lundi 15 décembre 2008

Rosalie par M.V.

Elle se tient debout, silhouette fine et sombre, devant la foule venue accompagner Germain Mourot vers sa dernière demeure. Une chute mortelle au pied de la falaise : voilà pourquoi il avait disparu depuis plusieurs jours. Comment ? Pourquoi ? Avec qui était-il encore ? Une angoisse sourde, un désespoir lourd de questions sans réponse la taraudent. Elle en souffre depuis si longtemps... Machinalement, elle continue de serrer les mains. Depuis une heure, stoïquement, elle entend : « Mes condoléances, madame… ».


Salaud, va mourir, tu fuis encore. Va pourrir avec tes mensonges. Finalement, c’est aussi bien comme ça. Je n’en souffrirai plus. Je ne saurai jamais. Au moins, m’aimais-tu ? Mais je délire ou quoi ? Germain, hniminang, mon amour, qu’as-tu fait, que t’est-il arrivé ? Tous ces gens dans cette église… Est-ce normal que j’en connaisse si peu ? Tant d’années près de toi pour voir tant d’inconnus sortir de l’ombre. Ils me dévisagent. Oui, c’est moi, la veuve. Regardez-moi bien, vous ne verrez pas une larme. Il était une fois Rosalie, ci-gît l’homme de ma vie.

Mais qu’est-ce que je vais devenir, mon Dieu, qu’est-ce que je vais devenir ?

Thanatesi. Ta mort n’est qu’un signe des ancêtres. Ils n’aiment pas le désordre, il ne faut pas que le malheur s’abatte sur nous. Alors ils t’ont puni. Accident ou suicide, c’est un message aux vivants. Tu pars, un autre naît. La vie, la mort, chez nous, ce n’est qu’un voyage d’un monde à l’autre. Mais je sais. Je sais bien ce qu’ils pensent, tous. Qu’on n’était pas fait pour vivre ensemble. Que les sangs ne se mêlent pas comme cela. Que j’aurais dû rester avec Lucien.
Il y a des règles, j’aurais dû les suivre. J’avais vingt ans. On m’avait choisie parce que cette alliance arrangeait bien les choses entre nos deux clans. Lucien… Son sourire, son bonheur, sa fierté d’homme achevé parce qu’enfin marié. Il rayonnait le jour de notre mariage. Il devenait chef de famille. Toutes ces heures debout, toutes ces paroles bues, l’émotion tangible des grandes célébrations. Le tro, la coutume. « Cette fille sera le feu, le foyer. Elle sera aussi le banian où s’abriter quand il y a le soleil». C’était une journée magnifique, comme un écrin à notre union. La mer nous aveuglait de son bleu turquoise.
J’y croyais, oui, j’y croyais. Ekölöini ! Je pensais qu’ayant grandi ensemble, on pourrait s’inventer un autre chemin que celui des vieux. Mais Lucien, il ne comprenait pas. Je ne voulais pas de cette voie toute tracée... Il aurait pourtant suffi de se laisser porter. J’avais un rôle défini, une place dans la société, une identité toute prête. Mais non, foutue conne. T’avais la liberté collée à l’âme, la rébellion viscéralement ancrée. Lucien, il voulait un enfant, toi, tu visais le diplôme. Pour quoi faire, disait-il ? Qu’est-ce que tu feras de ton papier, dans ton champ d’igname ?
Lucien, écoute-moi, pour les enfants, on a le temps. Je te promets, quand j’aurais fini mes études. Tu te rends compte, je fais partie des premières kanak diplômées ! Laisse-moi tenter ma chance. Je ne te suis pas infidèle, je veux seulement vivre autre chose que ce que ma mère a connu. Quand j’aurais décroché un boulot, quand… « Ta gueule ! T’en as rien à foutre de moi, ton boulot, tes projets, ta carrière... Je ne veux pas vivre avec ça. Et moi, hurlait-il, et moi ? ».
Lucien est amer, Lucien est en colère. Je comprends, mais je n’y peux rien. Renoncer aurait été me renier. Cette indépendance chèrement gagnée, je veux la préserver. Il boit, on se dispute. De plus en plus souvent, les coups tombent. « Arrête, je t’en prie, Lucien, non ! ». Lucien a tout oublié, il n’est qu’un homme ivre devenu fou, fou de rage. Les yeux rouges, la respiration courte, il crie, il cogne. Temps d’amour puis tant de haine. J’ai mal. J’ai fini à l’hôpital. C’est de ma faute. C’est ce qu’ils pensent tous. Que je les ai trahis. Que je n’ai pas respecté ma parole, celle des miens. Mon Dieu, pardonnez-moi si je vous ai offensé. Je l’ai quitté. J’ai fui.

Fuir… Etais-tu seul, Germain, sur cette falaise ? Qu’y fuyais-tu ? Je me sens si vide, hniminang. Ces visages inconnus comme autant de secrets inexpliqués. Sont-elles ici, mes rivales, au milieu de tous ces gens ? Non, je ne pleurerai pas. Pas devant elles. Surtout pas devant cette ‘Mireille’. Qui était-elle pour toi ? Tous ces retards impromptus pour des « urgences », ces erreurs téléphoniques bizarres… Tu murmurais son nom dans ton sommeil. Tu te cachais de moi, tu ne voulais rien me dire, pendant toutes ces années. Pourquoi ? Parce que tu ne savais qui choisir ou parce que tu ne voulais pas choisir ?

Tout. Tu savais tout de moi, mes doutes, mes rêves. J’étais une encre pâle sur un papier brouillon, appliquée à dérouler le fil de mon traumatisme conjugal et toi, tu faisais ton psychanalyste. Les vieux pensaient que mon divorce résultait d’un boucan, d’une jalousie dans la tribu. Ce n’était pas si simple. Me séparer de Lucien, c’était aussi rejeter mes racines, ma communauté. Seuls les fourbes trahissent sans remords. Je venais de rompre des engagements qui n’impliquaient pas que moi mais nos deux familles entières. Sale petite égoïste. Oui, peut-être, mais enfin j’étais libre ! Libre mais coupable d’un échec personnel et communautaire. Chez nous, l’homme est duel, il n’est jamais individu. J’ai tout transgressé : mes devoirs, mes promesses, mes filiations. En parler m’avait étonnamment soulagée. Et puis, il a fallu apprendre à oublier, à guérir. J’ai été embauchée, je tenais mon pari sur l’avenir. Les séances d’auto-décorticage ont cessé. S’autopsier le moi, le surmoi et ses dessous, de toute façon, je n’avais jamais été très douée. Après tous ces tourments, enfin, indépendance rimait avec espérance.


Devant l’autel, les couronnes de fleurs couvrent maintenant presque tout le cercueil. Le pasteur s’est tourné vers la famille de Germain Mourot. A l’arrière de l’église, un bébé pleurniche de fatigue ou de faim. Dans ce silence plombé, la foule pourtant compacte retient son souffle comme un seul homme.

Mon Dieu, le discours… C’est à moi de parler. Mais que dire ? Comment parler de toi au passé ? Le coup classique : tu n’es pas mort, tu survivras au travers tes enfants. Quelle idiotie ! Comme si cela pouvait effacer ce vide béant, cette plaie infecte qui reste ouverte... Germain, pourquoi ?
Nos enfants. Ton souffle et mon sang, à jamais liés. Germain, te souviens-tu ? Comme tu me taquinais : « Rosalie, pourquoi es-tu si inquiète ? Il viendra ce bébé. Allez, commence pas à psychoter comme les autres trentenaires. Après tout, un : tu es entre de bonnes mains et deux : ça nous laisse encore le temps de faire les travaux pratiques. J’adore la génétique appliquée ! ». Tu me basculais dans le lit et on s’ébrouait comme de jeunes chiots sur le king size tout neuf. J’aimais tout en toi : ce corps délié, ta bouche sur mon cou, le rythme de nos danses, tes fesses sous mes mains. Ton odeur... Mon Dieu, laissez-moi son odeur, laissez-moi au moins ce souvenir-là…
Qu’importaient tous les autres, ces femmes sans visage, ces hommes comme des fantômes au téléphone. Ils venaient t’arracher à notre routine paisible. Tu partais plusieurs jours « en mission ». Mais tu revenais, tu revenais toujours. J’étais celle qui, malgré tout, restait ta référence, ton ancre permanente, ton encre indélébile. Et rien d’autre ne comptait. Tu n’en parlais pas, je n’ai pas voulu savoir et risquer encore plus de me sentir menacée. Avec ses parts d’ombres et de mystères, notre histoire, finalement, sera restée inachevée…


Mes enfants, chers parents, chers amis,

Les mots me manquent pour dire le vide que Germain laisse…
Je tiens à remercier tous ceux qui nous ont appelés pour nous dire combien ils l’aimaient.
Rappelez- vous de son rire, si communicatif. De son humanité, il avait une telle capacité d’écoute et d’empathie…
Il aurait préféré, en revanche, que vous oubliiez son approche expérimentale de la planche à voile.
Souvenez-vous de sa légèreté d’être, qui frisait parfois l’ironie
Mais qui, toujours, visait à nous soulager parfois d’être nous-mêmes.
Germain, nous garderons en nous ces étincelles de bonheur émaillées dans nos vies

Je n’oublierai jamais.
Je t’aime.

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