lundi 15 décembre 2008

Le danseur par Anne M

C’est dans la presse que je suis tombé sur le nom de mon ami danseur. Je m'apprêtais à aller voir son premier spectacle et fis quelques recherches pour savoir dans quel hôtel il était. Je finis par le retrouver à la sortie d'une répétition ; il parut très rassuré de me retrouver (nous n'avions pas communiqué depuis longtemps mais il était au courant de mon séjour ici par une amie commune) .Très vite il me fit part de la perte d'un ami qui vivait sur le Territoire et me demanda de l'accompagner à l'enterrement qui avait lieu le lendemain. J'acceptais immédiatement, tant le son de sa voix était soudain faible et ému. Je ne l'avais jamais connu aussi désemparé.


Le lendemain, à l'heure fixée, je passai le prendre à son hôtel et c'est un peu en avance que nous arrivâmes au cimetière. Peu de gens se trouvaient là. Il s'est approché du lieu d'inhumation fraîchement creusé et a demandé quelque chose aux gens qui travaillaient autour puis s'est éloigné des tombes.
Restée en retrait, je restais un soutien disponible s'il en exprimait le besoin tout en guettant à loisir l’arrivée des autres personnes. C'est dans ce lieu que je le découvris sous un autre aspect, non pas vieilli mais débordant de ses vies. Et, dans cet espace si particulier de pierres tombales, même vêtu d'un pantalon sombre, d'une chemise grise, d'un pull noir négligemment posé sur ses épaules, il scintillait sous le soleil. Sa chevelure noire, très courte, mettait en valeur sa silhouette aérienne et son regard profond, mais aussi son teint olivâtre qui laissait deviner son origine de Chine du nord. Il était grand, droit, bien ancré dans le sol et pourtant ne semblait pas tenir en place.
C'était ainsi, lorsqu'il était enfant, capable de rêver de longs moments, sans prendre garde au va-et-vient autour de lui, puis tel un lutin, il disparaissait dans quelque activité plus attractive, comme le racontait sa mère. Ainsi, très tôt, il avait fallu canaliser son énergie, démesurée et imprévisible.
Comme sa famille habitait loin de la capitale, il avait été mis en pension dans une école militaire où, enfant de cadre du Parti, il recevrait une bonne éducation. Ses deux frères étaient restés près des parents et, lui, avait subi la discipline, les études, les rigueurs, les sanctions, beaucoup de choses dont il ne parlait pas et qui lui arrachaient un sourire quand on l'interrogeait. C'était peut-être à cause de cela qu'il irradiait de lui cette force tranquille, équilibrée, harmonieuse et qu'on le remarquait. Il avait aussi ce besoin impératif de marcher et se déplaçait majestueusement, souple comme un chat, attentif à tout, très réservé. Une telle attitude provenait sans doute de sa faculté à s'adapter à toute circonstance, mais aussi de sa volonté farouche de réaliser ses rêves. Car, dans l'armée, il avait su faire ce qu'il fallait pour être repéré et mériter d'être placé dans un milieu artistique très élitiste : l’Académie militaire de danse de Pékin où il était devenu premier danseur.
Je venais d'arriver dans cette même ville depuis 5 mois lorsque j'entendis parler de lui par une collègue - amie belge qui venait de le découvrir dans un spectacle à l'Académie, proche du lieu où nous étions logées. Elle était allée le féliciter dans les loges et ne tarissait pas d'éloges à tel point qu'elle se promettait de tout faire pour le revoir. Ceci me fit sourire tout d'abord parce qu'elle n'était pas vraiment branchée "danse" et tout à coup ce fut un véritable déclic, un engouement extraordinaire. Alors que j'avais moi-même pratiqué danse et théâtre, elle voulait tout m'expliquer. C'est ainsi qu'elle m'entraîna à un cours de danses traditionnelles des minorités, à l'Institut d'Arts, proche de notre lieu de vie et de travail, puis à différents spectacles. Je ne rencontrai Sylvain, le danseur, que beaucoup plus tard, je dirais même après que leur relation ne fut vraiment bien définie. Ma fille, elle-même danseuse, vint me voir à cette époque et nous ne pûmes le rencontrer, comme si ma collègue craignît de le présenter à d'autres femmes. Je compris ainsi très vite qu'elle se l'était annexé.
C'était juste au moment de Tian An Men. Lui, comme tous les jeunes chinois de cette époque, souhaitait ardemment sortir de son pays et le seul moyen était de se marier à une occidentale. Elle était célibataire et très amoureuse de lui, le reste ne fut qu’une formalité. En même temps, il présenta le concours d'entrée chez Béjart après avoir démissionné de l'Académie. Tout alla bien pour lui ; il fut pris, reçut une bourse et partit le premier en Belgique. Elle eut ainsi la sensation de l'avoir sauvé de la répression qui suivit dans ce pays, mais elle ne savait pas que finalement commençait pour eux une vie de couple en éclipse. Elle obtint un poste en Suisse où elle eut deux enfants, mais sans doute bien loin de son amoureux et de l’idéal qu'elle avait projeté en lui.

C'est à cette époque qu'il rencontra Germain Mourot, dans un bar, à la sortie d'un spectacle. Celui-ci avait vu les ballets et avait remarqué Sylvain ; il le retrouva en train de fêter avec quelques collègues la fin de leur prestation. Sa femme, occupée en S par son travail, et les enfants ne s'étaient pas déplacés. Il menait donc une vie de célibataire simple et travailleuse car la compétition qui régnait au sein de l'école était forte.

Sylvain était un excellent danseur classique avec une énergie fulgurante, habitué à la pratique des arts martiaux. Il donnait l'impression de voler en dansant mais n'avait aucun sens de danse contemporaine créative. Sa longue habitude à imiter le maître, comme on la pratique en Chine, l'inhibait. Il se trouvait démuni dans les improvisations et à l'image de l'albatros, empêtré dans ses ailes, il n'arrivait pas à sortir des formes codifiées, figées de la danse classique. Il ne parvenait pas à lâcher prise dans ce corps formaté. Il lui fallut beaucoup d'efforts, d'abandons, de remises en questions pour y arriver.

Germain comprit très vite qu'il pouvait l'aider et lui proposa de passer le voir. Ce qu'il fit dès le lendemain. Il lui proposa quelques exercices de détente pour le mettre sur la voie et faire ressurgir sa créativité. Au cours de leurs différentes rencontres, ils échangèrent des conseils contre des places de spectacles, car Sylvain n’avait jamais envisagé ce genre de démarche. Germain l'avait compris, il en était très éloigné. Ainsi se noua entre eux des échanges amicaux autour de leur correspondance et des visites de Germain lorsqu’il passait en Europe. Pour Sylvain il n'y avait pas d'explication : il avait trouvé quelqu'un qui lui faisait du bien, le guidait dans sa découverte de l’acte de création en Occident. Germain avait décelé chez lui une fragilité : une sensibilité à vif, retenue et difficile à exprimer ; il lui semblait à la fois puissant et surhumain dans ses prestations et si perdu lorsqu'il avait à faire passer une émotion à raconter par des gestes, à communiquer une histoire au public. Pour cela Germain aimait à dénouer chez lui les blocages de l'enfance qui réapparaissaient à l'âge adulte et il allait ainsi le conduire du ressenti asiatique au ressenti occidental.

Sylvain ne parla pas à sa femme de ses problèmes, ne voulant pas ajouter aux difficultés qu'elle avait à assumer tout le reste. Il ne parla pas davantage de Germain. Pour avoir plus d'indépendance dès sa sortie de l'école, il créa sa propre compagnie et créa plusieurs spectacles où il continua de danser. Il fit des tournées en Europe, en Chine et c'est comme cela qu'il vint à Nouméa avec son solo "La danse du feu".

Quand Germain était en Nouvelle-Calédonie, ils communiquaient par courriel, rarement par téléphone. Cette fois, il avait annoncé sa venue et se faisait une joie de retrouver son vieil ami et l'univers dans lequel il vivait le plus souvent.
Avant son départ de Belgique, il n'avait pas réussi à le joindre ; arrivé ici, il chercha à lui téléphoner et tomba sur quelqu'un qui lui annonça la triste nouvelle. Il fut sonné sur le coup et réalisa qu'il allait falloir danser sans pouvoir le revoir, dans le dénuement le plus complet. Il se rendrait à son enterrement le lendemain et comprit que son spectacle n'était pas le véritable but de sa venue ici, mais plutôt l'adieu à l'ami qui l'avait tant soutenu depuis leur rencontre.

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