lundi 15 décembre 2008

LE COMMISSAIRE DAVOIS par Sophieu

I

Quartier latin - Nouméa. Décembre 1995.

Une caresse froide sur la joue sortit brusquement Mireille du sommeil. Elle tressaillit comprenant rapidement qu’il y avait quelque chose d’anormal dans ce contact. Il n’était pas le fruit d’un rêve. La réalité lui fut vite évidente, elle n’était pas seule dans la chambre.
- Si tu cries, j’ te saigne, grogna l’intrus entre ses dents.
Terrifiée, Mireille n’esquissa aucun mouvement de défense, hochant légèrement la tête pour signifier qu’elle avait pigé. Elle sentait la pression du couteau se promener sur sa joue, elle ressentit une sueur froide malgré la chaleur étouffante de la chambre.
Dans la pénombre de la pièce, elle distinguait une immense silhouette noire penchée au dessus d’elle.
D’un mouvement sec le drap fut rejeté sur le côté. Une main saisit la chemise de nuit qui recouvrait son corps et la remonta.
Mireille comprit ce qui allait se passer. Son corps se raidit et elle étouffa une plainte au fond de sa gorge. L’homme s’allongea sur elle tout en maintenant l’arme sur son visage. Ecartant ses jambes de force, il la pénétra violemment.
- J’ vais pas t’ faire mal, grommelait-il comme un leitmotiv alors qu’il s’agitait sur elle avec frénésie. D’une poigne solide il lui maintenait la taille, elle sentait ses ongles s‘enfoncer dans sa chair, de l’autre main il la menaçait de son arme. Elle avait progressivement glissé de sa joue à son cou. Le tranchant du couteau n’était qu’à quelques millimètres de la carotide.
Les grognements de l’homme s’étaient transformés en sons rauques. Il transpirait dégageant une odeur acre légèrement métallique. Mireille sentit la nausée soulever son estomac. Elle était presque aussi forte que la brûlure engendrée par le va-et-vient de son agresseur. Instinctivement elle déconnecta son esprit de son corps. Ne plus être à l’écoute de la souffrance, rejeter l’humiliation. Le corps maltraité n’était pas elle mais une partie d’elle. C’était la seule protection qu’elle connaissait. Elle l’avait pratiqué autrefois quand elle se vendait pour payer ses doses de rêve. Elle avait pris l’habitude lors de ces passes sordides de se dédoubler. Il y avait elle, allongée, sous un corps, sans désir, sans plaisir, juste dans la souffrance acceptée, et il y avait sa pensée intouchable, inviolable. L’essence même de ce quelle était lui appartenait.
L’homme soudain poussa un râle, la pression du couteau se relâcha quelques secondes. L’homme fut rapidement sur pieds. Refermant son pantalon, il murmura menaçant :
- Pas un cri, pas un geste ou je te plante.
Il traversa rapidement la chambre et sortit par la baie vitrée restée entrouverte.
Mireille resta un long moment inerte au creux de son lit. Machinalement, elle avait refermé les jambes et redescendu la chemise sur sa nudité. Une envie impérieuse l’envahit. Elle la reconnut avec frayeur. Elle s’y était vautrée pendant des années, une façon comme une autre de prendre la fuite, mais aussi de se perdre. Elle avait envie de poudre blanche pour se réfugier dans l’oubli. Comme avant. Il n’y avait pas encore si longtemps.
Les minutes s’égrenèrent lentement dans la moiteur de la chambre. Un léger courant d’air fit bouger le voilage détournant Mireille de ses pensées. Un sentiment de colère et d’injustice montait progressivement en elle. Pourquoi le sort s’acharnait-il sur sa vie?
Elle était venue en Nouvelle-Calédonie pour changer son destin, pour oublier la drogue et tous ces hommes qui avaient joui de son corps sans tendresse, sans amour, juste contre quelques billets. Son passé la rattrapait alors qu’elle était encore fragile. Elle devait lutter pour elle et pour Germain Mourot. Le seul homme qui l’ait respecté, qui lui ait distillé l’envie et la force de se reconstruire.
Les premières lueurs de l’aube commençaient à poindre à travers le rideau. Elle se leva, s’habilla dans la demi-obscurité de la chambre.
Elle saisit son sac et ses clés. Au moment de sortir de l’immeuble, elle eut soudain peur. Et s’il était resté dans la rue à guetter. Elle hésita. Entrebâillant la porte, elle jeta un rapide coup d’œil à droite puis à gauche. Personne. Elle marcha d’un pas rapide jusqu’à sa voiture. Elle engagea la clé dans le démarreur, par automatisme elle regarda la montre analogique, 4h 29. La voiture démarra au quart de tour et prit la direction de l’Hôpital Gaston Bourret.
7 h 10, Mireille était assise à l’accueil du commissariat. Le Policier en faction lui avait servi un café dans un gobelet en plastique. Elle se concentrait sur le breuvage un peu trop sucré.
La porte battante s’ouvrit brusquement sur un bel homme d’une trentaine d’année, grand athlétique à la beauté eurasienne. Après quelques mots échangés avec le policier derrière le comptoir, il se dirigea vers Mireille, la main tendue, un sourire chaleureux accroché aux lèvres.
- Lieutenant Davois, se présenta-t-il. Mademoiselle ?
- Mireille Bouloumi.



II

Cimetière du 6eme km – Nouméa. 12 mai 2008

Le commissaire Davois leva la tête en direction de l’ATR en phase d’atterrissage.
- C’est le vol de Lifou, pensa-t-il. La carlingue relookée de motifs locaux se détachait sur le bleu azuréen de cette lumineuse matinée de juin. Il suivit l’appareil du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse, puis son attention se reporta sur l’ensemble des individus regroupés autour de la tombe fraîchement ouverte. Il distingua à nouveau les paroles d’accompagnement du curé, celui-ci leva le bras et bénit le cercueil déposé au fond du trou. Posté sur les hauteurs de la colline du cimetière du 6eme km, il observa une à une les personnes qui défilèrent une rose rouge à la main devant la dernière demeure du défunt. Davois reconnu plusieurs des participants. Il les avait convoqués au commissariat pendant la semaine précédent l’inhumation.

Six jours plus tôt il avait reçu un appel de la brigade de gendarmerie de Poya l’informant qu’un jeune kanak avait découvert un homme mort au pied d’une falaise. Il s’était aussitôt rendu sur place avec le lieutenant Durand. Trois heures trente de voiture et vingt minutes de marche sur un sentier de brousse avaient été nécessaires pour accéder sur les lieux.
Deux gendarmes et deux hommes en blouse blanche près d’une civière attendaient déjà sur place. Un peu plus loin, assis à même le sol, un jeune mélanésien en short et t-shirt triturait une tige de broussaille.
- Bonjour, commissaire Davois. Il tendit la main à chacun.
Les présentations faites de part et d’autre, il tourna la tête vers le jeune assis dans l’herbe.
- C’est lui qui a trouvé le cadavre ?
- Oui, acquiesça un des gendarmes.
- Vous avez touché à quelque chose ?
- Non, nous vous attendions.
Davois se dirigea vers le jeune.
- Salut, commissaire Davois, dit-il lui tendant la main.
Le jeune se leva, serra la main du commissaire gauchement. Visiblement, il se sentait mal à l’aise. Davois connaissait la timidité des jeunes garçons des tribus, il lui adressa un sourire amical qui se voulait rassurant.
- Comment tu t’appelles ?
- Marcel Wanetch
- C’est toi qui as découvert le corps ?
- Oui.
- Quand ?
- Ce matin.
- Qu’est-ce que tu faisais par là.
- Je prenais un raccourci pour aller à Gohapin.
- La dernière fois que tu es passé là c’était quand ?
- J’sais pas, huit dix jours, répondit-il de façon hésitante.
Davois savait que la notion de temps était plus qu’incertaine pour les mélanésiens aussi il n’insista pas.
- Tu sais ce qu’il y a en haut de cette falaise ?
- Non, on peut pas monter c’est tabou.
- Doit bien y avoir un chemin, puisque cet homme y est monté et qu’il en est tombé.
- Oui, il y a un petit chemin par là, les vieux y connaissent, moi j’sais pas, répondit-il s’accompagnant d’un geste du bras vers la droite de la falaise.
Le jeune homme piétinait d’un pied sur l’autre pas très détendu.
- Tu as touché au mort ?
- Ah ça non, s’exclama t-il avec une expression d’horreur dans les yeux.
- Ok c’est bon, répondit le commissaire sachant qu’il ne pourrait pas en tirer beaucoup plus.
- Tout à l’heure tu iras à la gendarmerie pour faire une déposition, t’inquiètes pas c’est juste une formalité.
Marcel semblait contrarié par toute cette histoire. Du bout de sa claquette il roulait un caillou dans la terre sèche.
- Allez, ça ne sera pas grand-chose, le rassura Davois.
- Oui, oui, répondit Marcel opinant de la tête le regard vers le sol.
Davois s’approcha du cadavre. Il avait la face contre terre, les membres contorsionnés dans une attitude peu naturelle. Une flaque de sang séchée auréolait la tête. Il n’en avait pas sur les vêtements. Il remarqua qu’une chaussure manquait au pied droit. Une inspection rapide de la paroi rocheuse laissait supposer qu’il avait heurté celle-ci avant d’atteindre le sol.
- Il a du mourir sur le coup, suggéra le lieutenant Durand qui avait sorti un appareil photo et prenait des clichés sous tous les angles.
- Sans doute, répondit le commissaire Davois soulevant délicatement le corps par l’épaule pour voir le visage. Celui-ci avait été défiguré par le choc. Les insectes avaient commencé leur travail de nettoyage et Davois fut parcouru d’un frisson à la vue du spectacle. Pourtant, il avait la sensation que la physionomie générale lui rappelait quelqu’un.
Le lieutenant Durand prit encore quelques photos et sortit un calepin de sa poche. Davois s’éloigna le laissant prendre des notes. Il scruta chaque buisson, chaque rocher à la recherche d’éventuelles indices. Il retrouva la chaussure manquante tombée dans un fourré. Du beau cuir pensa-t-il. Ceux sont des chaussures qui valent 20 000 F au minimum, notre mort avait les moyens. Songeur, il se redressa, leva la tête vers le haut de la falaise. Les habituelles questions se bousculèrent dans son esprit.
- Qui est-il ? Que venait-il faire ici ? Etait-il seul ? A-t-on signalé sa disparition ? Depuis quand est-il mort ?
Il finit par trouver le sentier indiqué par Marcel. Il montait à pic et la végétation en rendait l’accès difficile. Davois dégagea les broussailles avec ses jambes et s’y engagea pour une montée qui ne serait pas une partie de plaisir. A plus de cinquante ans, Davois avait conservé une allure sportive. La natation quasi quotidienne Baie des citrons avec son plus vieil ami y était pour quelque chose. Une chevelure brune, épaisse, coiffée vers l’arrière, légèrement teintée de gris sur les tempes, les yeux noisette en amande, il passait pour un homme séduisant et bien des femmes le suivaient du regard quand il foulait le sable moulé dans sa tenue de bain.
Après un bon quart d’heure d’une pénible ascension, il parvint au sommet avec quelques égratignures sur les mains. Il faisait une chaleur inhabituelle pour la saison et il s’épongea le front luisant de sueur.
Il déboucha sur une plate-forme herbeuse. Il suivit le bord de la falaise avec précaution à la recherche du moindre indice. Aucune trace de lutte, aucun détail ne donnaient d’information sur ce qui avait pu se passer. Il s’avança jusqu’à surplomber le corps. Il redoubla d’attention et s’accroupit dans l’herbe, passant au peigne fin chaque centimètre carré. Puis il se pencha dans le vide. En contre-bas, il aperçut le lieutenant Durant et les gendarmes en grande discussion autour du cadavre. Les ambulanciers s’étaient assis à l’écart, sur un tronc d’arbre penché, et fumaient une cigarette. Marcel avait repris sa place.
A l’horizon, le lagon s’étalait, déployant sa palette turquoise autour de quelques îlots.
Un bateau à moteur fendait l’eau en direction du grand récif laissant derrière lui une cicatrice blanche. Davois savoura quelques instants la beauté du paysage, et le silence du lieu.
Le mort était-il venu ici pour goûter cette paix avant de tomber dans le vide par accident ou y avait-il été guidé par idée suicidaire. Cela pouvait éventuellement être un rendez-vous qui avait mal tourné ou alors une rencontre fortuite qui s’était révélée fatale.
Soudain, Davois sentit une faiblesse sous son pied droit. De petits cailloux et de la terre se détachèrent et dévalèrent la pente en direction du cadavre. Les gendarmes et l’inspecteur levèrent la tête au moment où il se reculait.
Un mégot de cigarette à demi-caché sous une touffe d’herbe attira son attention. Il sortit un des petits sacs en plastique qu’il avait dans sa poche et y fit glisser, à l’aide d’un bout de bois, les restes de tabac
Rebroussant chemin, la descente du sentier fut plus aisée que la montée.
- Nous avons retrouvé son 4x4 garé un peu plus loin. Rien de particulier à l’intérieur, s’exclama l’inspecteur dès qu’il vit le commissaire.
- Le mort avait des papiers sur lui ?
- Oui, il s’appelle Germain Mourot.



III

Nouméa – Janvier 1996.

Il y avait eu cette affaire des viols en série, comme le journal local l’avait titré à la une. Une femme qui avait côtoyé le monde de la prostitution, avait, la première, déposé plainte. L’annonce rendue public, il s’en était suivi toute une série de dépositions inattendues. Le lieutenant Davois avait été chargé de l’enquête ; il avait une longue expérience de ce qui l’attendait dans la rue.
Les clodos, les paumés, les drogués, les petits malfrats, il s’y frottait quasi-quotidiennement. Il n’avait jamais eu à en découdre avec les violeurs de cet acabit.
L’humilité et la fragilité des femmes dont il avait pris la déposition l’avaient profondément touché. Derrière les silences, il devinait la souffrance que les mots n’exprimaient pas. Il avait déjà croisé ces regards sur les trottoirs. Femmes humiliées, bafouées dans leur corps, salies sans espoir d’une vie meilleure. Dans ces moments-là, il ressentait la honte d’être un homme qui, de surcroît, foulait le pavé harnaché d’un flingue ; symbole phallique de la toute puissance masculine. Il se sentait à des kilomètres de ces clichés.
Conscient de la tâche difficile qui l’attendait, il n’avait éliminé aucune source possible et avait façonné un véritable réseau d’informations. Avec l’aide des femmes agressées, il avait réussi à établir un portrait robot plus ou moins précis. Il l’avait fait circuler dans tous les postes de police de quartier. Ses indics étaient sur le coup. Les mailles du filet étaient solidement tressées. Le violeur de grande taille, métissé tahitien, sévissait dans le quartier de la Baie de l’Orphelinat et du Quartier Latin. Les rondes de nuit et de jour s’y étaient multipliées ; fatalement, il commettrait une erreur et tomberait dans le dispositif de surveillance mis en place.


IV

Cimetière du 6eme km – Nouméa. 12 mai 2008

Le commissaire Davois, mains dans les poches, observait attentivement le service funèbre qui se déroulait à quelques mètres en contrebas. D‘un coup d‘œil panoramique, il avait repéré quelques silhouettes disséminées dans les allées ou aux pieds de tombes éloignées. Le jardinier, absorbé par son balayage des allées goudronnées, ne levait la tête que de temps à autres. Il s’arrêta un court instant, s’appuyant d’un bras sur le manche de son balai. Il s’épongea le front à l’aide d’un large mouchoir et l’enfouit au fond de sa poche. Il réajusta sa casquette. Son regard se posa un instant sur une vieille femme assise près d’une pierre tombale à l‘abandon. Rabougrie par les années, elle paraissait noyée dans sa robe popinée défraichie. Elle se livrait à un rituel étrange comme perdue dans un délire sénile. Davois était passé près d’elle alors quelle alignait avec soin des cailloux. Elle s’était tue à son passage, prenant un air de chien battu. Pauvre vieille folle, avait-il pensé attendri et un rien gêné.

En retrait dans une allée éloignée, Davois jeta un coup d’œil vers un homme immobile depuis un long moment. Il était déjà là avant l’arrivée du cortège. Les bras croisés devant lui, le visage dissimulé par de grosses lunettes et l’ombre d’un chapeau qui retombait jusqu’au menton, personne ne l’avait remarqué. Sauf Robert, positionné à l’opposé qui lui jetait de temps à autre un regard étonné.

Robert était le meilleur ami de Germain Mourot. Un véritable ami, profondément touché par la mort du psychanalyste. Davois avait fait sa connaissance quelques jours plus tôt, grâce à l’agenda de Germain. Son refus de se mêler aux groupes soulignait sa personnalité introvertie et sauvage. D’après ce que Davois avait compris lors de leur rencontre, il n’était que de passage sur le territoire.

L’attention de Davois fut attirée par un homme qui venait de franchir les grilles du cimetière et se tenait en retrait près d’une tombe repeinte de neuf. L’homme brun avait une trentaine d’année. Physique agréable, remarqua t-il, détaillant l’homme de la tête aux pieds. Pantalon sombre, chemise grise, pull noir négligemment jeté sur les épaules, la grande classe, pensa-t-il en connaisseur.
- Quel lien peut-il avoir avec le mort ?
Tout à sa réflexion, il remarqua un mouvement au sein du groupe. Chacun jetait une poignée de terre et une rose sur le couvercle du cercueil. Il aperçut Monsieur KA ; ils habitaient dans la même rue. Le pauvre homme avait perdu sa femme il y a quelques années. Un suicide que personne ne s’était expliqué. Je ne savais pas qu’il connaissait le défunt, pensa le commissaire.
Davois en avait assez vu, il descendit à travers les tombes en direction de l’inconnu qui n’avait pas bougé.
A sa hauteur il sortit discrètement son insigne de la poche intérieure de sa veste de flanelle.
- Bonjour, Commissaire Davois. Je peux vous parler un instant ?
L’homme parut surpris mais se ressaisit très vite.
- Bonjour, Sylvain Chang.
- Vous étiez un parent ou un ami de Germain Mourot ?
Sylvain hésita un court moment.
- Oui, en quelque sorte. Disons plutôt un ami mais, excusez-moi, je n’ai pas très envie de parler en ce moment.
L’homme semblait ému. Ses yeux bleus humides faisaient ressortir son teint halé. Ses lèvres bien dessinées se crispèrent légèrement.
Il est vraiment beau, pensa Davois.
- Bien sûr, je comprends. Pourriez-vous passer au commissariat vers 17 H aujourd’hui, j’aurais besoin de vous poser quelques questions.
- Bien sûr, balbutia Sylvain.
- Alors à plus tard et courage, lui dit Davois, touché par l’émotion visible de l’homme.
Il lui tendit la main, il sentit dans sa paume le contact froid des doigts fins presque osseux. La peau était douce comme celle d’une femme.



V

Commissariat – Nouméa. 19 mai 2008.

Assis derrière son bureau, Davois fit la liste des personnes qu’il avait aperçues dans le cimetière. Grâce à l’agenda du médecin et à la déposition de Madame Mourot, il avait pu en convoquer quelques-uns à son bureau.

Le premier avait été Grégory, psychanalyste. Il avait été le mentor de Germain Mourot et il était devenu aussi son pire ennemi, dixit madame Mourot. Cet homme de soixante dix ans, maintenant à la retraite, ne lui avait pas paru très sympathique. Son regard désabusé et son discours cynique ne trompait pas Davois. Il avait eut lui même sa part d’expérience de la nature humaine. Sa profession avait un point commun avec celle des psychanalystes. L’un comme l’autre étaient témoins de la fragilité, de la violence et de tous les vils sentiments qu’un individu pouvait ressentir. Les passages à l’acte, Davois en avait vu suffisamment pour ne plus totalement se faire d’illusions sur l’homme.
Tout le temps de l’interrogatoire Grégory s’était montré sûr de lui, avec ce rien d’arrogance que l’âge n’avait pas lissé.
- Pourquoi êtes-vous venu à l’enterrement ? Lui demanda Davois à brûle-pourpoint.
Grégory avait, le temps de quelques secondes, baissé sa garde. Il sortit un paquet de Benson and Hedges et un briquet plaqué or de sa poche. Davois avait aussitôt remarqué son trouble.
- Difficile à expliquer, avait-il finalement lâché allumant une cigarette. C’est vrai que nous étions en désaccord depuis pas mal d’années. Une histoire de femme. Enfin pas ce que vous croyez ! Germain était un bon samaritain et moi le tentateur. Enfin, tout cela est une vieille histoire. Est-ce vraiment nécessaire d’en parler ?
Davois avança un cendrier vide vers lui.
- Désolé, vous ne pouvez pas fumer ici.
Grégory écrasa la cigarette. Après une pause et, devant le silence du commissaire, il reprit.
- Disons que j’avais besoin de ce dernier rendez vous pour me confronter à ma conscience, vous voyez ? On a tous de vieux fantômes.
Le psychanalyste avait vite retrouvé son assurance. Il avait répondu aux quelques questions d’usage et était ressorti du bureau tel qu’il y était entré, un rictus dédaigneux accroché à la commissure des lèvres.
Davois mit la cigarette éteinte dans une poche en plastique. Il ne devait rien négliger. Il supposait que leur querelle avait laissé une empreinte indélébile chez les deux hommes. La vie ne pouvait les réconcilier, la mort était un prétexte pour se rapprocher de l’ancien ami devenu ennemi.

Puis il y avait eu Robert. Touchant dans son chagrin qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Il raconta tout-de-go sa rencontre avec Germain pendant la plus noire période de sa vie. Le bourbon les avait rapprochés autour d’un comptoir. Cette première fois avait été suivie de beaucoup d’autres, les deux trouvant dans le liquide ambré un moment de complicité alcoolisée les incitants à parler de tout et de rien, confidences prismatiques biaisées dans le reflet cristallin des glaçons. Robert était son patient de comptoir, s’exclamait Germain en lui donnant une tape amicale dans le dos.
- Il m’a beaucoup aidé, confia Robert, mais lui aussi se laissait aller à des confidences. Son ménage qui ne marchait plus, sa femme qui lui réclamait de plus en plus d’argent pour des coutumes, une patiente qui était devenue sa maîtresse, son frère jumeau qu’il ne voyait qu’une fois par an et dont il enviait la vie sereine dans des îles éloignées du Vanuatu, ses doutes sur sa vie de praticien, sur ces choix et même sur certaines relations masculines. Il disait qu’il avait eu des résultats professionnels spectaculaires, mais aussi des échecs cuisants qui ne le laissaient pas en paix.
Robert avait beaucoup parlé de lui, de Germain, de leur amitié permettant à Davois de retracer quelques instants des dernières années du psychanalyste.

Il accrocha la liste sur le tableau derrière lui. Les photographies prises par le Lieutenant Durand y étaient déjà punaisées dans un alignement parfait. Davois saisit la tasse de café brûlant posée sur son bureau. L’empreinte ronde qu’elle y laissait le contraria. D’un geste méticuleux, il l’absorba avec un mouchoir en papier et le jeta au fond de la corbeille. Il prit du recul par rapport au tableau et, sirotant avec plaisir son cinquième ou sixième café de la journée, il réfléchit à la semaine écoulée.



VI

Morgue - Nouméa. 07 mai 2008

Le lendemain de la découverte du cadavre, en milieu de matinée, accompagné du Lieutenant Durand, il s’était rendu à la morgue pour connaître les résultats de l’autopsie. Il supportait difficilement cet endroit aux salles glaciales carrelées de blanc. L’odeur âcre qui s’en dégageait lui donnait des nausées et les années n’avaient rien changé à ce malaise. Heureusement, ses visites y étaient rares, la Nouvelle-Calédonie n’ayant pas un fort taux de criminalité.
Le Docteur Lefranc leur faisait face de l’autre côté de la table en inox supportant le cadavre couvert d’un drap blanc. Il s’était lancé dans une explication détaillée de son travail. La mort remontait à 3 jours. Il n’avait trouvé aucune trace de coup, de strangulation ou autre violence sur l’ensemble du corps. Il n’y avait aucun stupéfiant, médicament ou alcool dans les veines. Les diverses fractures sur les jambes, les bras et la tête avaient été provoquées par la chute, celle du crâne ayant été fatale. Le sang séché retrouvé sur le visage était celui du mort.
- Autre chose ? demanda Davois.
- Oui, pour le moment je ne peux rien vous dire de plus.
- Vous n’avez pas remarqué de problème de santé ?
- Non rien. Son cœur était parfait, pas de tumeur dissimulée, pas de rupture d’anévrisme, en fait rien qui n’aurait pu lui provoquer la mort il y a 3 jours. Si je peux me permettre, cet homme est mort en pleine santé.
- Ca ne nous avance pas tout ça, soupira Durand.
La porte s’ouvrit remplissant la salle d’un grincement sinistre. Madame Mourot apparut, vêtue de noir, les cheveux maintenus par un peigne en écaille, les yeux cernés par une nuit blanche. Davois vint à sa rencontre, lui serra la main et, sans la lâcher, l’accompagna jusqu’au bord de la table. Le docteur Lefranc souleva le drap qu’il venait de reposer sur le corps, découvrant le visage abîmée et le haut du torse.
- Est-ce votre mari, madame ?
Elle hésita un moment.
-Oui, fit-elle enfin dans un souffle.
Elle porta à ses yeux le mouchoir qu’elle tenait serré en boule dans sa main droite. Davois la raccompagna jusqu’à la porte. Il resta un moment avec elle dans le couloir, puis elle s’éloigna.
Les deux policiers prirent congés du médecin légiste après avoir signé les formulaires habituels. Ils quittèrent la morgue avec soulagement. Ils montèrent en silence dans la voiture banalisée du commissaire. Le bruit sec des ceintures de sécurité ouvrit la discussion.
- Qu’est-ce que vous pensez de cette mort ? questionna le lieutenant Durand.
- Rien pour le moment. C’est beaucoup trop tôt mais, à priori, tout laisse à penser que c’est un accident.
Un court silence et il ajouta :
- Nous allons passer à son cabinet dit Davois.
- Ok.
La voiture s’engagea sur le rond point du Pacifique et prit la direction des quais.
Le cabinet du Docteur Mourot se trouvait en centre ville, pas très loin de la place des Cocotiers.
Attentif à sa conduite le commissaire Davois se remémorait la veille au soir.

De retour sur Nouméa en milieu d’après-midi, il était passé en coup de vent à son bureau puis au domicile du défunt. Il habitait une superbe villa dans les quartiers sud. Une femme métissée d’une cinquantaine d’année bien frappée, les cheveux bruns ramassés en chignon lui avait ouvert la porte.
- Madame Mourot ?
- Oui.
- Commissaire Davois. Je peux entrer un instant ?
La femme s’effaça pour le laisser passer et lui indiqua le salon ou régnait un joyeux désordre
A peine en avait-il franchit le seuil, qu’elle lui demanda
- Vous venez pour mon mari ? Vous avez des nouvelles ?
- Malheureusement oui, répondit Davois d’une voie particulièrement douce. Il détestait ces moments d’intrusion dans la vie des gens où il serait l’annonciateur de mauvaises nouvelles.
- et bien…? demanda la femme.
- Nous avons retrouvé son corps au pied d’une falaise près de la tribu de Gohapin.
La femme parut hésiter un instant entre différentes émotions puis, presque indifférente, elle s’assit dans un fauteuil et laissa un long silence s’établir dans la pièce. Davois savait que les mots ne serviraient à rien.
- Vous allez bien ? demanda le commissaire surpris du manque de réaction.
- Oui, merci. Je vais être franche. Il n’y avait plus de relations amoureuses entre Germain et moi, mais comprenez que cette nouvelle me touche.
- Bien entendu. Hésitant légèrement, Davois continua. Quand l’avez-vous vu la dernière fois ?
- Vendredi midi. Nous avons déjeuné ensemble. Ensuite, il a préparé quelques affaires ; il voulait monter sur notre propriété pour le week-end. Il avait besoin de décompresser.
- Où se trouve cette propriété ?
- A la sortie de Poya, une piste sur la droite.
- Il y allait souvent seul ?
- Non, généralement il était accompagné.
- Avez-vous une idée de ce qu’il pouvait faire aux falaises avant la tribu de Gohapin ?
- Non, mais il était fasciné cet endroit. Il savait que c’était tabou mais, c’était plus fort que lui, il s’y promenait à chaque fois que nous montions là-bas.
- Quand devait-il redescendre sur Nouméa ?
- Dimanche. Quand j’ai vu qu’il ne rentrait pas, j’ai appelé plusieurs fois sur son portable. Je tombais à chaque fois sur la messagerie. Alors, j’ai téléphoné à l’hôpital ; j’ai pensé qu’il avait peut-être eu un accident sur la route. Lundi matin, je suis passée au commissariat central pour signaler sa disparition.
Davois reprit ses questions.
- Avait-il des soucis particuliers ?
- Non, rien que je sache.
- Avait-il reçu des menaces ?
- Non, je pense qu’il m’en aurait parlé.
- Vous semblait-il déprimé ?
- Je ne crois pas.
Après quelques secondes de silence.
- Avez-vous des enfants ? demanda Davois.
- Oui, deux.
- Ils habitent ici.
- Non, ils sont grands et ont quitté la maison depuis quelques années.
- Y avait-il des conflits avec leur père ?
- Pas plus que dans toutes les familles.
- Y a-t-il un bureau où il rangeait ses papiers ?
- Oui, suivez moi. C’est la pièce juste à côté.
Le bureau du Docteur Mourot donnait sur le jardin par une large baie vitrée coulissante. Les dernières lueurs du jour embrasaient la pièce la baignant d’une atmosphère de bien être. Elle était meublée sobrement ; un rayonnage d’étagères parcourait deux pans de mur. Il était couvert de livres et d’objets d’art primitif du Pacifique. Le troisième mur était recouvert d’une immense toile abstraite aux dominantes bleues.
Un large bureau de style Louis Philippe recouvert d’une plaque de verre, et un fauteuil moderne et confortable faisaient face au jardin. Quelques dossiers étaient rangés sur la droite du meuble. Davois les ouvrit et les feuilleta rapidement. Il se pencha et ouvrit le tiroir. Celui-ci glissa sans bruit. Des feuilles dactylographiées y avait été jetées à la hâte avec quelques stylos. Un trousseau de clés et quelques articles de bureau étaient rangés dans une boite.
Davois saisit les clés.
- Elles ouvrent quelles portes, demanda-t-il à la maîtresse de maison restée sur le seuil de la pièce.
- Ce sont les doubles de son cabinet.
- Puis-je les emprunter ? Je devrais y passer pour les besoins de l’enquête, précisa-t-il. J’aurais besoin aussi du double de la propriété.
- Bien sûr.
- Je ne vois ni ordinateur ni agenda.
- Il est parti avec son portable. Quant à son agenda, j’imagine qu’il est à son cabinet.
Le commissaire Davois se promena le long des rayonnages, sortit un traité de psychologie, le feuilleta puis le remit à sa place.
- Y a-t-il quelque chose de particulier dans la vie de votre mari qui pourrait nous mettre sur une piste et expliquer sa mort ?
Davois nota une légère hésitation.
- Non, répondit Mme Mourot, détournant son regard nuancé de vert.
- Même si vous jugez que cela n’a pas d’importance insista Davois
- Depuis quelques années, Germain n’était plus un modèle de fidélité. Il a aussi appris l’existence d’un fils. Je crois que cette nouvelle l’avait particulièrement affecté. Je sais qu’il cherchait à le rencontrer. Il ne se doutait pas que j’étais au courant, et moi, je ne cherchais pas à en parler. Il y avait bien longtemps que le dialogue était rompu entre nous deux.
Après quelques instants de silence, elle poursuivit :
- Je sais qu’il s’était disputé avec un de ses collègues, son superviseur, au sujet d’une ancienne malade. Cette histoire l’avait particulièrement affectée.
- Son Nom ?
- Grégory (X)
- Et celui de la patiente ?
- Je ne sais pas.
- Humm je vois…. Avait-il des amis ?
- Pas beaucoup. Il recevait assez régulièrement la visite de Robert. Je ne sais pas exactement comment ils se sont rencontrés, mais ils partaient souvent dans de longues discussions auxquelles je n’étais pas conviée. C’est un homme qui me paraît sympathique ; Germain semblait y être très attaché.
- Vous savez où il habite ?
- Non. En fait je ne sais pas grand chose de lui.
- Autre chose ?
- Germain avait un jumeau, Benjamin. Il habite dans les îles Torres. Il ne vient pas très souvent en Calédonie. Mais, à chacun de ces passages, ils partent tout les deux sur Poya. J’avais cru comprendre qu’il allait venir, peut-être même qu’il est là en ce moment. Germain est un homme plein de secrets et je crois que, même en vivant ensemble, nous sommes passés à côté l’un de l’autre pendant toutes ces années. Il aidait les autres et baissait les bras devant les problèmes de notre couple. Vous connaissez le proverbe : c’est toujours le cordonnier le plus mal chaussé. Cela s’appliquait bien à nous, finit madame Mourot dans un soupir.
- Bon, je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Il faudrait que vous passiez à la morgue demain matin pour l’identification. Cela ne sera pas un moment agréable. Je vous attendrai au commissariat vers 14 h pour prendre votre déposition.
- D‘accord.
- Ah, au fait, votre mari fumait-il ?
- Oui, des Benson and Hedges.
Davois prit congé tout en adressant ses condoléances.



VII


A 10 ans, Nicolas Kim Davois était un petit garçon heureux, sans souci particulier autre que les devoirs à rendre en temps et en heure. Son éducation ne différait en rien de celle de ces deux sœurs. Ses journées étaient partagées entre l’école où il était en cours moyen élémentaire, le catéchisme sur lequel son père s’était montré inflexible et une éducation musicale prodiguée par sa mère, pianiste accomplie.
Celle-ci était d’origine vietnamienne. Elle avait grandi dans ce qui était autrefois l’Indochine et portait en elle tout le mystère et la beauté des femmes asiatiques. Devant sa coiffeuse, chaque soir, elle brossait longuement son épaisse chevelure d’ébène. Nicolas Kim se glissait par l’entrebâillement de la porte, s’asseyait sur le lit et regardait la brosse lisser les longues mèches noires. Dans ces moments de rituels intimes, elle lui parlait de sa jeunesse passée sur les bords du Mékong. Elle voguait sur une jonque au fil des souvenirs. A travers ses mots, il imaginait les marchés colorés et bruyants, les paniers tressés débordant de choux et de liserons d’eau, les étalages d’épices aux senteurs mélangées. Il se l’imaginait petite fille aux pieds nus, le corps habillé d’une tunique en soie, une longue natte sautant sur les reins au gré de sa course.
Elle lui racontait des histoires d’une autre époque et son regard s’embuait parfois de larmes qu’elle essuyait d’un geste furtif de la main. Elle partait dans des contrées connues d’elle seule où il ne pouvait la rejoindre. Parfois, elle évoquait aussi sa rencontre avec l’homme qui deviendrait son père. Il était d’une vieille famille de colons propriétaires d’une exploitation de thé. Ils s’étaient enfuis pour vivre leur amour loin des conflits familiaux et sociaux qui bousculaient le pays à cette époque. Nicolas Kim avait du mal à se représenter son père en rebelle tant il lui semblait pétri d’une morale rigide.
Pour le jeune garçon, le bonheur était simple et les jours se suivaient dans l’insouciance joyeuse d’une enfance protégée. Rien ne laissait prévoir la tragédie qui se préparait.
Les vacances d’été de ses 10 ans furent la frontière temporelle qui le fit basculer brutalement dans le monde des « grands ». Plus rien ne serait aussi léger. Très longtemps les images se présenteraient sous forme d’un puzzle dont il ne contrôlait pas les pièces. Une matinée humide de rosée que le soleil n’avait pas essuyée. Sa sœur aînée dévalant les marches du perron devant lui. Les rires. Les cris. L’herbe fraîche sur les mollets. Qui avait eu l’idée de monter dans le manguier au fond du jardin ? La main de Mei Lih qui l’aide à se hisser. Puis soudain un pied glisse. Les regards se croisent. La chute et le silence troublé par le roucoulement de quelques tourterelles diamants. Le temps s’était figé. Les battements violents de son cœur, les mains tremblantes agrippées à l’écorce, la peur et son hurlement sans fin crevant l’espace matinal, ricochant sur les feuilles des arbres, rasant l’herbe humide, explosant sur les pierres de la maison familiale.
Mei Lih ne se déplaçait plus qu’en fauteuil roulant. Nicolas Kim ne parvenait pas à évacuer l’image du corps de sa sœur inerte sous l’arbre et, plus encore, à vaincre le sentiment de culpabilité distillé insidieusement dans ses veines comme le venin d’un serpent.



VIII

Centre ville – Nouméa.07 mai 2008

La voiture du commissaire se gara devant le n° 12 de la rue de Sébastopol. Une plaque de cuivre reluisante indiquait Docteur Germain Mourot. Psychanalyste. Psychiatre, Ancien Interne des Hôpitaux de Bordeaux. 2eme étage, suivi des heures de consultations et numéro de téléphone. Les deux policiers s’engouffrèrent dans l’entrée et montèrent les étages à pied. Le cabinet était composé d’une salle d’attente attenante à celle de consultation, d’un coin toilette, d’un débarras où s’empilaient des archives. Le cabinet de consultation dégageait la même ambiance raffinée que le bureau que Davois avait visité au domicile. Œuvres d’art ethniques, tableaux abstraits, le mobilier de bon goût était complété par un divan en cuir fauve auquel Davois jeta un regard distant.
- C’est à ça que ressemble un cabinet de psychanalyste ! S’exclama l’inspecteur Durand.
- Oui, à quoi tu t’attendais ?
- Je ne sais pas.
- Bon eh bien inspecte cette pièce, je vais à côté.
Il poussa la porte du débarras. Des dossiers plastifiés étaient rangés par ordre alphabétique à hauteur de regard. Davois ouvrit sans hésitation une boite, il feuilleta rapidement les chemises cartonnées, en retira une et la glissa précipitamment dans sa ceinture sous sa veste au moment où Durand fit irruption.
- J’ai l’agenda, dit-il le brandissant de la main droite. Par contre, je n’ai rien trouvé de particulier. Ah il y a un message sur le répondeur, c’est le salon de coiffure Coif‘net, pour prévenir qu’il peut passer mardi vers 14 heures.
- Heu, ici il y a les dossiers des clients et de la comptabilité. Il faudra venir chercher tout cela. On fera des croisements avec nos propres fichiers. Il a peut-être eu des patients qui ont eut des démêlés avec la justice. On ne doit rien négliger, conclut-il nerveusement.
L’inspecteur le regarda légèrement surpris ; ce ton n’était pas dans l’habitude du commissaire. Il avait la réputation d’un homme calme.
- Rentrons au commissariat. Je vais étudier l’agenda. A 14 heures, j’ai rendez vous avec madame Mourot. Demain, nous monterons sur la propriété des Mourot.
C’est étonnant qu’on n’ait pas retrouvé de clés et de téléphone portable sur le mort.
Ah au fait, tu appelleras les Nouvelles et RFO pour faire passer l’info. Reste évasif sur la cause de la mort.



IX

Commissariat de Police – Nouméa. Février 1996

La porte s’ouvrit bruyamment sur l’agent Delrieux.
- Encore une victime du violeur, et cette fois ce salaud s’est attaqué à une infirme, hurla t-il avec fureur.
Le sang du Lieutenant Davois ne fit qu’un tour. Stupéfait et incrédule, il le regardait faire des allers et retours dans le bureau pourtant trop petit et encombré.
- Où est-elle ? finit-il par murmurer.
- Chez elle. C’est sa voisine qui nous a prévenus.

La jeune femme était assise dans son fauteuil roulant. Tendue, les mains nerveusement serrées sur ses genoux. Dans son regard, le vide, le désarroi voilé de peur et des larmes qui se refusaient à couler. Elle restait figée, en attente, entre la raison et la folie. D’un mouvement de tête, Davois signifia à Delrieux de s’éloigner. Puis il s’agenouilla devant le fauteuil. Il n’osa pas la toucher. Sa fragilité l’intimidait. Il lui parla avec douceur. Chaque mot s’installa dans l’intimité de la pièce. Lentement, il l’amena vers lui, jusqu’à ce que leurs regards se croisent. Davois ressentit une légère crispation dans le ventre, il recevait de plein fouet sa détresse. Il eut brusquement conscience d’être à la croisée d’un chemin temporel. Il savait qu’il n’y aurait pas d’avenir meilleur si le passé, ressurgissant avec virulence, ne trouvait pas d’apaisement. La violence montait en lui, le débordait, l’asphyxiait, l’empoisonnait.
Où était le lien entre la culpabilité et l’impuissance d’un enfant et ce flic profondément impliqué dans une blessure qui n’était pas la sienne. Un léger courant d’air traversa la pièce, le rideau se souleva, une porte claqua dans le lointain.


X

Propriété des Mourot - Poya. 08 mai 2008


- Tournez à gauche, cria Durand absorbé tout à la fois par la piste et la carte qu’il avait entre les mains.
Glissant sur la terre, la voiture fit une large embardée soulevant un nuage de poussière rouge.
- Nous y sommes bientôt, ajouta-t-il.
Ils étaient partis tôt le matin de Nouméa en direction de Poya, petite ville de 26 000 habitants située sur la côte Ouest. Elle avait la particularité de se partager entre la Province Nord et la Province Sud. Carrefour culturel de deux aires coutumières Ajié-Aroh et Païci-Cémuby, la petite ville s’étalait dans une vallée de la chaîne montagneuse. La propriété des Mourot se trouvait à quelques kilomètres du village dans la direction de la tribu de Gohapin. Une piste relativement carrossable y menait.
Trois quarts d’heure plus tôt, ils s’étaient arrêtés boire un café au snack l’Hibiscus dans le centre de Bourail. La petite ville n’avait pas changé malgré les années. Une rue principale bordée de commerces vieillots, la mairie un peu prétentieuse avec son escalier magistral, l’église, le terrain de tennis, le petit marché à la sortie de la ville, Davois redécouvrait la brousse rurale authentique avec plaisir.
Ils dépassèrent un bosquet de bambou. La propriété se trouvait juste après.
Ils s’engagèrent dans l’allée centrale bordée de palmiers multipliants et se garèrent devant la maison de style coloniale. Celle-ci était modeste, en pierre, avec un toit à quatre pans en tôles ondulées attaquées par la rouille en certains endroits. Une véranda en faisait le tour, ornée des fioritures habituelles communes aux maisons du pays. Des bouquets de cocotiers, palmiers, frangipaniers, entouraient la demeure lui apportant une ombre bienfaisante en été. Un puits réformé recouvert d’un bougainvillée ajoutait une pointe poétique à l’ensemble de la propriété. Une première porte recouverte de moustiquaire se balançait doucement au souffle des alizés. Elle déchirait le silence des lieux d’une longue plainte grinçante ponctuée d’un léger claquement quand elle venait heurter le chambranle.
Les deux hommes pénétrèrent dans la maison. Il leur fallut quelques secondes pour s’habituer à l’obscurité. La pièce principale faisait office tout à la fois de cuisine, salle à manger et salon. Meublée simplement mais confortablement, il émanait de l’endroit une quiétude et une fraîcheur réconfortante.
Sur la table s’étalaient les restes d’une collation à côté d’un ordinateur portable.
Sur le canapé une sacoche en cuir. Davois l’ouvrit, en ressortit une liasse de feuilles dactylographiées ainsi qu’un bloc-note. Il le feuilleta avec intérêt. Il y trouva une lettre pliée en quatre sur laquelle était écrite avec un marqueur rouge RAPPELER D‘URGENCE ROBERT, LUI SEUL POURRA M’AIDER. Il déplia la lettre, l’a lu en fronçant les sourcils.
- On dirait que notre mort avait quelques secrets bien cachés, remarqua Davois. Il replaça la lettre dans le bloc note et le fit glisser dans sa poche.
Ils firent rapidement le tour de la maison composée de trois chambres, et d’une salle de bain. Un lit était défait, Germain Mourot avait au moins passé une nuit ici avant de trouver la mort au pied de la falaise. S’il avait reçu quelqu’un il n’y en avait pas de traces
- Allons jeter un coup d’œil à l’extérieur, suggéra le commissaire.
Après inspection du jardin ils ne furent pas plus avancés.
- On monte jusqu’à la tribu de Gohapin, questionna l’inspecteur.
- Oui, ne perdons pas plus de temps ici.
Ils emportèrent l’ordinateur, la sacoche, refermèrent la maison avec les clés confiées par Madame Mourot. Un dernier regard général au bâtiment et la voiture s’engagea sur la piste.

Leur passage sur la terre desséchée soulevait un voile de poussière qui retombait en poudre ocre sur la végétation des bas côtés. En arrière plan la montagne sauvage, inaccessible que les locaux appelaient « la chaîne ». La piste s’y enfonçait et bientôt ils reconnurent la falaise où le corps de Germain Mourot avait été découvert quelques jours plus tôt. Ils stoppèrent devant un embranchement, après un coup d’œil sur le plan ils s’engagèrent à gauche. Quelques kilomètres au milieu d’une nature indomptée et ils débouchèrent brusquement au détour d’un virage sur une place herbeuse. Il n’y avait pas âme qui vive dans la tribu. Celle-ci était calme et silencieuse. Ils se garèrent près de la maison Commune toute récente. Celle-ci datait du dernier cyclone ; le toit de la façade se prolongeait en avancée soutenue par d’énormes poutres sculptées par les hommes de l’endroit. Cagous, serpents, nautous, emblèmes symboliques canaques s’enchevêtraient, se superposaient du sol aux plaques de pailles qui façonnaient le toit. Des maisons neuves en clin de bois, remplaçant les cases habituelles en torchis de trémolite, ainsi que quelques cases rondes en peau de niaouli aux toits d’herbes sèches s’érigeaient aux alentours à demi-cachées par les bananiers, les pins colonnaires, les cordylines et autres plantes traditionnelles à la culture mélanésienne.
Une femme d’une vingtaine d’années, habillée d’une robe mission fleurie, apparut derrière une haie d’hibiscus rouges. Elle semblait tout autant intriguée qu’intimidée. Accroché à sa robe, un bambin, la morve au nez, la suivait d’un pas hésitant.
Davois vint à sa rencontre.
- Commissaire Davois, bonjour mademoiselle.
- Bonjour, répondit timidement la jeune mélanésienne.
- J’aimerais voir le chef du village. Vous savez où je peux le trouver ?
- Par là !fit-elle d’un geste large indiquant une piste bordée de caféiers. Y’ a sa maison juste avant la rivière.
- Merci. Il fit signe à Durand et s’engagèrent sur la piste. Ils marchèrent environ cinq minutes sous le soleil déjà haut dans le ciel. Caféiers, pins colonnaires et bois de fer bordaient le chemin. En contre-bas, ils apercevaient, dans les trouées de végétation, la rivière et des bouquets de tarots aux larges feuilles. L’odeur sucrée d’un papayer en fleurs vint soudainement chatouiller leurs narines. Aucun des deux policiers ne parlait, appréciant cette petite marche bucolique dans la brousse calédonienne.
Ils trouvèrent la maison facilement. Elle était la copie conforme de celles qu’ils avaient vues jusqu’à présent. Entre la bâtisse et la case ronde traditionnelle, un coq et deux poules se baladaient sur l’herbe picorant à droite à gauche. Un chien, à la maigreur effrayante, faisait la sieste sous un manguier.
Un homme sortit de la maison et vint à leur rencontre.
- Bonjour monsieur, je suis le commissaire Davois et voici le Lieutenant Durand.
- Bonjour, moi c’est Edouard. Je suis le chef du village.
- Nous venons au sujet du mort retrouvé au pied de la falaise.
- ah oui, c’est triste.
- Vous le connaissiez ? Vous l’aviez déjà vu par ici ?
- Oui, il venait de temps en temps se promener jusqu’à la tribu. Il commandait parfois des bougnas, achetait du miel aux femmes. Je sais qu’il a une maison pas très loin.
- Oui nous en venons.
- Vous avez une idée de ce qui l’a poussé à monter sur la falaise.
- Ah ça non. En plus c’est tabou. Il le savait. On en avait déjà parlé. Nous, avant on enterrait nos morts dans les grottes de ces falaises. C’est vrai que ces histoires l’intéressaient. Mais je croyais pas qu’il irait un jour.
Edouard se passa la main dans les cheveux, perplexe. Après un moment de silence perturbé par les merles des Moluques, il reprit :
- Nous on n’avait jamais connu ça avant !
- Est-ce que quelqu’un l’a vu ou aperçu pendant le weekend ?
- Moi j’lai croisé en voiture quand je descendais sur Poya.
- Quel jour ?
- Samedi matin.
- Il était seul ?
- Non, y avait quelqu’un avec lui, mais je sais pas qui. J’ai pas fait attention. Je pourrais même pas vous dire si c’était un homme ou une femme. En tout cas c’était pas un enfant vu la taille.
Tout le temps de l’entretien ? Durand prit des notes dans son calepin fétiche. Ne pouvant avoir plus de renseignements les deux policiers prirent congé.
Sur la route de Nouméa, ils firent le point. Selon Madame Mourot, Germain était monté seul, pourtant Edouard l’avait vu accompagné. L’avait-on rejoint ? Avait-il pris quelqu’un en stop ? Avait-il prévu de partir accompagné sans prévenir sa femme ? Etait-ce un homme, une femme ?
Qu’était devenue cette personne ? Comment était-elle repartie vu que le 4x4 avait été retrouvé sur les lieux de la chute mortelle? Avait-elle assisté à la mort de Germain ? Pourquoi n’aurait-elle rien dit ? Etait-elle responsable de sa mort ? Une foule de questions pour le moment sans réponse se présentaient. L’enquête prenait une tournure plus complexe que prévue.


XI

Commissariat – Nouméa.12 mai 2008

Le commissaire Davois but la dernière gorgée de café, reposa la tasse. Six jours étaient passés sans apporter de lumière sur cette affaire. Il y mettait pourtant de l’énergie comme dans toutes celles qui avaient jalonnées sa carrière. Involontairement il se sentait concerné. Germain Mourot ne lui était pas inconnu, il s’était bien gardé de divulguer le secret. Il était même allé jusqu’à dissimuler une pièce dans les dossiers réquisitionnés. Une faute professionnelle grave qui pourrait se retourner contre lui. Qu’est ce qui lui était passé par la tête. Un moment de panique. Il avait été un des nombreux patients du Docteur Mourot. Et alors ! En 2008, les mentalités ont évolué et il est quasi banal de consulter un psychanalyste. Son homosexualité n’était plus ignorée, même s’il avait gardé la plus grande discrétion à ce sujet. Quant à l’affaire du violeur en série, elle datait de 96 et avait été classée depuis longtemps, sans qu‘il en soit inquiété.
Le téléphone interrompit le cours de ses pensées.
- Monsieur Chang vous attend à l’accueil lui annonça l’agent en faction à la réception.
- Faites-le monter.
Quelques instants plus tard des coups discrets furent frappés à la porte du bureau.
- Entrez !
L’homme s’avança d’une démarche élégante fendant les rayons de soleil qui s’infiltraient par les interstices des stores lamellés. Il traversa le bureau jusqu’au fauteuil que lui présentait le commissaire. Il s’y assit après avoir tendu la main.
- Je vous remercie d’être venu si vite, fit Davois pour entrer en matière.
- Je vous en prie.
- Café, thé ? proposa Davois
- Non merci !
- Vous habitez Nouméa ?
- Non, je suis de passage.
- En vacances ?
- Non pas vraiment, je suis ici pour le travail. Je suis danseur contemporain précisa-t-il, et je suis en tournée dans le Pacifique.
- Vous connaissiez bien le Docteur Mourot ?
- Oui.
- Où vous étiez-vous rencontrés ?
- En Belgique. C’était à une période transitionnelle pour moi. Beaucoup de travail, un isolement familial, si je ne l’avais pas rencontré je ne sais pas ce que je serais devenu.
Davois laissa traîner le silence, alors que l’homme, le regard posé sur une pile de dossiers, semblait voyager dans son passé. Il reprit :
- Nous correspondions surtout par courrier. Quand il venait en Europe, il ne ratait jamais une représentation, les soirées s’achevaient au fond de quelques bistrots. Je lui parlais de mes doutes, lui de son île, de sa vie en générale. Je crois qu’il n’était pas très heureux en mariage. Il reconnaissait qu’il était volage, sa thérapie, avec le bourbon, me disait-il en riant. Après encore un court moment de silence :
- Il était comme un père pour moi.
Tout en questionnant le jeune homme, Davois s’était levé et arpentait la pièce. Sous son air professionnel, il ne pouvait s’empêcher de ressentir une émotion face au danseur. Chaque fois qu’il passait près de lui, il respirait le parfum boisé émanant de sa chevelure ou de ses vêtements. Il s’en voulait d’un tel trouble, elle lui rappelait une ivresse lointaine. Il pensait que le temps l’avait guéri de ce genre de faiblesse.
Il finit par mettre un terme à l’interrogatoire. Visiblement, Sylvain Chang n’était pas de ceux qui souhaitaient du mal à Germain Mourot. Il le raccompagna jusqu’à la porte et fut presque soulagé de le voir partir. Avant qu’il ne franchisse le seuil il lui demanda :
- Votre spectacle a lieu quel soir ?
- Demain, à la F.O.L. il s’appelle « La danse du feu ».
- Je viendrais.


XII


Des années durant, Nicolas Kim Davois avait dissimulé son goût pour les hommes.
Le regard de sa famille, l’espace viril de son milieu professionnel, rien ne l’incitait à livrer ses tripes. S’ouvrir c’était, lui semblait-il, un lent suicide. La question revenait sans cesse. La réponse se perdait dans le silence de son secret. L’épreuve de force dura des années, à devenir fou.
Cela avait fait de lui un homme solitaire, introverti. Jusqu’à la trentaine avancée, il fut abonné au rendez-vous furtifs, aux contacts rapides, aux relations sans lendemain avec des hommes de passage, bien souvent des matelots étrangers, préservant ainsi son anonymat. Les rencontres se faisaient au ²Saint-Hubert² ou au ²501², devant une ²Number one² mousseuse. Elles terminaient généralement derrière quelques bosquets du Ouen Toro. Il en repartait avec des frustrations. Il ne trouvait dans ces contacts qu’un besoin sexuel à assouvir, l’amour était absent. Prisonnier d’une société pas si tolérante qu‘elle voulait bien l‘admettre, il vivait chaque jour la disgrâce de sa différence.
Il se comparait aux âmes perdues, en marge de la société, habitées par la peur d’être découvertes, mises à nu. Une partie de lui était usurpée, condamnée à vivre en reclus. Il se noyait certains jours dans l’abyme de cette situation paradoxale.
Où était la frontière entre la justice et l’injustice ? Jusqu’où pouvait aller le mensonge ?
Il avait conscience que ses collègues n’étaient pas dupes. Il est difficile d’échapper à l’indiscrétion d’une ville comme Nouméa. Que pensaient-ils de lui ?
Quand il franchissait le seuil du commissariat le lendemain d’une escapade nocturne, il lui semblait que les « bonjours » étaient lourds de sens, les regards fuyants, les poignées de mains distantes. C’était, bien sûr, le fruit de son imagination rongée par la culpabilité. Il était gré de la discrétion de ces hommes à l’allure virile, au franc-parler et aux manières parfois rudes. Etait-ce la force de ceux qui ont quelque chose à dissimuler ? Baisser sa garde ne faisait pas partie des habitudes de la maison.
Il était un bon flic ; derrière cette image rien ne filtrait et sa réputation n’était plus à faire. Son empathie lui attirait les amitiés. De ce trait de caractère, il avait tiré involontairement des avantages et il avait gravi les échelons avec succès.
Sa notoriété était reconnue dans le milieu professionnel. Les petits truands et bandits pouvaient se faire du mauvais sang car il ne lâchait jamais une affaire.
De part sa renommée et ses connaissances hauts-placées, il jouissait d’une grande liberté d’action à travers l’île où il avait traversé les grandes crises locales de revendication indépendantiste. Il avait vécu les évènements de 1984, puis le drame d’Ouvéa et la mort de Tjibaou. Ses repères étaient sur cette île, il avait voulu mettre ses fonctions au service d’une population avec laquelle il avait grandi et partager les mêmes idéaux politiques et culturels.
A certaines heures Docteur Jekyl, à d’autres Mister Hide, il était en permanence en équilibre sur le fil d’une vie décousue ?




XIII

Nouméa. Mars 1996


Une sonnerie stridente retentit dans le bureau du Lieutenant Davois. Il décrocha le téléphone ne se doutant pas des conséquences de son geste. Un indic avait repéré le violeur. Tout alla très vite. Ce ne fut plus qu’une succession d’évènements qu’il se repassait comme un vieux film trop vu.
Le pistolet dans l’étui de cuir. La course dans le couloir avec son co-équipier. L’avenue Foch, la place des cocotiers. Les dernières lueurs de soleil sur la cime des flamboyants. Une silhouette derrière le kiosque à musique. Il dégaine et crie : Ne bougez pas, police ! L’homme sursaute, leurs regards se croisent. Davois y voit la surprise puis très vite la peur. L’homme ne dit rien. D’un mouvement brusque il fait volte-face et s’enfuit à toutes jambes vers le haut de la place. Il traverse la rue de Sébastopol, s’engage dans la montée de la rue de Salonique. Davois se lance à ses trousses pendant que son co-équipier appelle du renfort sur le talkie-walkie. Davois ne quitte pas des yeux le dos du fuyard y concentrant toute son énergie et sa hargne. L’homme atteint le haut de la rue et se lance dans l’escalier jouxtant le vieux temple.
Le souffle court, un coup d’œil par dessus son épaule, il jauge la courte avance qui le sépare du policier. La panique lui donne des ailes mais c’est sans compter sur la détermination de Davois. Celui-ci n’est plus qu’à une dizaine de mètres, il vient de poser le pied sur la première marche, son arme à la main. Il expulse l’air de ses poumons avec violence puis grimpe les marches deux par deux. Dans un ultime effort, Davois bande ses muscles et se jette sur les jambes de l’homme. La chute sur les marches est violente. Les deux souffles se mélangent dans une roulade. L’homme tente de se dégager de l’emprise de Davois. Puis il y a une détonation. Regard surpris accroché une éternité à celui de Davois. Au moment précis où la mort éteint l’étincelle de vie dans les prunelles noires, Davois comprend la folie de son geste. Il est allé trop loin. L’explosion résonne longtemps à ses oreilles. Des hurlements de sirènes le sortent de sa torpeur. Encore quelques instants et il lui faudra donner des explications. Puis il y aura une enquête. Le pistolet est encore dans sa main droite, debout à côté du cadavre il prend acte de la gravité de la situation. De larges bandes de nuages en camaïeux orangé passent haut dans le ciel. Le coucher de soleil doit embraser l’Anse-Vata.



XIV

Cabinet de Germain Mourot – Nouméa. Juillet 1997.

La main sur la poignée, l’inspecteur Davois poussa la porte. L’endroit était calme, clair, sobrement meublé. Il n’y avait pas âme qui vive. Un panneau affiché au mur invitait à s’asseoir et patienter. Davois s’enfonça dans le premier fauteuil et jeta un coup d’œil distrait sur les revues empilées sur la petite table au centre de la pièce. Le mur de droite était troué d’une porte d’où ne filtrait aucun son. Même en tendant l’oreille. Silence. Quelques minutes passèrent. Il était encore temps de reculer, se replier dans le couloir, se jeter dans la rue baignée de soleil. D’être lâche en quelque sorte. Ces pensées devenaient confuses. Comment trouverait-il les mots ? Des mois qu’il vivait, survivait plutôt avec la culpabilité comme mauvaise amie. Il avait conscience qu’il y avait un nœud à dénouer, un fil si étroitement mêlé qu’il provoquait la nausée et donnait à la vie un goût amer de regrets, d’images pas vraiment innocentes. De ces choses qu’il gardait enfouies au plus profond de lui quand la mémoire s’égarait. La porte s’ouvrit brusquement. Le Docteur Germain Mourot se tenait dans l’encadrement.
C’était le premier rendez- vous d’une suite de rencontres régulières où dans l’intimité du cabinet Davois se livrerait à une décortication longue et douloureuse. Il avait vidé son sac au fur et à mesure. Homosexualité, culpabilités enfantines, il avait sans pudeur dévoilé ses névroses, ses doutes, ses défaillances retardant l’échéance pour aborder le problème de fond. Celui qui le hantait, celui à laquelle tout policier risquait un jour d’être confronté. Il avait donné la mort. Il savait qu’il aurait pu en être autrement. Il ne pouvait se mentir. L’enquête avait conclu à un regrettable accident et l’affaire avait été classée. Selon l’opinion générale, ce salaud de violeur avait eu que ce qu’il méritait. Mais la conscience n’était pas un dossier que l’on pouvait fermer et abandonner à la poussière. Il y avait un mensonge. Il avait voulu la mort de cet homme, par vengeance et avec violence. Il avait concentré dans cette mort toutes les peurs, la rage, la culpabilité qui l’avaient envahi à 10 ans en équilibre sur un arbre. Dans la souffrance, le secret avait finalement jailli de sa bouche. Il l’avait vomi. Davois avait longuement regardé Mourot, comme on regarde un père pour obtenir l’absolution.
- Continuez, avait été le seul mot du psychanalyste.
Davois avait parlé dans la confidentialité silencieuse du cabinet. Germain Mourot devenait l’unique détenteur d’une confession que seule sa conscience vis-à-vis de son patient pouvait garder secrète n’étant pas tenu éthiquement au secret professionnel.


XV

Commissariat - Nouméa. 13 Juin 2008

Dans la lumière matinale de son bureau, Davois ouvrit une chemise sur laquelle était inscrit en gros caractères bleus : DOSSIER MOUROT. Il relut une à une les dépositions prises tout au long de ses derniers jours. Bien que Davois ne parvenait pas à se convaincre qu’il s’agissait d’un accident, les éléments de l’enquête n’apportaient aucune preuve évidente de meurtre même si certaines personnes auraient eut intérêt à la disparition de Germain. Se souvenant du vieil adage : à qui profite le crime, Davois avait concentré son attention sur l’entourage proche du mort.

Il avait découvert que Madame Mourot avait besoin d’argent pour honorer une coutume, or son mari avait contracté une assurance-décès. Il aurait été facile pour elle de faire un aller et retour avec sa voiture, en six heures le trajet pouvait être fait. Connaissant les habitudes de son mari, elle aurait pu le rejoindre sur la falaise et le pousser. Davois avait fait inspecter son véhicule par la police scientifique. La voiture n’avait pas été lavée depuis quinze jours et ne présentait aucune trace de terre spécifique à la région de Poya. Elle avait un alibi pour l’après-midi, plusieurs personnes de son entourage avaient affirmé l’avoir rencontrée sur Nouméa. Par contre, le matin, personne ne pouvait témoigner de son emploi du temps. Elle s’était levée tard, n’était pas sortie. Ce jour là, la femme de ménage avait pris son congé. Elle aurait pu emprunter un autre véhicule, celle de son amant. Les soupçons continuaient de peser sur elle.

Jean Duteil son amant, lui n’avait pas d’alibi pour une bonne partie de cette journée. Il aurait pu faire le travail à sa place. Des recherches à son sujet avaient révélé qu’il avait des dettes de jeux. Quant à sa vieille Toyota, elle était passée au rouleau le dimanche soir. Il avait été interrogé longuement, ses explications étaient vagues, partie de pêche solitaire, il n’avait vu personne dans la journée de samedi hormis madame Mourot entre 19h et 21h, ensuite il était rentré chez lui et avait un peu abusé de la bouteille carrée. C’était pour le moins léger, mais il n’y avait aucune preuve évidente qu‘il soit mêlé à la mort du psychanalyste et aucune charge ne pouvait être retenue contre lui.

Il y avait l’ami Robert qui détenait un secret, Davois lui avait remis la lettre trouvée dans la mallette de Davois et l’avait questionné sur le lien si puissant qui les unissait.
- Germain a eu un fils il y a très longtemps avec une fille d’ici, commença Robert. L’histoire est triste et fait partie des secrets de famille que l’on cherche toute sa vie à dissimuler mais qui finissent toujours par rejaillir pour preuve son fils est mon demi-frère. Notre amitié s’était construite bien avant que la vérité n’éclate.
- Vous lui en avez voulu ?
- Oui et non. Je trouvais surtout que le destin nous jouait un sacré tour. Pourquoi aurais-je voulu du mal à Germain, plus le temps passait plus je sentais qu’il n’était pas en accord avec sa conscience, il sentait peut-être la mort approcher et il voulait réparer le mal qu’il avait commis par le passé et avouer sa paternité. Il n’en aura pas eu le temps.
Après une pause, il ajouta :
- Je ne suis pas venu en Calédonie pour régler ce problème. D’ailleurs, je compte bientôt repartir. Je crois que rien de bon ne m’attend ici. C’est comme une intuition.

Davois avait fait une petite enquête sur Grégory. L’analyse de l’ADN relevé sur la cigarette écrasée dans le cendrier du commissariat ne correspondait pas à celle retrouvée sur la falaise. Cette cigarette, d’ailleurs, restait un mystère, elle ne correspondait pas non plus à l’ADN du mort. Grégory était pour le moment hors de soupçon.

Il y avait aussi Benjamin, le frère jumeau. Personnage énigmatique qui s’était présenté de lui-même au commissariat quand il avait appris, de la bouche de madame Mourot, la mort de Germain. Il était arrivé du Vanuatu la veille de la tragédie. Ne possédant pas de voiture, Germain l’accueillait toujours à chacune de ses visites. Il était peut-être le passager qu’Edouard avait remarqué à côté de Germain sur la piste de Gohapin. Il serait redescendu sur Nouméa en stop ou avec le bus. Lors de son interrogatoire il avait laissé sous-entendre son intérêt pour sa belle-sœur. Les traits tirés, une barbe de trois jours, des lunettes noires sur le nez, une tenue vestimentaire des plus rustiques, il était a l’opposé de l’image que Davois se rappelait du psychanalyste. La ressemblance était pourtant frappante. Mais l’habit et l’attitude négligée faisaient toute la différence. L’héritage aurait pu être sa motivation, il n’avait pas l’air de rouler sur l’or, ou peut-être une jalousie contenue qui avait fini par prendre le dessus face à un frère désinvolte et que la vie semblait avoir gâtée. Benjamin avoua que son frère l’avait récupéré à Tontouta pour monter passer le weekend sur la propriété. Ils eurent une discussion sur la route qui tourna vite au vinaigre et Benjamin descendit du 4x4 à Bourail.
- Je vous jure que je ne suis pas allé plus loin et que c’est la dernière fois que j’ai vu Germain.
- Qu’avez-vous fait ensuite ?
- Il était tard, il n’y avait plus de bus pour Nouméa, alors j’ai fait du stop et j’ai fini par arriver à Nouméa au milieu de la nuit. J’ai dormi sur un banc de la Baie des citrons, et le lendemain je suis passé chez ma belle-sœur. Elle n’était pas chez elle. Alors je suis allé prendre une chambre à l’auberge de jeunesse. J’ai attendu deux jours et mardi matin je me suis à nouveau présenté à son domicile. En fait, j’espérais voir Germain pour que l’on fasse la paix. C‘est là que j‘ai appris son décès.
- J’espère pour vous que madame Mourot pourra confirmer vos dires.
- Oui, j’en suis certain.

Davois reposa le dernier dossier dans un soupir de lassitude. Il feuilleta rapidement les dernières dépositions. Il allait classer l’affaire permettant ainsi au notaire de faire son travail auprès de la veuve et de sa famille. Il se leva, s’approcha de la fenêtre, jeta un regard distrait dans la rue. Il était temps pour lui de se débarrasser de toute cette paperasse. A plus de cinquante ans, il avait décidé de changer de vie. Ce serait pour bientôt.


XVI

Etude notariale de Maître Delaroche – Nouméa. 10 Juillet 2008

D’un côté du bureau en acajou, Maître Delaroche. En vis-à-vis, installés dans de profonds fauteuils en cuir, Madame Mourot, ses enfants.
Derrière eux, Benjamin, barbu et les cheveux blancs dissimulés sous son habituel chapeau.
Maître Delaroche ajuste ses lunettes sur son nez, ouvre le testament scellé sous les yeux attentifs de l’assemblée. Après quelques éclaircissements de gorge il commence la lecture du feuillet.

Je, soussigné, Germain Mourot, en toute conscience et devant témoins, décide la distribution de mes biens après mon décès de la façon suivante :
A ma femme Madame Mourot, je lègue ma résidence principale et mon cabinet avec tout ce qu’ils contiennent, sauf mes collections de masques et objets traditionnels océaniens.
A mon fils Nourkaïdo, je lègue ma résidence secondaire sise à Poya.
A mon ami Robert, je lègue toutes mes collections d’art traditionnel mentionnées ci-dessus.
A mon frère Benjamin, je lègue tout mes autres bien immobiliers ainsi que l’assurance-décès d’un montant de deux cents millions.
Qu’il en soit fait ainsi.

Germain Mourot
Nouméa le 01 avril 2008




XVII

Quelque-part sur une petite île retirée de l‘archipel Vanuatans. Mai 2013.

Allongé dans un transat sur la terrasse d’un bungalow de type balinais, un homme aux cheveux blancs sirote un bourbon glace. Son regard erre un instant sur la surface bleue du pacifique. Puis il se pose avec intérêt sur une silhouette bronzée et athlétique émergeant de l’eau. La démarche sensuelle, moulé dans un boxer noir, le corps perlé d’eau de mer, il émane du nageur une beauté sauvage exacerbée par les yeux en amande et les pommettes saillantes typiques aux eurasiens. Foulant le sable il avance d’un pas souple vers la maison. Il grimpe deux à deux les quelques marches accédant à la terrasse et s’arrête à la hauteur de la chaise longue.
Echange de sourires complices, il se penche, quelques gouttes d’eau tombent de sa chevelure grisonnante. Il saisit un verre en attente sur la table basse.
- A nous et notre bonheur.
- A nous, renchérit son compagnon.
- Que lisais-tu, demanda le plus jeune apercevant un journal abandonné sur le sol.
- Je regardais les annonces nécrologiques de Nouméa. Cela fait cinq ans que je suis enterré et j’ai encore droit à une messe pour l’anniversaire de ma mort.
- Bon anniversaire, chantonna l’autre en souriant et lui déposant un léger baiser sur les lèvres.

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