des mensonges, des menaces, des lettres d’insultes aussi, autant d’informations recueillies au compte-gouttes, volées malgré moi à leur auteur et à leurs destinataires. Petit à petit, au fil des ans, considérablement aidé par le zèle de Robert à tout révéler entre deux verres de Bourbon, j’ai pu assembler certaines pièces du puzzle, bien assez pour être certain de ne pas vouloir en savoir plus ! Ce que je sais de lui déborde de ma mémoire comme du vomi. Cet énergumène était plein de ténèbres, laid et noir comme du mazout. C’était si épais à l’intérieur de lui qu’il n’y avait plus de place pour respirer. Ca devait obligatoirement être toxique ! Vous comprendrez que je préfère garder ça loin de moi.
Dans l’ensemble, Germain ne disait jamais rien que le strict nécessaire à la rédaction de ses lettres, jamais un mot de trop. Juste assez pour que je constate que ce n’était pas du sang qui circulait dans ses veines mais du poison. Juste assez pour que je devine les vies sabotées, les champs minés laissés derrière lui. Juste assez pour que je comprenne qu’il n’avait pas beaucoup fréquenté les bibliothèques et usé les bancs d’écoles ! Sinon, pourquoi serait-il venu me trouver, hein !? C’était un cancre fini, un nul en orthographe de surcroît, mais pas un idiot pour autant. Croyez-moi ou pas, je mettrais ma main à couper qu’il a fait une analyse dans le seul but de devenir lui-même psychanalyste. Facile, non !? Pratique aussi. Il ne lui restait plus qu’à fuir son passé et prendre ses jambes à son cou. Et quelle destination pouvait être plus appropriée qu’une île perdue, probablement inconnue de tous, à l’autre bout du monde ? Je vous le donne en mille !
Grâce à lui, j’ai failli réaliser mon bon vieux rêve : devenir un tireur fou. Peut-être que j’en étais là dans mon cycle karmique après tout et qu’il fallait que je suive ma pente naturelle ? Quoi qu’il en soit, je parle de lui au passé car il est mort. Juste pour dire combien la vie est juste parfois. Il faudra que je pense à l’occasion à dresser un autel aux esprits. Vous l’aurez compris et je l’avoue tout net : je le méprisais depuis le début, depuis l’instant même où il a frappé à ma porte. Un truand de première, un bac + 5 de la méchanceté et de l’hypocrisie, avec une mention spéciale « mesquinerie et turpitude ». Incidemment, on peut dire qu’il a réussi sa sortie. Le tapis rouge et tout le tintouin. On l’a retrouvé en bas d’une falaise, écrasé au sol, aplati comme une crêpe. Ou éclaté comme une grenade. En fait, je n’en sais rien ; ce sont les enquêteurs qui m’ont appris la nouvelle.
J’ai beau fouiller dans ma tête à m’en déglinguer la tuyauterie, je ne me rappelle pas ce que je faisais ce soir là. Trou noir. C’est ce que j’ai eu la sagesse de dire au type qui est venu m’interroger, le commissaire Davois. Que dire d’autre de toute façon ? Je ne vais tout de même pas m’accuser sciemment, inventer pour me justifier ou je ne sais quoi encore. Pour son plaisir, j’ai indiqué que Germain m’avait rendu visite la veille de sa disparition même, tout juste avant le repas, qu’il semblait très anxieux. Une lettre de première importance à rédiger. J’ai menti en toute impunité. Le fouille-merde visiblement jubilait ; il a voulu savoir de quoi il retournait. J’ai fait preuve d’une rare habileté et j’ai trouvé un alibi blindé : trou noir. Je n’allais tout de même pas transgresser le secret professionnel. Faut bien que ça serve à quelque chose d’être atteint gravement. Dès lors, j’ai compris que j’étais le suspect n° 1 sur sa liste : l’homme à la tête pleine de trous.
*****

Il fallait voir les visages de circonstance à son enterrement. Un vrai feu d’artifice ! Je vous jure que ça mérite quelques lignes. Un tableau idyllique du genre humain. Il y avait les proches, bien entendu, la plupart au premier rang, mais aussi quelques badauds, probablement venus prendre un bain de soleil, les incontournables vautours, la peau tannée comme du cuir, l’air plus consternés que les autres, les écoutilles grandes ouvertes, la bouche prête à tout répéter, y compris ce qui n’avait pas été dit. Malheureusement, je n’avais pas mon pistolet semi-automatique avec moi. C’est là que j’ai compris que c’était vraiment fini, qu’on était débarrassés de cet hurluberlu, que je n’aurais plus à être le témoin de ses turpitudes. Je suis resté à l’écart, bien à l’abri des regards indiscrets et j’ai observé le tableau un long moment. Puis je suis rentré chez moi et j’ai écrit. Ca soulage d’écrire, ça rend léger et souriant. J’ai écrit comme ça venait, sans réfléchir.
D’abord sur elle sa maîtresse. Avec Germain, ils vivaient ensemble un véritable enfer. Tout avait probablement commencé comme dans les contes de fées. Toute histoire d’Amour commence toujours comme dans les contes de fées. Regardez, mes parents. En fermant les yeux très forts et en me concentrant comme la bombe H, j’y arrive. Ca relève de la constipation tellement il faut forcer. Je fourrage comme un forcené dans ma mémoire, la bouche légèrement amère, l’écume au fond du ciboulot, et ça me revient. Comme une décharge électrique. Je les entends rire, une vraie complicité, un pur moment de bonheur, une parenthèse dans leur vie. Pour tout vous dire, cette histoire, c’est comme les contes de fées : ça revient par la mémoire et ça sort par mon rectum. Ca me fait chier les histoires d’amour.
Personnellement, je ne connais rien aux contes de fées mais je sais comment ça commence et comment ça se termine. Maman m’a assommé d’histoires invraisemblables toute mon enfance, plus que de raison. La princesse rencontre un prince ; il est beau, elle est belle, ils aiment leur beauté respective. Ils se contemplent de long en large, en diagonale même, dans le sens des aiguilles d’une montre et dans l’autre. Aucune sorcière n’a encore jeté de mauvais sort sur eux. Ca, vous l’aurez compris, c’est le début. Là, je me mettrais bien à compter les moutons pour m’endormir…
Ce qu’on ne vous raconte pas, c’est le débarquement du premier enfant, la brèche ouverte à s’en fendre l’âme, les premières mortifications, les cris stridents, l’avorton rejeté en même temps que la merde au point que la sage-femme est obligée de faire le tri. Puis là, alors qu’elle est encore gorgée d’hémoglobine, la princesse décrète qu’il n’y en aura pas d’autre. Il ne lui manque plus que la baguette pour distribuer des coups de trique aux sages-femmes. Elle s’en bat l’œil des pulsions animales de son prince ! Qu’il aille au diable et qu’il ne s’avise surtout pas de s’introduire en elle ! La fée devient carabosse, froide comme le pôle Sud.
Total : je suis enfant unique et mes parents ne se parlent plus depuis ma naissance. C’est la guerre froide. Cette réalité est écrite dans mon code génétique. Pas besoin d’une boule de cristal, il suffit d’ouvrir les yeux … et de mettre ses lunettes quand on en a besoin. Ok, ça fait plutôt taupe d’être myope, mais ça peut éviter les désillusions. Mon père, l’horizon lui collait au nez. Il ne portait pas de bésicles pourtant. Cela risquerait d’agrandir son champ de vision disait sa princesse. Je vous le dis tout net, le plus loin qu’il pouvait voir était probablement le bout de sa braguette. Et encore, par en juger les colères de ma mère, il passait son temps à viser à côté des lunettes, de toilette bien sûr. Il n’était pas givré à ce point-là !
Entre eux, c’était différent. Ils n’avaient pas eu d’enfant. Ils se sont aimés jusqu’au jour où ils se sont percés comme un mystère, jusqu’au jour où ils ont compris qu’ils étaient la déception de leur vie. Aussi curieux que cela puisse paraître, ce qui gâche l’Amour, ce sont les sentiments. Dans leur cas, Germain tombait aussi facilement amoureux de l’image que lui renvoyaient les femmes que Madeleine tombait le string. Il avait une inaptitude à aimer ; elle, au contraire, se jetait à corps perdu dans chacune de ses relations. Quoi qu’il en soit, il fallait la voir à l’enterrement, dans sa tenue de bal. Ce n’était pas le bal des débutantes vous pouvez me croire. Elle n’avait rien d’une première main. Ah ça non ! Germain en était gavé au point qu’il ne savait plus comment s’en défaire. Elle était à pleurer la Madeleine !
Très tôt dans leur relation, Germain l’avait affublée d’un petit nom d’amour : la petite pintade. Ah ! Il fallait la voir la petite pintade avec son air égaré. Ah, çà, y’a pas à dire, elle l’avait aimé son psy, elle l’avait vénéré comme une icône. Elle l’avait aimé à outrance, au point de faire une croix sur tout ce qui n’était pas lui. Je vous laisse imaginer le degré de dépendance et de folie. Elle était prise de panique à l’idée de le perdre ou de le partager. Résultat : il ne savait plus comment s’en défaire ! Plus collante qu’un ruban adhésif : une femme glue. Quand est-ce qu’on peut se voir ? Quand est-ce que t’auras cinq minutes ? Tu m’aimes toujours, dis ? C’est bien toujours comme au premier jour nous deux, hein ? Je vous fais grâce de toutes les balourdises qu’il devait endurer, de tous les clichés d’usage, ça deviendrait pesant et ennuyeux.
Il avait profité un bon moment des avantages qu’elle offrait puis s’était lassé assez rapidement. Elle était belle pourtant quand il l’avait rencontrée : des cheveux, beaucoup de cheveux, longs et noirs, des yeux noisette, des dents immaculées, des formes généreuses, des tenues plus moulantes les unes que les autres… la parfaite femme fatale, probablement le résultat d’une somme monstrueuse de travail et d’argent, le genre de fille qu’on ne demande qu’à rencontrer… et dont on se lasse tout aussi rapidement ! Il s’était blasé assez vite et ne voyait plus en elle qu’un bipède en string, rien d’autre. Il avait tenté de s’en séparer en douceur, mais en vain. L’incompréhension avait gagné du terrain, leurs discussions amoureuses s’étaient transformées en disputes, leurs disputes en chantage : si tu me quittes, je dis tout à ta femme !
Depuis, il continuait à la voir, mais il l’avait soumise aux pires cruautés en espérant la voir lâcher prise. Elle l’aurait bien pétrifié pour le garder à elle toute seule, mais c’est lui qui l’avait changée progressivement. Il avait exigé d’elle qu’elle enfile des tenues dégradantes, invraisemblables, comme la fois où il l’avait sommée de se costumer en cochonne et de ramper à ses pieds en grognant et en agitant son arrière train. Puis il l’avait soumise à des sévices sexuels extrêmes, la fouettant bien souvent parce qu’elle ne montrait pas suffisamment d’entrain. Pour sa défense, celle de Germain je veux dire, elle était plus résistante que l’acier inoxydable ! Elle ne s’était jamais résignée, comme Jeanne sur son bûcher. Un vrai pitbull la Madeleine ! Il avait même fini par la soupçonner de prendre goût au jeu.
Bon d’accord, je reconnais que j’en rajoute un peu parfois, beaucoup même si vous le voulez mais, le moins que l’on puisse écrire, c’est qu’il n’était pas rempli de bienveillance à son égard. Au bout de quelques mois, on avait vu Madeleine se faner rapidement. Il lui aurait fallu un psy, un autre cette fois-ci, et pour de bon ! De là à penser qu’elle l’avait poussé, il n’y a qu’un geste bien sûr.

Elle aurait pu aller voir Grégory, le superviseur du défunt. Il s’était offert le culot de venir à l’enterrement, lui aussi. D’évidence, il n’avait pas mieux à faire, ou était-ce peut-être l’occasion rêvée de récupérer quelques patientes !? Il n’en était pas à un coup d’essai en la matière ! Et puis, il était le candidat idéal pour consoler les femmes esseulées et récupérer les cas désespérés. Un sale type, vraiment. Avec le temps et l’expérience, il a gagné en confiance et en cynisme. Je suis convaincu que, son travail l’autorisant à régner en maître sur la gente féminine désaxée, il a abusé sans vergogne de ce privilège. Sans compter tout le bon argent qu’il a cherché à se mettre dans les poches ! Ce n’est pas à portée de toutes les bourses d’avoir des maîtresses ! Je dois lui reconnaître l’intelligence d’avoir toujours su se montrer aussi fort qu’elles étaient faibles. Et comme il fleure bon l’abandon, difficile pour elles de lutter. Elles tombent dans le panneau puis dans son lit.
Dans la hiérarchie des psys enfoirés, Grégory est dans le peloton de tête, probablement pas très loin de Freud ! Il est aussi grave que la voix de Barry White. Ca va peut-être vous couper la chique, mais derrière sa personne bien proprette se cache un sale type de première, un manipulateur hors pair. De son emprise sur les femmes, il tire une confiance en lui démesurée. Selon Germain, il s’est très tôt forgé une image romanesque du sexe faible, ce qui a déclenché chez lui une addiction identique à celle qu’il a connue à la cocaïne. Tout ça pour dire qu’il est tout simplement accroc de leur dépendance, ce qui est peut-être le pire des vices, non ? Il doit bien exister un cercle dans l’enfer de Dante pour y glisser ce salopard ! Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a osé sa vie.
Je n’arrive toujours pas à croire qu’il était là, à quelques pas de la veuve. Je me serais bien masqué les yeux pour ne pas voir ce spectacle. C’est ridicule, je sais, mais il ne manquait plus que les glapissements stridents pour compléter le tableau ! Qu’est-ce qu’il faisait là à faire l’autruche devant le cercueil, la tête baissée !? Sûrement le besoin viscéral de vérifier de visu qu’il était enfin débarrassé ad vitam aeternam de Germain. Je peux assurer, sans risque d’erreur - OK son âge joue en sa faveur -, qu’il aurait bien pu l’aider à glisser du haut de la falaise. Les peaux de bananes c’est son truc. Un pro de la savonnette, un expert des coups tordus, le roi des abominations en tous genres. Je sais, rien ne dit que tout ce que je vous raconte est vrai, hein ? Il a peut-être un cœur finalement… qui sait ?
Sachez qu’être ami avec Robert, c’est comme sympathiser avec un gars du KGB. J’ai appris de sa bouche imprégnée de Bourbon que la relation entre ces deux-là avait pris l’eau depuis que Grégory avait fait plonger Mireille, une de ses premières patientes. Cela lui avait coûté des mois de travail acharné et d’efforts conséquents pour réussir à gagner sa confiance. Il s’était occupé d’elle avec un soin maniaque, presque suspect ; c’était à se demander s’il n’en était pas tombé amoureux. Disons seulement qu’il avait fourni un travail minutieux, professionnel, qu’on pourrait qualifier d’orfèvre, pendant toute cette période qu’il a consacrée à son cas. Je me suis toujours demandé s’il ne cherchait pas à racheter son passé en se focalisant sur elle. Docile, elle avait appris avec le temps à mettre des mots sur ses plaies, à se confier à lui comme à un ami, ce qui était un progrès majeur dans son analyse. Il avait même réussi à lui redonner un certain équilibre. Quand on sait d’où elle revenait !
Tout s’est gâté lorsque Germain a dû quitter précipitamment la France pour revenir s’installer à Nouméa. Il a alors confié sa patiente à son ami et mentor : Grégory. Le résultat ne s’est pas fait attendre : une liaison amoureuse, de courte durée certes, et une nouvelle descente dans les abîmes de la drogue pour Mireille. Une spirale infernale, encore plus périlleuse que la précédente, de longs mois de travail fichus en l’air en peu de temps. Inutile de dire que la relation entre Grégory et Germain a sérieusement pâti de cette faute professionnelle majeure. Quand il a appris le cataclysme, Germain a réglé ses comptes avec Grégory puis, pour sauver Mireille des serres de ce gougnafier, a décidé de la ramener à Nouméa, avec lui. Il l’a ensuite aidée socialement avant qu’elle ne meure, pauvre fille, quelques temps plus tard, dans un désœuvrement absolu. Bien entendu, si le bon sens avait prévalu, ce serait lui qui serait mort en premier.

Non loin, à quelques coudées, le regard rivé sur le cercueil, se trouvait la veuve, une motte de terre à la main, quelques membres de sa famille à ses côtés. Pour l’occasion, elle avait sorti l’habit des grands jours et s’était vêtue d’une magnifique robe popinée ornée de fines dentelles, pourvue d’un décolleté, d’un jupon et de boutons dans le dos. Une robe qu’elle ne sortait qu’à de très rares occasions, et qui s’éloignait quelque peu des traditionnelles robes missions. Il faut dire qu’elle avait développé très tôt la volonté de quitter la tribu, de ne pas être une femme comme les autres, muette et consentante, une femme de plus dans la vie d’un homme. Rosalie : une véritable carte postale des îles, en particulier quand elle parle. Elle promène son accent singulier, mélange de ses origines mélanésiennes et métropolitaines, partout où elle va. Elle a du sang métisse et rebelle en elle et ça s’entend. Ca chante dans sa voix, ça swingue aussi pas mal quand elle crie !
Leurs disputes étaient connues dans le quartier, légendaires selon certaines langues bien pendues, en particulier pendant les premières années de leur relation. Rosalie refusait d’abdiquer ses ambitions, en particulier celle de réussir sa vie de couple. A l’aimer comme elle l’aimait, il lui était incompréhensible de ne rien recevoir en retour, ou si peu. Il est vrai que l’Amour paraît bien décevant en regard de l’image que nous nous en forgions dans l’enfance ! Je me suis laissé dire qu’elle allait jusqu’à le surveiller parfois de loin, avec ses jumelles, abritée derrière les volets de sa chambre, bien campée dans ses claquettes – l’émancipation a ses limites ! -, une cigarette collée aux lèvres, les mâchoires serrées. Elle l’accompagnait des yeux jusqu’à ce qu’il devienne un point infime et s’efface complètement à l’horizon. Elle avait du mal à le laisser partir ; elle l’aurait même volontiers emboucané pour l’avoir toujours à portée de voix. Décidemment, les lubies féminines !
Elle l’avait rencontré l’année de la première foire agricole de Bourail. Elle sortait d’une relation difficile avec un ami d’enfance, un jeune de Luengoni, qui s’était jeté sur elle comme la pauvreté sur le monde et qui avait décidé de l’engrosser dès leur première nuit. Elle avait accepté de se lier à Lucien en échange d’une promesse de sa mère. Bon, ne soyons pas bouchés à l’émeri, elle avait accepté cette liaison par envie aussi. Il était tout de même pas mal le Lucien avec ses grands yeux noirs et son corps de jeune éphèbe ! Il lui avait suffi de suivre les conseils de sa grande sœur et de prendre certaines précautions lors de leurs premières relations intimes, puis de fuir dès que l’occasion s’était présentée. La distance aidant (elle était maintenant installée à Nouméa), leur relation n’avait pas tenu. Tant mieux, elle ne se sentait pas prête à sacrifier sa vie d’adulte naissante, ni au clan ni à quiconque !
Rosalie n’était pas vraiment prête pour une autre relation. C’est pourtant là, à cette foire agricole, que la magie a opéré pour la première fois, qu’elle a rencontré son psy pour la première fois. Là encore, un vrai conte de fées. Ah ! Amour quand tu nous tiens… Puis le temps a fait son œuvre, Germain a pris ses distances, a eu très tôt des relations extraconjugales puis un enfant avec une inconnue. Plutôt que de faire front, Rosalie a capitulé et s’est faite à l’idée d’être cocue et malaimée. Les hommes étaient probablement tous fait du même bois. Elle se consolait avec son travail qu’elle avait repris après deux grossesses difficiles. Sans vraiment savoir pourquoi, peut-être par fierté, pour ne pas reconnaître son premier échec de femme émancipée, pour ne pas être aspirée par la tribu, elle faisait mine de l’aimer encore en le pourchassant de ses invectives. De son côté, Germain s’était fait à l’idée de se faire sermonner copieusement. Il savait, le seuil de la porte à peine franchi, que les mots fuseraient inévitablement, aussi tranchants que des lames de rasoir. Il en avait fait son deuil.
Les larmes coulaient sur son visage et elle fixait le cercueil de ses grands yeux embrumés. Rosalie ne pleurait pas sa disparition, non, la faculté de s’émouvoir de son ignominie l’avait quittée depuis longtemps. Elle s’offusquait simplement de le voir mourir le jour de ses soixante ans (encore un pied de nez du destin) et se sentait tout de même humiliée de voir toutes ces grues se pavaner publiquement devant elle. Tiens, elle aurait pu le pousser du haut de la falaise elle aussi. Il lui en avait fait voir en 25 ans de vie commune ! Elle avait espéré longtemps qu’il serait un jour fidèle ; elle avait eu un besoin épidermique de s’en convaincre. Elle s’était, par la suite, contentée de jouer la cocue entichée. Elle répétait à qui voulait l’entendre que Germain la comblait, qu’il était un époux émérite ; mais personne n’était dupe. Tout le monde connaissait les frasques de Germain et chacun savait, en particulier les patientes de longue date, qu’il n’avait rien du prince charmant, qu’il avait oublié sa b(r)aguette magique quelque part en France et qu’il avait été inapte à transformer son quotidien en autre chose qu’une routine désastreuse.
Une fois ses larmes refoulées, elle avait relevé la tête, avec une certaine dignité je dois dire. Etait-ce de la dignité ou de la soumission ? Je n’en sais rien mais je me trouvais face à elle, à quelque distance, et j’admirais cette retenue à laquelle je n’étais pas habitué. Autant dire que ça tombe bien car je préfère la danse classique au catch. C’était assez prévisible : plus j’assistais à ce spectacle désopilant, plus l’envie d’écrire se faisait pressante. J’ai tout emmagasiné de ce que j’ai vu ce jour là, jusqu’au moindre détail. Et il y en avait des courses à faire. Ah çà, je n’ai pas eu besoin de me creuser les méninges ! Tout était là, un supermarché de la médiocrité, un beau bouquet de têtes à claques et de meurtriers potentiels. Il faut dire qu’il s’en était fait des ennemis en soixante ans de vie ! Je ne sais pas combien de lettres anonymes j’ai pu écrire pour lui, mais le résultat était là, sous mes yeux et il n’était pas le fruit du Saint-Esprit.
*****
Les employés rebouchèrent le trou et restèrent quelques instants à méditer, appuyés sur leurs pelles. Le lieu s’était progressivement vidé et le soleil éclaboussait encore leurs visages. Les enquêteurs avaient refermé le dossier sans savoir si Germain était mort accidentellement ou non. Le deuil pouvait réellement commencer pour les proches.
De la butte où je me trouvais, je fixais la ligne d’horizon et songeais qu’il me faudrait, pour quelques temps encore, allouer un grand pourcentage de mes facultés mentales à mémoriser mes menteries. L’enquête était bouclée certes, mais la mort suspecte de Germain resterait présente dans les mémoires de chacun.
Pour l’heure, une page se tournait ; une nouvelle histoire pouvait s’écrire.

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