lundi 15 décembre 2008

Albert le pompiste.

La peur ! C’était ce qui l’avait toujours caractérisé. Déjà, tout petit dans leur maison en tôle à la Pouéo, ses frères, sa sœur et ses cousins s’amusaient à lui faire peur avec leurs histoires de Dame Blanche et de doghi.

Il avait à peine dix-huit mois et de l’entendre dire “A peur, Dame Blanche” avec son parler enfantin les faisait hurler de rire. Sa tante Marie, essayait bien de le protéger contre ces garnements inconscients mais ils répondaient qu’il était “fin mignon” quand il disait cela.
Sa mère, voulant le garder le plus longtemps possible auprès d’elle, ne l’avait que très épisodiquement mis en classe de maternelle. Il faut préciser qu’à cette époque, comme le bus scolaire passait très tôt, il ne faisait pas bon l’attendre dans la fraîcheur matinale qui s’accompagne dans toute la vallée d’un épais brouillard d’autant plus qu’Albert avait souvent la goutte au nez.
Dès le cours préparatoire, il avait eu des difficultés de comportement et d’apprentissage. Il n’aimait pas l’école où l’obligation de rester assis pendant plus d’une heure lui était un supplice. Apprendre à lire avait peu de sens pour lui, il vivait dans un monde d’oralité. Personne chez lui, ne lisait, pas même “La France Australe” le quotidien qui arrivait au village deux jours au mieux après sa parution. On apprenait les nouvelles par le vieux qui allait tous les jours travailler aux Travaux Publics de Bourail sur son vieux vélomoteur gris.
Comme un jeune chat, Albert avait petit à petit appris à reconnaître son territoire. Après être resté deux ou trois ans dans les jupes de sa mère autour de la maison et jusqu’au poulailler et au parc à cochon, il commença vers cinq ans à aller tout seul en haut de la colline pour observer le bétail et les cerfs. Au cours de sa douzième année, il tua son premier cerf chez un oncle qui avait une station à cinq kilomètres de là.
Vers quinze ans, son père ayant pu s’acheter une plate en aluminium, ils commencèrent ensemble leurs parties de chasse sous-marine mémorables.
Au début, Albert ne sachant pas nager avait eu une peur sans nom de monter dans le bateau. Aidé par son cousin Vincent de Poya, il avait appris à plonger et à piquer le poisson. Il ne savait pas pour autant nager “à la surface” ce qui était un comble pour l’excellent plongeur qu’il était devenu.
Sa scolarité en pointillé se passa à la “va comme je te pousse”. Après deux années de classe de fin d’étude et l’obtention de son certificat, il réussit à intégrer l’ERA, la “Rurale” comme on l’appelait alors. Il y trouva un peu de réconfort auprès des frères canadiens, ses professeurs d’atelier de mécanique auto. Ils le prirent en estime pour son côté astucieux et son envie de bien faire.
Cette jeunesse aurait pu paraître idyllique s’il n’y avait pas eu “la peur” et “l’alcool”.
Peur que la balle passe trop à droite du cou du cerf, peur de ne pouvoir sortir la langouste de son trou, peur de déclamer la récitation à moitié apprise devant les élèves de la classe, peur de faire des fautes d’orthographe, peur de parler aux filles, peur, peur, peur…. Toutes ces petites peurs quotidiennes le minaient sans relâche. Il n’est même pas certain qu’il en avait pleinement conscience. Il vivait dans un état de mal-être permanent qui l’obligeait à se fermer aux autres et à souhaiter une vie érémitique. Ses rares moments de quiétude relative, il les trouvait lorsqu’il arpentait à cheval le domaine ou au fond de l’océan, dans le silence absolu du grand bleu.

Probablement que toutes ses angoisses étaient le fait d’une trop grande sensibilité inopportune dans son entourage un peu rustre mais comme il n’est pas possible de choisir son milieu de naissance. Il est nécessaire de faire avec ou de le transcender si on ne veut pas avoir à le subir.

Ses premiers contacts avec l’alcool datèrent de sa dixième année. Un soir de fête, il avait eu la curiosité de goûter un verre à moitié rempli de whisky oublié là, par un tonton déjà bien éméché. Le feu de “l’Ecossaise” comme il l’appellera plus tard lui avait immédiatement embrasé la gorge mais par défi, devant l’attitude narquoise de ses cousins, il avait tout avalé.
L’état dans lequel il se sentit peu après fut malheureusement déterminant pour le reste de sa vie. Un grand apaisement, l’impression que tous les gens présents étaient devenus proches, bienveillants, et soucieux à la fois de sa respectabilité et de sa liberté.

Il ne ressentait plus ni peur ni angoisse. Des ailes avaient dû certainement lui pousser dans le dos modifiant sa perception de l’espace et du temps et le hissant au rang des élus de Dieu.
Bien étrange sensation que dans sa petite vie d’enfant relégué, il n’avait encore jamais éprouvé. Il était bien loin de savoir alors, que l’alcool agit sur le cerveau de manière différente selon les individus créant une des inégalités les plus cruelles qui soit entre les hommes de cette terre.
Avec patience, il avait attendu le Noël suivant pour essayer une nouvelle fois et retrouver cette paix intérieure quelques heures. Puis de loin en loin au rythme des différents “coup de fête”, il s’était habitué au feu de la bouteille carrée et à l’amertume de la bière.

Dès l’obtention de son CAP de mécanique auto, il avait trouvé du travail dans le garage d’une des stations service du village. Au début, il n’était là, que pour délivrer de l’essence aux automobilistes mais petit à petit, son patron, l’ayant pris sous son aile, avait, avec sa patience notoire, parfait sa formation.

A vingt ans, quand il lut sa feuille de réquisition militaire, il se décomposa. Il avait souhaité intégrer Nandaï pour rester près de chez lui, mais il se retrouvait, incorporé à la caserne Gally-Passeboc.
Nouméa, était pour lui, un autre monde. Il n’y était allé en tout et pour tout qu’une dizaine de fois.
Les premières semaines avaient été difficiles à vivre et l’alcool du Mess avait été un doux réconfort. Progressivement, il s’était fait au rythme de la garnison au sein de laquelle il continuait d’exercer son métier. Il passa tous ses permis de conduire et se retrouva fier de conduire les J7 de l’armée. Il devint l’ami de Yaël passionné de musique. Le soir, après trois ou quatre bières, ils chantaient ensemble les chansons de Brel et de Brassens. Albert découvrit ainsi la magie des mots et des sons.
C’est au cours de cette année-là qu’il rencontra la sœur d’un copain de chambrée : Johanna. C’était une jolie métisse tahitienne aux rondeurs voluptueuses.
Secrétaire à la mairie de la ville, elle était versatile et un brin fantasque. Elle fascina d’emblée Albert.

Il aima Johanna avec l’ardeur que donne les vingt ans. A la fin de son service, il fut face à un dilemme : vivre en ville avec Johanna ou reprendre sa vie de broussard.
Johanna ne voulut rien savoir, c’était Nouméa ou rien. Finalement il céda sans trop de ressentiment. Il trouva un boulot dans un garage à Ducos et s’installa avec elle dans un petit appartement du Trianon.
Au bout d’une petite année, ils se marièrent au vallon Dore, la noce fut un moment chaleureux si ce n’est qu’Albert se retrouva presque ivre mort à la fin de la nuit.

Sa nouvelle petite vie lui convenait. Tous les quinze jours, il montait à Bourail et passait son week-end avec son père et ses frères à chasser sur terre ou dans la mer. L’occasion de se désaltérer avec de trop nombreuses « Number One » ou de se détendre en compagnie d’un invité de choix : Le “Johnny qui marche”.
Johanna n’aimait pas trop y aller, elle se sentait exclue de ce monde viril et ne trouvait pas de compensation sociale valorisante auprès de sa belle-mère. A Nouméa, elle s’était fait une nouvelle amie : Susanna, une métisse wallisienne qui avait vécu en France. Elle avait de l’énergie à revendre doublé d’un charisme certain. Johanna se trouva bientôt sous son influence au point que cette dernière réussit à l’embringuer dans une troupe de théâtre.
Lorsqu’elle revenait des séances, excitée par l’énergie dispensée par tous les acteurs, elle était méconnaissable. Jaloux, Albert la suivit dans ses escapades vespérales. Au début simple spectateur, il prit plaisir à échanger et même à participer timidement aux improvisations. Un soir, alors qu’il avait bu un peu plus que de coutume, il imita le vieux Bertrand sur son vélomoteur, cela lui valut des applaudissements enthousiastes. Jamais personne ne l’avait applaudi auparavant. Il se sentit valorisé et s’appliqua dès lors à parler en appuyant son accent calédonien tout en trouvant des mots cocasses pour exprimer ses pensées.

Quelques mois après, il eut l’opportunité de prendre en gérance la station essence du Port- Despointes. Un défi à relever à deux. Albert était devenu, au gré de ses rencontres professionnelles, un excellent mécanicien auto et Johanna pouvait l’aider pour tout ce qui concernait le secrétariat et la comptabilité en général. De cinq heures du matin à vingt heures le soir, Albert s’affairait sans cesse. Il s’en sortait bien mais il n’eut plus le temps d’aller au théâtre.
Johanna trop souvent seule le soir sortit de plus en plus régulièrement au grand désespoir de son mari. Cinq ans après, elle lui apprit qu’elle avait rencontré quelqu’un d’autre et qu’elle demandait le divorce.

Pour Albert cette séparation s’apparenta à un anéantissement cérébral. Son monde écroulé, il compensa en fréquentant de nouveaux bars. Il y côtoyait d’autres hommes esseulés et en galère sentimentale comme lui. Il racontait ses souvenirs d’enfance, déblatérait sur les politiciens du moment où racontait des histoires comiques sur ses clients. Son discours imagé trouvait une oreille bienveillante auprès des habitués des “abreuvoirs” quelque peu glauques de la ville. L’alcool lui offrait à présent un autre refuge, celui de l’oubli.

Son jeune cousin Rémi, vint à la station pour l’aider et cette collaboration s’avéra sinon fructueuse du moins capable de faire tourner “la baraque”.
Il finit par rencontrer Lucienne, une fille de Boulouparis avec qui il se mit “à la colle” comme disait si bien sa mère.
Lucienne n’avait ni l’aura de Johanna ni sa beauté mais elle était travailleuse et lui fit le plus beau des cadeaux : un bébé.
A quarante ans, c’était largement temps. Ce nouvel évènement changea un peu ses habitudes. Il se mit à rentrer plus tôt à la maison pour voir sa fille Maeva. Il voua à l’enfant un amour total, inconditionnel. Il disait qu’elle était la prunelle de ses yeux et ces mots n’étaient pas vains. Il s’occupa de l’enfant comme une mère. Chaque soir, il la faisait manger puis lui racontait des histoires en la couchant. Plus tard il lui fit faire ses devoirs. Il allait chaque jour la chercher à son école. En attendant que Lucienne vienne la récupérer, il la prenait sur ses genoux. Ensemble, ils remplissaient des grilles de mots fléchés. Il avait peu à peu développé cette passion et la lui faisait partager.

Le dimanche après-midi, il l’emmenait se promener ou se baigner au bord de la mer.
Face à la mer démontée, ils comptaient ensemble les vagues.
- Si tu comptes bien les vagues et si en même temps tu regardes l’horizon, tu vas voir que la septième vague est plus grande que les autres.
- C’est même pas vrai, répondait l’enfant qui continuait malgré tout à les dénombrer voulant coûte que coûte que cela colle à la réalité comme si elle avait besoin que le réel s’emboîte parfois à ses rêves.

Quand elle était dans l’eau, toute sa joie de vivre était perceptible. Son jeu préféré était de faire la planche. Les yeux clos, elle se laissait aller à une immobilité paisible qu’elle n’acceptait que dans ces instants-là.
Elle aimait aussi mettre ses yeux au niveau de la surface de l’onde et par un mouvement de bas en haut l’agitait avec ses mains. Il se formait ainsi des bulles qui remontant à la surface, formaient en explosant un mini geyser qu’elle observait avec excitation. Laquelle d’entre-elles pouvait bien former la plus grande hampe ? C’était un challenge sans cesse à renouveler pour son plaisir.
A la baie des Citrons, avec son masque et son tuba, elle observait les rares et minuscules îlots de vie. Elle savait où les trouver et s’y précipitait. Il y avait notamment un ancien corps mort qui abritait une colonie de petits poissons bleus. Le bruit occasionné par son arrivée les obligeait à se cacher dans les interstices du béton usé. Elle cessait alors tout mouvement et attendait de les voir sortir tous en même temps. Elle disait que c’était son petit feu d’artifice à elle.

C’est à cette époque qu’il avait rencontré Germain. Albert ne jurant que par Toyota lui avait conseillé d’acheter un Land Cruiser. Le sien était d’ailleurs la meilleure des publicités puisqu’il roulait avec, depuis une quinzaine d’années et affichait au compteur trois cent mille kilomètres.
- J’ai jamais eu à soulever les jupes de cette gamine, disait-il, elle porte bien encore, n’est-ce pas? Elle a bien un peu de bourbouille sur les ailes arrière mais question de son réacteur, il continue à ronronner comme la chatte de la voisine.

Cette façon de s’exprimer avait amusé Germain et Albert était devenu son mécanicien attitré. Ce dernier se méfiait un peu du psychanalyste comme si sa seule fréquentation pouvait lui faire prendre un jour ou l’autre la Pétrolette[1]. Néanmoins une intimité virile basée sur leurs passions respectives des rallyes et des voitures en général s’était peu à peu développée.

Les années passant, Albert devenait de plus en plus dépendant de l’alcool. Chaque jour, il avait besoin de boire plusieurs bières. S’il était quasiment constamment gris, son ivresse n’était jamais agressive; au contraire, elle lui permettait d’être plus causant et plus souple dans ses relations sociales. Il ne fut jamais arrêté pour conduite en état d’ivresse. L’on aurait pu croire que la Toyota connaissait le chemin de la maison toute seule. Cependant, il refusait d’admettre son état, tout comme semblait le nier sa vieille mère. Lucienne prenait de plus en plus mal cette situation pesante, elle lui refusait sa couche, maugréait pour un rien tout en devenant la bourrelle de toute la maison. Il est probable que sans Maeva, elle aurait quitté le domicile conjugal.
L’ambiance du foyer s’alourdissant, Albert se remit à traîner dans les bars après ses journées de travail. La peur avait refait surface. Une autre sorte de phobie, celle d’être jugé. Il en vint petit à petit à boire en cachette.
Il buvait pour oublier le jugement de l’autre tout en ayant conscience que ce jugement devenait plus caustique du fait de son alcoolisme avéré. Au réveil, quand les vapeurs d’alcool s’étaient un peu dissipées, il prenait, parfois la mesure de sa déchéance et la souffrance qui en découlait lui était intolérable surtout quand il pensait à sa fille.
Alors, las de tout, il décapsulait sa première dose.

Germain voulant l’aider avait commencé avec lui un travail de prise de conscience hors divan, si l’on peut parler ainsi. Il avait avec lui de temps à autre des conversations qui sous couvert de discussions anodines devaient le faire réagir. Il lui disait notamment :
“Dans notre société, il n’y a pas, au nom de la liberté individuelle, de réels moyens de coercition obligeant un drogué à se faire soigner. Il est plus simple de ne pas le faire parce que si les addictions engendrent un problème de santé publique conséquent, en même temps elles permettent le décès de la personne plus rapidement ce qui permet d’économiser de l’argent sur les retraites. Rien de plus terrible que la petite vieille avec sa saine petite vie qui, passé quatre-vingt ans, a encore bon pied bon œil. C’est cette catégorie là de personnes qui effraie le plus les pouvoirs publics. Globalement elle coûtera plus cher que celle des fumeurs ou des alcooliques morts avant leurs soixante ans. Pas de pension et pas de frais de santé à rallonge. Nickel.”
Ou encore :
“Nous ne vivons pas en démocratie mais en ploutocratie. Les élus politiques ne sont que des marionnettes éphémères, les véritables dirigeants, ceux qui tirent les ficelles sont toujours les mêmes, c’est à dire les grandes familles fortunées. Ces gens là, ont tout intérêt à ce que le peuple ait des comportements addictifs. Ces comportements induisent certes des troubles sociaux mais inhibent à la longue toute révolte ou opposition vraie. Quelques troubles sociaux très localisés comme par exemple une main tranchée par un sabre un soir de fête trop arrosé ou un meurtre de temps en temps ne dérangent pas vraiment leur pouvoir et ne risquent pas les appauvrir. Si nous réfléchissons bien, nos meurtriers sont aussi des victimes. Cela ne date d’hier, déjà à l’époque romaine il suffisait d’avoir du pain et des jeux “panem et circenses” pour calmer le peuple, aujourd’hui on a l’alcool, le cannabis et la télé, rien n’évolue véritablement. Si tous les hommes et les femmes de notre monde étaient vraiment résolus, les choses pourraient bouger. Pour cela, il ne faut pas perdre son énergie en faisant la fête ou en buvant, il faut se poser, réfléchir, agir et réagir et surtout rester lucide et critique. C’est cela qui leur fait franchement peur : la lucidité du peuple. L’alcool, la drogue inhibe cette lucidité.”
Ce discours politico-social avait une résonance chez Albert; parfois, il pensait qu’il pourrait bien aller voir le psychanalyste pour se faire aider mais n’avait-il pas tout son temps pour cela?

Mais voilà, en ce dimanche …….Alors qu’il n’était pas tout à fait cinq heures trente Albert pénétra comme à l’accoutumée dans son magasin. Il était dans un de ses mauvais jours et fulminait tout seul à propos du rideau métallique qui était resté une fois de plus bloqué au beau milieu de son ascension. A la lueur blafarde des lampes à économie d’énergie restées allumées toute la nuit, il trouva son vieux fauteuil de bureau à roulette et s’y laissa choir lourdement.
La lumière des phares d’une grosse voiture envahit soudainement la pièce. Elle parvenait jusqu’à lui en pointillé, obscurcie ça et là par les panneaux publicitaires collés sur la vitrine.
“ Merde, ça commence déjà” pensa-t-il.
Tout en traînant la patte, il daigna sortir de son antre et pointa son nez dehors. Il reconnut la voiture de Germain.
“Ben, dis donc, vous êtes tombé du lit, ce matin M’sieur Germain.” lança-t-il au moment où celui-ci arrivait à la pompe.
Germain ne releva pas la remarque. Il se pencha pour ouvrir la trappe à essence de sa Land Cruiser afin de couper court à toute discussion.
“Mettez-en pour cinq mille francs, s’il vous plait” dit Germain d’une voix neutre.
“Pas commode le psy, aujourd’hui” pensa Albert qui était habitué à plus d’amabilité et au tutoiement de la part du thérapeute.
Sans descendre de son véhicule Germain paya en espèces et démarra après un merci du bout des lèvres.
La voiture n’avait pas encore quitté l’aire de stationnement qu’Albert alla directement dans l’arrière boutique de son magasin. Il s’empressa d’ouvrir sa première bière, la meilleure, celle qui atténuait ses tremblements.
Vers sept heures, Rémi arriva. Il fit coulisser et par la même occasion, couiner la grande porte du garage. Ce bruit familier excita la curiosité d’Albert qui sortit pour accueillir son cousin.
Dans la rue, la file habituelle des voitures du matin s’étalait tout en couleur et en bourdonnement. Son œil fut attiré par le conducteur d’une Peugeot 206 blanche standard. On aurait dit M’sieur Germain, c’était bizarre ça. Albert ne lui connaissait pas cette voiture. Alors qu’il s’approchait pour en avoir le cœur net, toute la file de voitures fit un grand bond en avant et disparut de son champ visuel. Il n’aurait pas relevé cette singularité s’il n’avait appris le soir même, le décès du psychanalyste dans des circonstances inexpliquées.

Albert fut d’emblée ébranlé par cette terrible nouvelle. Dans son for intérieur, il s’était persuadé que Germain était la seule personne qui aurait pu l’aider à sortir de son abîme.
Pourquoi Germain et pas quelqu’un d’autre ? Probablement parce qu’instinctivement il savait que le thérapeute avait lui aussi une blessure profonde et vive. Une blessure qui serait à même de générer de l’empathie, créatrice elle-même d’un désir de changement. Il parlait de changement et non pas de guérison parce qu’il continuait à nier son état égrotant.

Il n’eut ni le courage ni l’envie d’aller aux obsèques mais voulut malgré tout passer à la morgue. Il trouva le panneau où étaient écrits les noms des défunts. En y lisant le prénom de Germain, il s’était dit que la mort au fond c’était juste cela. Toute une vie de chien pour ne jamais voir son nom écrit sur le panneau mortuaire. Cela valait-il le coup ? Germain était là, allongé les mains jointes et les yeux clos, les traces de ses blessures étaient bien cachées et l’on n’aurait pas dit qu’il avait été heurté si durement. Il fit le signe de la croix avec l’eau bénite comme le veut l’usage et trouva une chaise vide. Une femme était là, assise près du corps. Elle ne cessait de lui toucher les mains à tel point que cela l’écœura. Albert ne la connaissait pas. Il se rendit compte qu’en fait, il ne connaissait ni la famille du défunt ni ses relations ici présentes. Cela le gêna et il décida de ne pas s’attarder. Il se sentait comme un voyeur ou un spectateur de Kho-Lanta. Cette observation forcée du malheur des autres, lui renvoya soudainement toutes ses angoisses et il eut envie d’un bon verre de whisky pour se remettre. Une chose, pourtant lui parut étrange, les mains de Germain étaient poilues, très poilues même, alors qu’il était sûr du contraire pour les avoir observées de très prés quand ils trifouillaient ensemble dans le moteur de la Land Cruiser. Il sortit de la pièce glaciale et se retrouva bientôt à rouler dans sa vieille Toyota en direction de la vallée des colons.

Les trois whiskies pris au bar « Chez Lulu » n’avaient pas suffit à calmer l’angoisse d’Albert. Il passa à la station, pour dire à Rémi qu’il rentrait chez lui. Il était à peine dix-sept heures quand il ouvrit la porte de son appartement. Maeva était déjà là, en plein travail d’école. Il l’embrassa rapidement mais au rictus qu’elle fit quand il approcha ses lèvres de son visage, il comprit qu’elle savait qu’il avait encore trop bu. Penaud, il alla s’asseoir sur son fauteuil et alluma la télévision qu’il n’écouta pas. Il prit son carnet de mots fléchés et l’oubli le fit disparaître de la surface de cette terre.

Quelques jours après, il fut convoqué par le notaire qui avait finalisé la vente d’un bout de terrain qu’il avait à la Pouéo depuis quelques années. Deux millions furent virés sur son compte. Une belle aubaine. Il n’aurait plus à fouiller dans ses poches pour se payer ses bières et son whisky. Il se laissa complètement aller et se mit à boire de manière sempiternelle. Il existe un mot pour spécifier les gens qui sont atteints d’une maladie étrange : la géophagie : de pauvres hères psychotiques ou arriérés profonds qui dévorent de la terre mais il n’existe pas de mot pour qualifier ceux qui ont “bu” leur terre. C’est pourtant ce qu’Albert fit. Les deux millions partirent en alcool et au fur et à mesure que son compte diminuait, son ventre gonflait et son cerveau s’embrumait.
Il ne faisait plus qu’acte de présence à la station et passait une bonne partie de l’après-midi à cuver sa bière, couché sur un vieux lit crasseux au fond de la réserve. Plus aucune énergie ne l’habitait. Sa mort viendrait lentement. Il le savait mais ne faisait rien pour empêcher cet avenir inéluctable.
Il mangeait de moins en moins, maigrissait et se sentait souvent fiévreux. Une envie de vomir latente et désagréable l’habitait avec constance. Par deux fois déjà, il avait eu des malaises mais avait réussi à les cacher à ses proches.

Un dimanche matin, il eut un autre malaise plus grave. Lucienne excédée l’avait menacé de le quitter s’il n’allait pas consulter un médecin. Au bout du rouleau, il céda à sa requête et se rendit chez le Docteur Renaud dès le lendemain matin. Après une auscultation en règle celui-ci lui imposa d’aller immédiatement aux urgences pour être hospitalisé.
Le mercredi matin, Albert sortant de son état second, comprit qu’il avait entamé sa dernière ligne droite. La chambre 109 serait son dernier refuge.

Son état empirait inéluctablement. Au bout de six semaines, il ne pouvait plus se lever. Le plus impressionnant était son aspect général. Il ressemblait à son vieillard de père alors qu’il venait tout juste d’avoir cinquante-cinq ans.
A cause de la monstruosité de son ventre devenu la pire des ergastules par la douleur que celui-ci lui infligeait à chaque mouvement, il ne pouvait rester allongé que sur le dos. On aurait dit qu’il portait une sorte de ballon de baudruche géant rempli d’eau. En état de réplétion total, il semblait contenir une goutte de chacune des bières, whisky, vin et j’en passe qu’il avait consommé durant sa vie et que ces gouttes-là refusaient obstinément de quitter ce corps qui leur offrait un abri royal.

Souvent il tirait sur ses mains en écartant les doigts puis, avec application doigt après doigt, il les croisait comme si, par ce geste, il voulait prier un Dieu inconnu.
Son teint était verdâtre. Le blanc ou plutôt le jaune de ses yeux était injecté de sang. Ses paupières s’ouvraient et se fermaient lentement comme filmées au ralenti à cause de l’état semi-comateux dans lequel il se trouvait.
Son nez semblait avoir allongé du fait de la rétraction des muscles de sa bouche depuis qu’il s’était fait arracher toutes les dents pour porter un dentier qu’il ne mettait jamais. Après tout, a-t-on besoin de dents pour n’absorber que du liquide ?
Il n’était reconnaissable que par ses oreilles, certes un peu moins charnues qu’autrefois mais identiques à elles-mêmes.
La peau de ses bras pendait lamentablement par manque d’hydratation et par désertion des tissus graisseux. Seules ses jambes gardaient avec panache leur âge réel et elles semblaient être accolées à un faux corps.

Lucienne, le sachant atteint d’une sévère cirrhose, tannait les médecins pour avoir des informations qui pourraient lui redonner espoir. Ceux-ci restaient évasifs. Ils avaient peu d’espoir à cause d’une dégradation sérieuse du son cœur et de ses poumons.

La veille du dimanche fatidique, il avait avalés avec avidité, engloutis en un rien de temps, cinq cent grammes de gruyère. Peut-être pressentait-il que, pour la dernière fois, il pourrait ressentir le plaisir fugace du goût des choses. Est-ce ce dernier soupçon d’euphorie gastronomique ou bien l’intuition de “sa fin” qui lui avait délié la langue? Toujours est-il qu’il se confia à Lucienne comme il ne l’avait plus fait depuis des années. Lui racontant comment il attendait son arrivée au garage pour aller illico ouvrir le vieux frigo et décapsuler une bière qui constituait son petit déjeuner d’alcoolique. C’est la première fois qu’il lui parlait ouvertement de son problème et elle en resta bouche bée.
“Pourquoi ne m’as-tu pas dit d’aller voir un médecin ?” Lui reprocha-t-il soudain.
- Mais enfin, je te l’ai dit mille fois.
- Oui peut-être mais j’oubliais toujours.
L’oubli encore lui, le monstre tapi. Passer sa vie à oublier, est-ce la vivre vraiment ? C’est ce qu’ils pensèrent en même temps et chacun comprit dans cet ultime échange le poids de leur alliance.
Il lui demanda ensuite de laisser les fenêtres ouvertes. Elle s’en étonna. Il avait passé les semaines précédentes à insister pour qu’elles fussent bien fermées. Voulait-il par cette mince ouverture permettre à son âme de partir en paix ?
Dans l’après midi, il avait eu de la visite. Une collègue de Lucienne avec sa fille Flore charmante collégienne. Sa mère et son frère Vincent étaient venus aussi parce que le staff de l’hôpital craignant le pire avait libéré le lit à côté de lui afin que Lucienne puisse y passer la nuit.
Elle ne voulait pas rester dans cette chambre, pour justifier sa décision, dit à plusieurs reprises à sa belle-mère.
- Il récupère, vous ne trouvez pas qu’il récupère ?

Cette justification qui voulait balayer sa culpabilité, était bien inutile. La Mamy savait ce que c’était que de s’oublier au profit de l’autre et Lucienne avait fait plus que sa part.
Maeva semblait ne pas être atteinte par la gravité de la situation. Elle avait annexé la table et travaillait ardemment à un devoir de français. Elle était dans sa bulle et ne participait qu’épisodiquement aux diverses conversations. Elle n’avait absolument pas conscience de la gravité de l’état de santé de son père. Si elle avait pu imaginer ne serait-ce qu’une seconde le processus irréversible de la maladie, elle l’aurait certainement un peu plus entouré. Son attachement était authentique. Son père s’était toujours montré son meilleur allié face aux réprimandes autoritaires de sa mère.
Les dames parlaient d’école, de devoirs, de mauvais professeurs, de difficultés à concilier les horaires de travail de chacun, de retraites souhaitées mais financièrement non-permises et du malade bien sûr. Albert lui, ne semblait rien écouter. Il était là, c’est tout.
Les dames parties, l’heure de fin des visites approcha rapidement. Lucienne serra le bras de son compagnon avec une réelle mais bien pauvre affection. Sa fille l’embrassa et elles quittèrent la chambre en silence presque solennellement.
Après un début de nuit agité, Albert semblait avoir enfin trouvé un peu de repos. Au passage de l’infirmière de garde vers minuit et demi, Albert avait les yeux fermés et les mains jointes. Il avait rejoint l’oubli irrémissible.


[1] Prendre la Pétrolette : La pétrolette était le bateau qui faisait la navette entre Nouméa et l’île Nou. Prendre la Pétrolette voulait ainsi dire être interné à l’asile psychiatrique.

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