lundi 15 décembre 2008

Léa Delamare, profession : coiffeuse. Par BV

Tandis que Léa s’affairait à ouvrir le volet métallique cachant son antre aux regards des passants, la radio qu’elle avait laissée allumée dans sa Citroën C2 distillait, sur Radio Rythme Bleu, l’avis météo suivant :
« Ceci est un message enregistré à six heures locales -
Il concerne la progression de la dépression tropicale forte «Léon» centrée à une centaine de kilomètres au large du Vanuatu, qui progresse sur une trajectoire de sud-sud-est qui ne devrait pas inquiéter la Nouvelle Calédonie.
L’alerte de niveau un est maintenue jusqu’à nouvel avis. »

Léa jeta un regard à sa montre avant d’éteindre la radio et de fermer sa voiture d’une pression quasi machinale sur sa clef : six heures cinquante… Madeleine ne devrait pas tarder à arriver.

Comme une bonne partie des personnes âgées, Madeleine était du genre impatient : levée très tôt, elle ressentait un impérieux besoin d’en finir vite et bien avec sa toilette. Ensuite, elle allait prendre son petit déjeuner avec les autres pensionnaires de l’ACAPA, le centre pour retraités situé faubourg Blanchot.
Une fois par semaine, elle se faisait conduire chez Léa, où cette dernière se faisait un réel plaisir de bichonner cette petite vieille attachante et coquette de 83 printemps…
Tout en pensant à elle, Léa pénétra dans son salon, salua ses quelques plantes vertes d’un léger coup d’arrosoir sur la tête, et mit en marche son climatiseur : la chaleur humide qui régnait en ce 5 mai était difficilement supportable, «Léon» n’y étant certainement pas étranger !
Léa effectua quelques préparations en vue de l’arrivée de sa cliente et jeta un coup d’œil, somme toute assez satisfait, à la décoration de ce qu’elle se plaisait à appeler «son intérieur».
L’harmonie qui respirait de la double peinture saumon et verte des murs, rehaussée par un mobile de Kookabura dans les mêmes tons - ce fameux pic-vert australien au cri si particulier et au bec puissant – l’aidait à se sentir bien sur son lieu de travail.
Léa se sentait «bien dans ses baskets» comme disaient certains de ses jeunes clients ! Sans doute, sa vie heureuse et sans histoires était-elle pour beaucoup dans ce ressenti.
Léa avait 63 ans et était mariée depuis 38 ans à un agent de maîtrise travaillant à l’usine de Doniambo. Elle était la mère de quatre beaux enfants, deux filles et deux garçons qui plus est… répartition que d’aucuns lui enviaient…
En outre, son travail la passionnait : elle adorait faire en sorte que ses clients se sentent non seulement rajeunis après leur passage chez elle, mais surtout écoutés, compris et donc aidés.
Ce travail, elle l’avait vraiment débuté voici fort longtemps, quand elle n’avait que trente ans.
Elle s’était mise à son compte ici, route du port Despointes, à N’géa bien après avoir fini ses études au lycée technique de Nouméa, en face du La Pérouse.
Très vite, le petit salon, dans lequel elle appréciait de travailler seule et qu’elle avait appelé «coif’net» s’était rempli de ceux qui allaient devenir ses fidèles, et Madeleine, qui arrivait tout juste, en était la doyenne.
«Vous, qui passez sans me voir»… chantonna Madeleine en franchissant d’un pas traînant le seuil du salon, «sans même me dire bonsoir»…
- Eh, dites donc Madeleine, je vous vois bien, même que je vous dis « bonjour » car nous ne sommes que le matin voyez-vous !
A ces mots, la petite vieille réussit à ébaucher un petit air quelque peu espiègle digne d’une jeune enfant et se laissa conduire jusqu’au bac devant lequel elle s’installa, repliant avec application les deux pans de sa robe bleu-nuit à col blanc.
- Que me racontez-vous aujourd’hui, chère Madeleine ? Vos amis de l’Acapa vont-ils bien et ne vous font-ils pas trop de misères ?
- Oh, si vous saviez ! Ils sont si vieux, si las, si misérables avec toutes leurs douleurs ! Impossible de les faire sourire, alors, je m’ennuie et je chante pour me mettre du baume au cœur, mais ils ne veulent plus m’entendre ! Il faut donc que je fredonne en cachette, que je murmure, tenez, par exemple : «Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres, votre beau discours, mon cœur n’est pas las de l’entendre…»
- Continuez, je vous en prie Madeleine, vous avez une si jolie voix!
«Pourvu que, toujours, vous répétiez ces mots suprêmes : je vous aime».
Parvenir à chanter, tête penchée en arrière, pendant le lavage de ses cheveux argentés relevait du prodige pourtant, Madeleine y réussissait à la perfection.
Une fois enrubannée d’une serviette propre de couleur saumon, Madeleine put aller s’asseoir plus confortablement dans un fauteuil afin de passer à l’étape suivante : la mise en plis de ses cheveux mi-longs. C’est à ce moment-là qu’elle confia ses inquiétudes à Léa.
- Léa, j’ai peur !
- Et de quoi donc parbleu ?
- J’ai peur de devenir sénile. Je commence à oublier des mots, des paroles de chansons.
- Allons donc Madeleine, ce genre de choses arrive à tout âge, à vous comme à moi. Il ne faut pas y prêter trop attention.
- Non Léa, je ne suis pas d’accord avec vous. Pour moi, ce problème est primordial et j’ai déjà pris plusieurs fois l’avis d’un spécialiste à ce sujet. Vous savez ce qu’il m’a dit ?
« A votre âge avancé, rien d’étonnant à ça ! Les choses risquent fort de ne pas s’améliorer, alors, il faut «faire avec». La seule aide que je puisse vous apporter est la prescription de quelques médicaments pour calmer votre angoisse.»
Comme si ça allait suffire ! N’importe quoi !
«Etoile des neiges, mon cœur amoureux, s’est pris au piège, de tes grands yeux»…
Oui, les yeux… mais ceux de Madeleine s’étaient noyés de larmes !
- Non Madeleine, dit Léa, il n’y a pas de fatalité pour moi dans ce que vous me racontez et qui vous peine tant. Il est toujours possible de redresser la tête et de contrer même ce qui parait «incontrable» (Léa aimait bien inventer de nouveaux mots !). Commencez par respirer bien fort chère Madeleine, et vous vous sentirez tout de suite mieux, n’est-il pas vrai ?
- Oui, effectivement, ça me fait du bien !
- Concluons un marché vous et moi, d’accord ? Chaque fois que vous viendrez dans ce salon, tôt le matin, vous me chanterez quelques unes de vos chansons a capella, rien que pour moi. Comme ça, ce sera un peu comme si vous étiez en répétition et vous ferez travailler votre mémoire. Si un mot vous manque, ou un début de refrain, j’essaierai de vous aider à le retrouver car vous savez combien j’aime moi aussi pousser la chansonnette. Alors, c’est d’accord ? Chaque semaine ?
Les yeux de Madeleine s’embuèrent de nouveau, mais cette fois, de larmes de joie… et c’est sur un ton très raffermi qu’elle commença : « c’est aujourd’hui dimanche, tiens ma jolie maman, voici des roses blanches, toi qui les aimes tant»… et de conserve, toutes deux reprirent : «va, quand je serai grand, j’achèterai au marchand, toutes ces roses blanches pour ma jolie…»
- Bonjour ! Vous voilà d’humeur très joyeuse toutes les deux, vous avez bien de la chance !
- Ah, c’est vous, dit Léa à l’adresse de la personne qui franchissait le seuil de son salon, Madame Braque ! Mais on dirait que vous êtes en avance ? D’ordinaire, je ne vous vois qu’en fin de matinée mais il n’est que, attendez voir, huit heures trente ! Seriez-vous tombée des marches de votre école ?
- Vous ne croyez pas si bien dire ! Avec ce satané «Léon», voilà que nos chères têtes blondes n’ont pas classe ce matin. Toutes les occasions sont bonnes pour ne pas travailler n’est-ce pas ? Alors, j’ai pensé que vous pourriez me faire mon chignon tout de suite !
Léa sourit extérieurement mais soupira intérieurement…
- Mais bien sûr ! Je suis là pour ça n’est-il pas vrai ? A toute heure du jour et de la nuit, un vrai petit scout !
- Oui, reprit Madame Braque, vous savez bien que mon travail passe avant tout et que je ne peux me permettre d’être en retard ou d’arriver négligée. Donc, puisqu’il n’y a pas moyen que je l’exerce aujourd’hui, autant faire quelque chose d’utile ne trouvez-vous pas ? Ce qui sera fait ne sera plus à faire !
Léa était fort heureusement du genre très conciliant et, très intuitive, elle soupçonnait Madame Braque de se donner beaucoup de mal pour paraître dure et rigide
Cette dernière avait déjà laissé sous-entendre qu’elle s’efforçait d’améliorer l’image qu’elle donnait d’elle-même, de façon pour le moins infructueuse pour l’heure semblait-il.
Léa raccompagna Madeleine, qui chantonnait encore, à la porte où l’attendait le chauffeur du véhicule devant la ramener à l’Acapa. Madame Braque, de son côté, vociférait du fait de la chaleur régnant dans le salon malgré la climatisation, trouvant déjà le temps bien long !
Quant au chauffeur de Madeleine, il était une fois de plus ébahi de constater que, chaque fois qu’il venait la rechercher, elle ressortait métamorphosée en une petite dame souriante et gaie, bien que frêle.
Madeleine se hâta vers le véhicule qui l’attendait car de grosses gouttes tombaient déjà, lesquelles risquaient de mouiller sa belle robe, et de gâcher sa mise en plis impeccable.
- Alors, Madame Braque, pas de couleur aujourd’hui ?
- Non, je n’ai pas le temps, ça attendra bien encore deux semaines au moins non ?
Léa fit une petite moue dubitative mais ne répondit rien. Tant pis si, à la prochaine coloration, les racines n’avaient pas exactement le même ton que le reste.
Là n’était d’ailleurs pas le plus important.
Léa sentait Madame Braque très crispée encore aujourd’hui mais elle savait que, dans un moment, elle irait mieux. C’était toujours comme ça, elle en avait l’habitude !
-Léa, commença Madame Braque, heureusement que vous ne m’avez pas vue ces deux dernières semaines, vous vous seriez moquée de moi, une vraie girafe !
- Et pourquoi donc me serais-je moquée de vous ?
- Une minerve ! Voilà ce que mon médecin a trouvé de mieux pour m’empêcher de bouger, une minerve, allons donc, tout ça parce que je me plaignais à lui de quelques douleurs cervicales ! Mais j’en connais la cause, et vous aussi, n’est-ce pas Léa ? Depuis le temps que nous nous fréquentons …
-Certes oui. Vous êtes toujours aussi remontée après la gent masculine, c’est ça ?
- Dans le mille ! Ras-le-bol de cette engeance ! Ils font comme s’ils étaient de petits enfants ayant encore besoin de téter, d’être câlinés, et, dès que vous avez le dos tourné, ils vont se faire plaindre ailleurs. Vous y comprenez quelque chose vous ?
- Ah, je dois reconnaître que de ce côté-là, je ne suis pas très gâtée, enfin… je veux dire… pas très experte en la matière : j’ai en effet la malchance inouïe d’être tombée visiblement sur le seul homme potable du «Caillou», du moins, si j’en crois vos dires !
- Oh, pour ça, vous pouvez me faire confiance ! J’en connais un rayon ! Entre mon père qui découchait tant qu’il le pouvait et mes trois maris successifs, tous à mettre dans le même panier, enfin, je veux dire, dans le même lit. Pas un pour relever l’autre. On dirait que je les attire !
Bien sûr, je me suis posée maintes fois cette question… et l’ai soumise aussi à mon médecin, lequel n’a rien trouvé de mieux que de me faire passer pour une psychorigide aux yeux de certains membres de mon entourage avec lesquels il s’est entretenu, soi-disant pour m’aider… Tenez Léa, encore un qui mériterait qu’on lui enlève le biberon de la bouche !
Non, finalement, quand je pense à toutes ces années inutilement gaspillées à leurs côtés, passées à me mettre en quatre pour eux, ça me déprime voyez-vous. Il est vrai que j’ai toujours devant moi cette image tenace de mon père infidèle qui m’empêche d’appréhender ces êtres poilus, velus, tortueux, autrement que comme des bêtes !
- Oh, là, vous y allez un peu fort ma pauvre Madame Braque, ne croyez–vous pas ?
Léa pensa : Il va falloir encore que je fasse preuve d’un peu de bon sens, celui qui me caractérise paraît-il. Je dois contrer cette négativité insoutenable de la part d’une personne ayant réussi, tant socialement que dans sa vie privée. Directrice d’école primaire, mère de trois enfants et grand-mère de deux, elle semble pourtant prendre un malin plaisir à se rendre malheureuse en ressassant sans arrêt.
Tandis qu’elle réfléchissait à ce qu’elle allait bien pouvoir lui dire avant de la mettre sous le casque, une forte bourrasque de vent fit se soulever avec violence l’un des pare-soleil de sa devanture.
Léa se dit que le temps ne semblait pas vouloir franchement s’arranger et décida d’allumer sa radio, en sourdine, de façon à écouter les bulletins météo qui ne manqueraient sans doute pas d’être diffusés.
Pour tranquilliser Madame Braque, elle décida de se lancer, avec toute la verve dont elle se sentait capable, dans la diffusion des bienfaits du «vivre au moment présent».
Elle avait lu différents ouvrages traitant de ce sujet et subodorait que là résidait le secret du bonheur. Elle souhaitait faire partager au plus grand nombre de ses clients cette façon saine d’appréhender la vie.
- Ecoutez-moi bien, chère Madame Braque, je vais vous livrer un secret de jouvence dirons-nous, ou «comment être heureux en quelques mots».Nul besoin d’argent, de relations bien placées, de conjoints fortunés ou aux petits soins pour vous, de bonnes situations, ni même d’amis fidèles ou d’enfants aimants… Inutile de souhaiter être reconnue, appréciée…
Pour être vous-même, c'est-à-dire, pour être ce que vous êtes au plus profond de vous-même, il vous suffit tout simplement d’être présente à chaque instant, c’est tout !
- Comment ça, c’est tout ? De quelle recette miracle me parlez-vous là ? Encore l’un de vos propos que je trouve toujours stupides ou saugrenus quand vous mes les catapultez, mais que je fais miens dès que je le peux ensuite ? Quelle femme étrange vous faites tout de même Léa ! Vous auriez dû travailler dans le domaine médical !
- Peut-être, en convint Léa doucement, mais ma vie est ici dans ce salon de coiffure, et maintenant, avec vous ; et c’est ce moment qui m’importe en cet instant le plus au monde, tandis que pluie et vent commencent à devenir de plus en plus bruyants, menaçants, autour de nous.
- Vous vous moquez de moi ma chère Léa, moi, importante à vos yeux ? Mais vous avez bien d’autres chats à fouetter, entre votre mari, vos enfants, vos deux petites filles Marie et Isabelle, vos clients et j’en passe…
- Non, reprit Léa, nullement surprise par la verve négative de sa cliente, je ne me moque pas de vous et vous assure que c’est dans chaque moment de ma vie que je vis pleinement, que je trouve quiétude et bien-être.
A quoi bon ressasser le passé, puisqu’il est passé ? A quoi bon se préoccuper par avance de ce qui sera ?
L’essentiel est l’instant présent, quel qu’il soit.
- Comment ? Vous voulez dire que lorsque j’épluche mes carottes, ou que je corrige mes copies ou que j’écoute ces affreuses informations à la télévision, là se trouve le secret de mon bonheur ?
- Parfaitement, renchérit Léa, c’est ainsi. Quelle que soit l’activité que vous ayez, si vous êtes complètement dans ce que vous faites, vous vous sentirez très vite totalement en harmonie avec ce qui vous entoure, et, oserai-je le dire, avec l’univers tout entier. Vous y puiserez un bienfait insoupçonné.
- Ah, c’est donc ainsi que vous vivez Léa ? C’est pourquoi le moindre quidam qui passe le seuil de votre «chez-vous» se sent tout de suite accueilli, reconnu, aimé même, n’ayons pas peur des mots ?
- Oui, sans doute, admit Léa avec un gracieux sourire débordant de ses bonnes joues de normande, tout en s’appliquant à placer correctement le casque au-dessus du chignon qu’elle venait de confectionner.
A ce moment l’arrivée de Romain et de sa maman coïncida avec l’émission d’un bulletin météo spécial.
Léa augmenta le volume de son poste.
Le jeune Romain n’en perdit pas une miette. Le communiqué disait :
«La trajectoire de Léon s’est complètement modifiée. Léon a, semble–t’il décidé de rebrousser chemin en direction de la Nouvelle-Calédonie. La boucle qu’il vient d’effectuer est impressionnante et laisse présager de fortes pluies et des rafales de vent violent au passage de cette dépression tropicale forte qui vient de se transformer en cyclone.
Il est demandé à la population de se tenir à l’écoute des bulletins suivants et de vérifier que toutes les mesures de sécurité qui s’imposent ont bien été prises.»
Romain, quatorze ans, collégien à Mariotti, jubilait ; ce cyclone était pour lui une aubaine : il n’avait pas classe !
Pendant que, sous son casque, Madame Braque esquissait déjà un sourire de contentement lié, semblait-il, à l’effet rapide et bénéfique des propos tenus par Léa quelques minutes auparavant, Romain s’était précipité sur de nouveaux pots colorés posés sur une étagère, et en lisait à voix haute les noms et les compositions : gel à effet mouillé, c’est quoi, ça, dis, Léa ?
- Ca suffit ! Arrête immédiatement ! lui dit sa mère. Ne commence pas à t’agiter dans tous les sens, Romain, tu es insupportable !
- Enfin, Madame Delamare, faites quelque chose ! Il est toujours comme ça mon fils, quand il arrive chez vous ?
Léa se remémora le nombre de fois où elle avait eu l’occasion de couper les cheveux de cet adolescent… dix ou douze fois peut-être ?
Et c’était chaque fois en l’absence de sa mère, qu’elle découvrait aujourd’hui.
Léa esquissa une petite moue, aussi bien en réponse à la question que lui posait la maman de Romain, que se souvenant des propos durs que celui-ci tenait. A vrai dire, c’était surtout ces derniers temps, quand leurs échanges tournaient autour de sa mère…
Léa ressentait le rôle d’exutoire qui lui était dévolu face à ce jeune homme qui n’en ratait pas une pour déverser ses griefs, sa rancœur, attendant quelque chose qui n’arrivait pas.
Léa ne comprenait pas bien ce jeune qui, avec un langage souvent peu châtié, lui parlait de :
«La vieille qui barrait sans arrêt», «y pigeait que dalle,» «une meuf chiante» quand elle était à la maison, qui ne le laissait pas respirer.
«J’étouffe, lui disait-il souvent, je n’ai plus d’air, elle me pompe, me colle au c…»
C’est ainsi que, parfois, il laissait déborder le trop-plein de hargne qu’il s’efforçait pourtant de retenir, tout en expliquant que son père l’emmenait de temps en temps chez un copain à lui pour, justement, qu’il puisse s’épancher à souhait, mais ce «mec» l’énervait, disait-il à Léa, pire, le faisait ch… et semblait faire empirer les choses, en lui parlant de son hyperactivité, de traitements à prendre, de suivi psychologique, etc.
Léa tenta de ne pas laisser transparaître ses souvenirs quand elle reprit la parole pour s’adresser à la maman de Romain, tandis qu’elle commençait de lui appliquer un shampoing, après avoir réussi, non sans quelques contorsions, à lui faire enfiler une blouse verte.
- Je suis heureuse de faire votre connaissance Madame, depuis le temps que je coiffe votre fils, je n’avais pas eu encore l’occasion de vous saluer.
- Oui, c’est vrai, nous ne nous sommes jamais rencontrées. A croire que je suis passée à côté de tout un tas de personnes gravitant autour de mon fils durant ces dernières années ! Mais ça va changer, c’est moi qui vous le dis ! D’ailleurs, ça a déjà changé depuis quelques semaines : j’ai arrêté de travailler pour me consacrer pleinement à Romain. Vous comprenez, il est si malade que je me dois de faire le maximum pour lui faire recouvrer la santé, et, pour ce faire, il fallait que je sois libérée de mon travail. Voilà qui est chose faite, non sans un pincement au cœur, pensez, après plus de dix ans comme hôtesse de l’air, on ne tire pas un trait comme ça sur sa profession ; mais je suis motivée croyez-moi !
- De plus Romain vous a peut-être dit que son père et moi étions maintenant séparés ? Raison supplémentaire pour que je le reprenne en mains, non ?
Léa commençait à comprendre certaines choses… mais pas tout !
- Romain, gravement malade ? Que voulez-vous dire ? Je n’ai rien remarqué au salon. Pouvez-vous m’en dire un peu plus ?
- Comment, vous n’avez rien remarqué ? Mais ça n’est pas possible, Madame Delamare, vous avez des œillères comme les chevaux de l’hippodrome du Val Plaisance ma parole ! Il n’y a même pas cinq minutes, Romain a failli casser tous vos produits sur l’étagère. Si je n’étais pas intervenue, cela aurait été la cata… enfin, je veux dire : la catastrophe !
Léa se mit à rire de bon cœur.
- Ah, vous voulez parler de la curiosité de Romain pour mes nouveaux produits ? Il est très observateur cet enfant, et a tout de suite remarqué ce qui était nouveau dans le salon. C’est un enfant très vif, très éveillé et très perspicace et… il ne s’appelle pas Léon !!
Bien sûr, à son âge, il n’a pas toujours la bonne façon d’exprimer ce qu’il pense, mais vous pouvez lui faire néanmoins confiance pour vous mettre sur la bonne voie ! Il suffit de l’écouter et de décrypter les mots qu’il prononce.
- Vraiment ? Alors, par exemple Madame Delamare - Puis-je vous appeler «Léa» tout comme le fait mon fils ? Moi, je m’appelle Maud - quand Romain ose me dire que je lui enlève tout son oxygène, c’est vrai ?
- Bien sûr que vous pouvez m’appeler Léa, Maud, ça me fait très plaisir, et pour ce qui est de la remarque de Romain, elle est, sans nul doute, très pertinente.
Peut-être que, dans le souci de bien faire, ôtez-vous à Romain un grand espace de cette liberté que les adolescents recherchent, et dont ils ont tant besoin. Vous savez, avec les quatre enfants que j’ai élevés je pourrais vous en parler des heures !
Ce qui me paraît certain, c’est qu’il vous est nécessaire, à vous et à lui, de renouer des relations sur des bases nouvelles du fait de votre disponibilité actuelle. A vous de fixer des limites, des garde-fous, mais soyez en même temps très tolérante sur tout ce qui va l’aider à se construire…
Romain, ainsi que je vous l’ai dit, est un garçon tout en finesse, au ressenti à fleur de peau. Ce que l’ami de votre ex-conjoint semble prendre pour de l’hyperactivité n’est en fait sans doute que l’expression de ses traits de caractère, et il n’y a pas lieu, me semble-t-il, de vous en inquiéter outre mesure.
Romain, n’ayant pu capter que la fin de la diatribe de Léa, en parut très satisfait et opina de la tête, tel un chien qui s’ébroue ! De l’eau se mit à gicler abondamment sur le sol et Léa, se dépêchant d’intervenir en lui ceignant la tête d’une serviette propre bicolore verte et saumon, fit un petit clin d’œil entendu à Maud, lui prodiguant de ce fait le conseil de ne rien avoir remarqué.
Une fois Romain bien installé pour la coupe de cheveux «hérisson» qu’il affectionnait, un nouvel avis émanant de RRB se fit entendre sur les ondes :
« La trajectoire de Léon est bien confirmée maintenant, il devrait toucher les côtes calédoniennes d’ici quelques heures et affecter en premier lieu les iles Loyauté, principalement Ouvéa, avant de traverser la chaine au nord des Bélep puis de Koumac et ensuite descendre au large de la côte ouest.
Le cyclone Léon s’est creusé à 970 hPa, ce qui laisse présager de vents violents accompagnés de fortes pluies. Soyez très vigilants et restez à l’écoute de RRB en vérifiant que vos postes sont bien équipés de piles en bon état pour le cas où l’électricité viendrait à être coupée.
L’alerte de niveau 2 est déclenchée sur les iles Loyauté et le nord de la grande terre.
Un autre bulletin vous parviendra très prochainement.»
Léa alla rendre compte à Madame Braque des dernières nouvelles météorologiques, celle-ci arborant toujours un petit sourire les yeux baissés sous son casque, et, rasoir en main, s’approcha de Romain.
- Eh bien, tu as l’air satisfait mon garçon ! Est-ce ce temps lourd et pluvieux qui serait à l’origine de ton contentement ?
- Ben oui, y’a pas d’école, chouette ! Surtout que j’ai loupé le cours de français et celui d’histoire ce matin, c’est super !
- Et qu’est-ce que tu aimes alors au collège ?
- Emilie…
Sa mère bondit :
- Emilie ! s’étrangla-t-elle quasiment en épelant ce prénom tout de même pourtant assez facile à prononcer, mais, tu ne m’as jamais parlé d’elle ?
Léa se hâta d’intervenir à l’intention de Maud :
- Espace de liberté, espace de liberté… attention : dégagez ! Espace de liberté en action…
Romain reprit de plus belle comme s’il était au volant d’un gros camion Caterpillar 777 de la SLN :
- Circulez, espace de liberté en action, laissez passer, caterpillar chenille, vouloir se transformer en chrysalide puis en papillon bleu… liberté in-dis-pen-sable !
Maud n’en revenait pas : non seulement son fils parlait anglais… mais surtout, il était capable de façon très humoristique de mettre l’accent sur une plaie ouverte chez lui, chapeau !
Ce fut son tour de regarder Léa d’un air entendu.
Celle-ci fit mine de ne s’apercevoir de rien et alla libérer Madame Braque de son casque, afin de fignoler son chignon.
Madame Braque commença par remercier Léa de son intervention positive, à laquelle elle avait eu tout le loisir de songer, les yeux clos, tandis qu’une douce chaleur l’habitait intérieurement, celle du casque irradiant sa tête…
Par contre, elle montra un réel souci pour son beau chignon, du fait de la pluie qui tombait bien drue maintenant, accompagnée de fortes bourrasques.Léa approcha un grand parapluie de sa cliente et lui conseilla de rentrer au plus vite chez elle, seul moyen de conserver un tant soit peu le bénéfice de son passage chez Coif’net.
Madame Braque sortit rapidement, oubliant même de payer Léa, mais sans omettre par contre de la remercier encore pour le bienfait qu’elle commençait de ressentir et salua d’un joyeux «Au revoir tout le monde» Romain et Maud qui étaient eux aussi sur le départ.
Cette exclamation de Madame Braque toucha plus que tout l’argent du monde Léa (qui pourtant était assez près de ses sous, sans doute son côté normand…), celle-ci étant souvent si préoccupée d’elle-même qu’elle en oubliait de voir les personnes présentes dans le salon !
Pendant tout ce laps de temps, Romain et sa maman avaient entamé une discussion à bâtons rompus dont Léa ne parvenait pas vraiment à saisir tout le contenu tant elle semblait sauter du coq à l’âne, enfin de la chenille au papillon bleu… en passant par Emilie, les voyages, les études, le métier d’hôtesse de l’air, celui de pilote…
Tiens, se dit Léa, Romain aurait-il déjà des projets d’avenir professionnel ?
- Dis donc mon garçon, tu parles de devenir pilote, c’est bien ça ?
- Oui, oui, ça me plairait bien de savoir piloter un gros avion et de voir un peu tout ce que maman a pu regarder par les hublots durant toutes les années qu’elle a passées en l’air.
- Bien sûr, elle ne pouvait pas me voir d’en haut, je suis si petit ! Mais ça n’est pas pour ça qu’elle ne pensait pas à moi tu sais, Léa.Je viens de comprendre beaucoup de trucs en parlant avec maman et je crois qu’on a encore plein de choses à se dire, pas vrai mam ?
- Oui, mon fiston, répondit Maud d’une voix un peu faible qui contrastait singulièrement avec le ton péremptoire qu’elle avait pris en arrivant dans le salon, je crois bien que nous avons un certain retard d’échanges à rattraper tous les deux mais nous avons tout le temps devant nous, n’est-ce pas Léa ?
- Oui, acquiesça cette dernière, même si, pour l’heure, je vous conseille de ne pas trop vous attarder et de vite courir à votre voiture, Léon a l’air de vouloir se fâcher!
- D’accord Léa, nous allons partir. Mais pouvons-nous vous rapporter une petite barquette de nems tout à l’heure ? Vous les aimez beaucoup, m’a dit mon fils.
- D’accord, c’est très gentil à vous, mais maintenant, oust, dehors !
Léa utilisa le même grand parapluie pour raccompagner Romain et Maud à leur voiture, sans se rendre compte qu’un homme venait de rentrer dans le salon, le col rabattu sur le cou et la tête baissée pour se protéger du vent.
Léa sursauta en le découvrant à son retour… tout comme elle découvrit le portable oublié par Madame Braque près du miroir. Décidément, il y avait du laisser-aller dans la rigidité de cette femme !
Le nouveau visiteur se hâta de s’excuser auprès de Léa de lui avoir ainsi fait peur et s’adressa à elle :
- Bonjour ! Permettez-moi de me présenter : je m’appelle Auguste Imbert et je suis arrivé voici peu en Nouvelle Calédonie. Je vais être le nouveau DRH d’une entreprise importante ici et de toutes nouvelles relations m’ont conseillé de me rendre chez vous où, m’a-t-on dit, votre accueil n’a d’égal que votre talent.
Etant habitué à cacher mes cheveux grisonnants, je compte sur votre habileté pour me les teindre régulièrement et vous en remercie par avance. Peut-être pourriez-vous commencer tout de suite bien que je n’aie pas pris rendez-vous ?
(Très policé cet homme, trop peut-être, se dit Léa tout en souriant au nouveau venu, un homme d’une soixantaine d’années, assez rondouillard mais aux très beaux yeux bleus, sans doute porteur de lentilles de contact pour ne pas les masquer... Son allure générale et le ton assez grave de sa voix me rappellent l’un de mes plus fidèles clients, Germain, que je n’ai pas vu depuis quelques jours. D’ailleurs, c’est étrange, je lui ai laissé mardi dernier un message sur son répondeur l’assurant qu’il pouvait passer à 14H mais je ne l’ai pas vu et il ne m’a pas donné signe de vie. Généralement, il ne laisse pourtant pas passer quatre semaines entre deux teintures).
- Je vois qu’on vous a bien renseigné à mon sujet cher Monsieur, reprit Léa. En tous cas, vous l’avez été par des personnes très bienveillantes à mon égard, ce qui est toujours fort agréable à constater.
Vous avez de la chance de venir tout juste maintenant, je ne comptais plus avoir de clients ce matin, car ce temps en décourage plus d’un de mettre un seul cheveu dehors, mais je vois que tel n’est pas votre cas !
- Oh, vous savez, j’en ai vu d’autres car j’ai beaucoup voyagé ; que ce soit en Floride ou en Amérique Centrale, j’ai eu l’occasion d’être confronté à ce type de temps et m’y suis habitué je crois.
L’essentiel dans ce genre de situation est de se tenir bien informé, et à ce propos, je viens d’entendre sur Radio Nouvelle Calédonie dans ma voiture que Léon allait bientôt arriver au nord de la grande terre et entamerait alors une trajectoire sud-sud-est qui allait le faire passer logiquement au large de Bourail.
Léa proposa à son nouveau client de lui appliquer tout de suite la couleur au cas où ce fameux Léon ferait des siennes en arrivant dans le sud du «caillou».
Auguste comprit tout de suite ce à quoi elle faisait allusion :
- Ah oui ! Pour exercer votre métier, mieux vaut avoir de l’électricité n’est-il pas vrai ? La dernière fois que j’ai vécu un cyclone, enfin, un ouragan, je me trouvais à une centaine de kilomètres de Miami : tous les toits de tôle s’envolaient, les branches ployaient ou se rompaient, les rafales de vent dépassaient largement les cent trente kilomètre-heure, c’était, même pour un habitué comme moi, vraiment impressionnant !
Léa sentait intuitivement que, derrière ce flot de paroles, se cachait un intense désir de communiquer.
Elle avait l’habitude avec Germain de voir une simple teinture se transformer en séance thérapeutique, dans laquelle le thérapeute n’était pas forcément celui que l’on croyait…
Tandis qu’Auguste commençait à donner à Léa ses premières impressions sur la Calédonie, et à lui parler de son installation Vallée des Colons, Léa laissa son esprit vagabonder en direction de cet autre homme, un fidèle de plus de trente ans qui, justement, habitait lui aussi Vallée des Colons.
Elle avait connu Germain en 1978, juste au moment où il était rentré en Calédonie après trente ans d’absence du «Caillou», pour des raisons diverses sur lesquelles il ne s’était jamais beaucoup étendu. Elle avait alors 33 ans et était enceinte de son avant-dernier : Franck, qui allait se révéler être un superbe bébé de plus de quatre kilos à la naissance, puis un bambin joyeux, un adolescent au caractère bien trempé et enfin un adulte très équilibré. Il venait de monter une entreprise d’électricité dans la région de Koné où l’avenir s’avérait très prometteur du fait de la fameuse «usine du nord» symbole du rééquilibrage entre les provinces nord et sud, au pied du non moins fameux massif du Koniambo.
Mais de tout ça, Germain n’avait cure, tant son métier de psychanalyste semblait le couper bizarrement des réalités quotidiennes.
Pour lui, tout était «cas», «difficulté gravissime» «problème à entrées et sorties multiples». Tout petit mal-être était porté à son paroxysme comme si, se réjouissant inconsciemment des malheurs des gens en les grossissant à l’aide de sa propre loupe, il exorcisait d’une certaine façon ses propres délires et sa difficulté à «être».
Léa avait très vite vu clair dans le jeu trouble qu’il jouait, et, durant tous ces moments passés ensemble, lesquels, mis bout à bout se chiffraient en mois, (car, à raison d’une couleur par mois, et ce, pendant trente ans, ça en faisait des heures passées en sa compagnie) elle avait su en partie décrypter le personnage, et, non seulement l’avait quelque peu cerné mais aussi l’avait aidé à y voir tout de même un peu plus clair dans sa propre vie.
Ma bonne dame, une couleur, le temps qu’elle prenne, il faut bien compter une quarantaine de minutes, et comme jamais un autre client n’était présent au salon en même temps que Germain (il s’arrangeait toujours pour prendre rendez-vous à un moment où il était certain que Léa n’aurait personne d’autre), elle avait été son oreille, sa confidente durant toutes ces années.
Heureusement qu’elle avait une grande capacité d’écoute et une faculté de compréhension hors du commun, car bien d’autres, à sa place, auraient jeté l’éponge depuis longtemps !
Malgré tout, Germain conservait toujours un jardin secret qui semblait le ronger intérieurement à petit feu et Léa n’avait pu avoir accès, en dépit de tous ses efforts pour l’aider, qu’à la partie émergeant de l’iceberg, laquelle représentait tout de même un sacré gros glaçon !
- Dites donc, chère Madame, votre minuteur a sonné depuis déjà quelques minutes, ne l’auriez-vous pas entendu, tellement vous paraissez boire mes propos ?
A ces mots, Léa refit surface et, pour faire plaisir à son nouveau client, en rajouta un peu :
- Oui, vous ne croyez pas si bien dire, du vrai petit lait !
Elle en profita pour faire passer Auguste au bain de rinçage tandis qu’à l’extérieur, les éléments semblaient se déchaîner…
La radio annonça soudain : «l’alerte deux est déclenchée sur le sud de la Nouvelle-Calédonie. Que chacun rentre chez soi et n’en bouge plus jusqu’à nouvel ordre.»
Léa regarda sa montre : 11H15 déjà ! Comme la matinée avait passé vite !
Elle venait tout juste de finir le shampoing d’Auguste et s’apprêtait à lui faire un rafraîchissement quand une voix céleste se fit entendre : Non, pas possible ! Madeleine revenue ! Et chantant, qui plus est, sur des paroles improvisées : «chaque semaine, j’amène la rengaine que j’aime… qu’on va chanter, travailler, répéter »
- Oh, Léa, je n’ai pas pu attendre, il fallait que je vous revoie pour vous apporter les paroles de «Nuit de Chine» pour que vous commenciez à l’apprendre pour moi. «Quand le soleil se lève à l’horizon à Saigon»… Elle est trop belle !
- Non, vraiment Madeleine, vous n’êtes pas raisonnable, et votre chauffeur encore moins que vous ! Ressortir par un temps pareil, quelle folie !
- Ne grondez pas mon chauffeur ! Je crois que je lui ai mené la vie si dure ces dernières minutes que le pauvre n’a pas pu faire autrement pour avoir la paix que de me reconduire auprès de vous ! Mais, regardez, je ne suis pas seule à revenir vous voir on dirait, fit remarquer Madeleine.
Effectivement, Romain et sa mère, courbés en deux pour donner moins de prise au vent, se tenaient d’une main et, de l’autre, portaient de façon assez cocasse deux barquettes dont il n’était pas difficile de deviner le contenu.
Ils se précipitèrent à l’intérieur du salon, suivis de…
Mais oui, la dame au chignon, qui avait réalisé non seulement l’oubli de son portable, ce qui l’avait contrariée car elle avait souhaité prendre des nouvelles d’amis de Ouégoua et de Poindimié (même si elle savait pertinemment qu’il ne fallait pas encombrer le réseau d’appels), mais aussi avec effarement celui du paiement de sa coiffure ! Du jamais vu chez elle ! Ce qui avait eu le don de raviver certains traits de son caractère tant elle se sentait honteuse d’un tel oubli ! Impensable pour elle d’attendre que Léon soit passé pour venir régler son dû !
- Eh bien, quelle journée ! se dit Léa mi-figue mi-raisin, j’ai maintenant la responsabilité de tout ce petit monde. Il est hors de question que j’en laisse un seul sortir d’ici avant que les éléments ne se soient «renchaînés». Mais non, ça n’est pas possible ? Mais si, c’est Jeanne qui arrive en courant comme une dératée. Que se passe-t-il encore ?
Jeanne, une femme d’une cinquantaine d’années, fit irruption dans le salon et se dépêcha d’expliquer son intrusion inopinée à sa coiffeuse… et aux autres par la même occasion, certains debout près des deux bacs, d’autres assis devant les miroirs, ou devant la caisse…
Le salon avait pris en quelques minutes des allures de foyer d’hébergement !
- Léa, c’est horrible ! On vient de retrouver le corps de Germain.- Quoi ! Que dites-vous Jeanne ? Comment ça le corps ? Mais où ?
- De quel Germain parlez-vous demanda Madeleine ?
- Mais de Germain Mourot le psy…
- Quoi ! s’exclamèrent en chœur les personnes présentes, à l’exception d’Auguste qui attendait patiemment que Léa veuille bien finir de s’occuper de lui…
- Oui, reprit Jeanne, ils l’ont retrouvé en bas de l’une des falaises de Gohapin tout à l’heure. Il paraît que ça faisait au moins trois jours qu’il était là, mort.
- Gohapin ? demanda Madame Braque.
- Oui, vous savez, non loin de Poya, reprit Jeanne, là où il y a aussi des grottes peuplées de « roussettes »,
-Des roussettes ? questionna Germain…
-Des chauves-souris si vous préférez, précisa Léa d’une voix blanche.
-Romain, tout excité par l’évènement, se mit à exprimer tout haut ce qu’il pensait de cette affaire mais il avait tout d’abord besoin d’une mise au point :
- Mam, dis-moi. Le copain de papa chez qui je vais, il s’appelle bien Germain aussi non ?
- Oui, lui répondit sa mère, et même qu’il me semble bien que son nom est Mourot.
- Non, pas possible ! Mais c’est trop choc ! s’exclama Romain, je vais enfin pouvoir être tranquille, débarrassé de ce mec !
- Romain, ça n’est pas très gentil de parler comme ça de quelqu’un qui vient de disparaitre, ne put s’empêcher de dire Léa, très remuée par la nouvelle.
- Oui, sans doute ce jeune garçon est-il un peu raide dans ses propos, mais, sans aller jusqu’à souhaiter sa mort, je dois reconnaître que cette personne, soi-disant psy quelque chose, m’aura fait plus de mal que de bien renchérit Madame Braque d’un ton qui en disait long sur la rancune qu’elle nourrissait à son égard.
- C’était de lui dont je vous parlais tout à l’heure sans savoir que cette dame allait venir nous apprendre son décès.
- Mais, moi aussi je crois bien, intervint Madeleine. Sur le moment, son prénom me disait bien quelque chose mais je n’arrivais pas à me le remettre en mémoire.
Quand je vous disais Léa que je n’allais pas bien ces temps-ci ! Et puis ça vient de me revenir ! Oui, Mourot, c’est bien ça, Mourot Germain, celui qui ne souhaitait me traiter qu’à coups d’antidépresseurs, en voilà un que je ne vais pas regretter non plus !
- Dites donc, on dirait une grand-mère et son petit-fils ! Comme vous y allez tous les deux, Romain, et vous Madeleine! Vous semblez faits pour vous entendre.
- Mais comment est-il mort ? hasarda Auguste, assez surpris du tour que prenait la conversation.
- A ce qu’on m’a dit, expliqua Jeanne, sa tête aurait heurté un gros rocher, mais vu l’état dans lequel on l’a retrouvé, pas facile de recoller les morceaux de ce drame, si je puis me permettre…
- Fort bien, qu’il repose en paix !se contenta de dire Madame Braque en guise d’éloge funèbre !
- A propos, pour l’enterrement, ça va se passer comment ? demanda Auguste.
- D’après ce que j’ai compris, il va y avoir une autopsie car tout ça n’est pas très clair tout de même. Ensuite, Germain sera enterré.
- Oh, se hâta de dire Léa, ce sera sans doute au cimetière du sixième kilomètre ! En effet, il semblait affectionner particulièrement ce lieu. Peut-être s’y trouvait-il une connaissance à lui ? En tous cas, il m’en parlait de temps en temps comme d’un havre de paix où il aimait à venir se recueillir.
- Eh bien, maintenant, il aura tout le loisir de se reposer, pas vrai ? dit Madame Braque sur un ton quelque peu goguenard.
Ce qui était sûr dans tout ça, c’est que ce Monsieur Psy semblait faire une certaine unanimité contre lui.
Léa se hasarda tout de même à demander:
- Irez-vous à son enterrement ?
- Oh, oui, sans doute, ne serait–ce que pour voir quelles seront les personnes présentes, et si elles seront nombreuses, confia la curieuse Madeleine.
- Oui, nous viendrons aussi, dit Maud. Ca n’était pas un mauvais homme malgré tout, n’est-ce pas Madame Braque ?
- Sans doute, sans doute, reconnut cette dernière bon gré mal gré. Paix à son âme, je viendrai aussi quand même, allez !
- Mais avec ce cyclone, la cérémonie risque d’être retardée, vous ne croyez pas ? pensa tout haut Auguste, que Léa avait tout de même consenti à reprendre en mains.
- Ca, pour sûr ! Mais ils sauront bien où mettre le cadavre en attendant, au frais quoi… comme dans les films, dit Romain toujours autant dans son élément.
Léa suggéra de continuer de deviser en mangeant un petit quelque chose vu l’heure, et chacun se retrouva bien vite avec un nem dans la main, accompagné d’une boisson sortie de son petit réfrigérateur.
Elle avait aussi des mandarines et des pommes en réserve, ce qui permit à chacun de se sustenter quelque peu en attendant que le temps devienne un peu plus clément.
Les heures qui suivirent furent assez inattendues, Romain se trouvant une vraie grand-mère en la personne de Madeleine, il parla avec elle comme s’il la connaissait depuis toujours. Madeleine souriante semblait éprouver un plaisir intense à être en sa compagnie.
Quant à Madame Braque, elle était tout sucre tout miel à mesure qu’elle faisait la connaissance d’Auguste, qui lui semblait très différent de tous les hommes qu’elle avait connus jusque là, mais était-ce bien vrai… ?
Léa profita de ces moments de partage dans son salon pour s’entretenir longuement avec Maud afin d’apprendre à mieux la connaître.
Cette femme était d’une grande sensibilité et il n’était pas étonnant que, Romain lui ressemblant, il y ait eu pas mal de frictions entre eux.
Ces dialogues se poursuivirent encore de nombreuses heures, même quand l’électricité se trouva coupée pour de bon et que Léa dut avoir recours aux bougies, toujours mises de côté en prévision d’un tel désagrément.
La nuit semblait vouloir tomber encore plus tôt que d’habitude.
L’aspect surréaliste de la situation que vivait depuis plusieurs heures Coif’net trouva son apogée lorsqu’un phénomène surprenant, bien que prévisible survint.
Tout le salon entra, comme tout ce qui était alentour, dans l’œil du cyclone Léon. Ce fut un moment de calme étonnant qui succéda aux rafales de vent violent et au fracas des gouttes d’eau tombant sur le toit de tôle du garage voisin, moment qui fut mis à profit par tous les occupants de Coif’net pour sortir de ce huis clos dans lequel ils s’étaient retrouvés bien malgré eux, et chacun put constater de visu les dégâts causés par Léon : branches cassées, feuillages au sol, cartons, plastiques, tôles et autres détritus jonchant les routes menant au rond-point de N’Géa. Léon avait déjà effectué un sérieux nettoyage !
Tout ce petit monde serait bien resté dehors un peu plus longtemps si Léa n’avait pris la précaution de faire suivre sa radio à piles, laquelle émit des conseils de prudence liés à cet œil qui pouvait laisser croire que tout était redevenu normal tant le vent s’était calmé, lequel, pourtant, préparait sournoisement, un retour foudroyant qui ne se fit pas attendre.
Fort heureusement, Léa avait fait rentrer tout le monde avant ce nouveau déchaînement naturel.
En quelques minutes, le vent revint en ayant changé d’orientation, plus violent que jamais, et tous se félicitèrent d’avoir une aussi bonne fée près d’eux pour les protéger
Chacun eut alors la même idée : comment remercier Léa de ce qu’elle accomplissait chaque jour auprès d’eux, ses clients/patients, avec tant d’humanité ?
Léa ne comprit pas ce qui se passa ensuite chez elle, tandis qu’elle rinçait son petit matériel et préparait en même temps un café en poudre ou un thé à ceux qui le souhaitaient au moyen d’une bouilloire posée sur le petit réchaud à gaz de sa kitchenette… Elle vit simplement un attroupement autour de Madeleine, et ne put intercepter que des chuchotements inaudibles. Elle se sentait exclue de quelque chose que les autres partageaient visiblement avec grand plaisir.
Par la suite, elle rangea dans un coin de sa tête ce court moment d’exclusion que l’enterrement de Germain vint de toute façon éclipser.
Il eut lieu dans la dignité, ainsi qu’il est convenu de le dire en pareilles circonstances, et nombreux furent ceux venus assister à ces obsèques pour des raisons diverses et variées…
Madeleine, en grande curieuse, commença par se délecter de voir tout un tas de visages connus dans ce lieu dépouillé et austère, et passa de bons moments naviguant de l’un à l’autre en sautillant presque… jusqu’à ce qu’elle éprouve la peur de sa vie, la pauvre ! Elle qui craignait de perdre la tête fut littéralement terrorisée lorsqu’elle se rendit compte que l’homme dont elle s’était rapprochée par hasard lui rappelait de façon saisissante Germain Mourot.
Pensant avec effroi qu’elle commençait vraiment à « débloquer » elle préféra garder pour elle cette apparition inavouable mais dut se faire soigner ensuite pendant plusieurs semaines pour des problèmes digestifs importants et de l’arythmie, dont les causes demeurèrent un mystère pour son médecin traitant.
Une fois l’enterrement passé, la vie reprit son cours chez Coif’net, jusqu’à ce qu’un matin semblable aux autres, clair et ensoleillé, en arrivant sur son lieu de travail à six heures trente, comme à son habitude, Léa levant la tête, vit que son salon de coiffure avait changé de nom pendant la nuit : une superbe inscription de couleur verte, en fer forgé, fixée sur un support de marbre saumon aguichait les futurs clients d’un : AUX BONS SOINS DE LEA... Comprenne qui pourrait !

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